PDF Signaler ce document 1Qu’est-ce que je fais quand j’enseigne ? Je parle. Je n’ai pas d’autre gagne-pain et je n’ai pas d’autre dignité ; je n’ai pas d’autre manière de transformer le monde et je n’ai pas d’autre influence sur les hommes. La parole est mon travail ; la parole est mon royaume.
2Mes élèves auront pour la plupart une autre relation avec les choses et les hommes ; ils construiront quelque chose avec leurs mains ; ou bien ils parleront et écriront dans des bureaux, des magasins, des administrations ; mais leur parole ne sera pas une parole qui enseigne ; ce sera un fragment d’action, un ordre, un plan, une ébauche d’action. Ma parole ne commence aucune action, ne commande aucune action qui puisse tomber directement ou indirectement dans la production ; je parle seulement pour communiquer à la génération adolescente ce que sait et ce que cherche la génération adulte. Cette communication par la parole d’un savoir acquis et d’une recherche en mouvement est ma raison d’être : mon métier et mon honneur. Je ne serai pas jaloux de ceux qui sont « dans la vie », qui ont « prise sur le réel », comme disent les enseignants mécontents d’eux-mêmes. Mon réel et ma vie, c’est l’emprise des mots, des phrases et des discours.
3Je peux parcourir le vaste champ des matières enseignées : chacune d’elles s’est suscité une manière de parler qui l’articule en elle-même, l’exprime pour moi-même et l’annonce pour un autre. Si j’enseigne les mathématiques, je deviens, dans l’acte d’enseigner, le mot qui s’épuise dans la dénomination exacte, la phrase réduite à la signification pure, le discours constructeur de la preuve, bref la parole scellée par la nécessité. Si j’enseigne la poésie, je m’approche, avec les ressources de ma prose, d’un langage qui crée et recrée la substance des présences et des correspondances par l’union charnelle du sens et de la voix. Si j’enseigne les sciences de la nature, je suis le serviteur d’un autre langage, qui dé-crit le monde, qui articule simultanément le fait et la loi, qui véhicule l’objectivité de tous mes objets et l’universalité de tous les énoncés sur le monde. Si je suis historien, j’entre dans un discours qui est né du récit et qui tend vers la rigueur d’une langue capable de transformer une trace en document, d’analyser et de relier, de reconstruire et de faire revivre. Si j’enseigne les langues vivantes, je suis au service de la pure communication, par-delà la différence des langues ; je lutte contre la différence, je cherche l’autre homme dans son autre langue et dans l’écriture de ses œuvres. Si j’enseigne la philosophie, c’est encore à l’édification d’un discours que je me dévoue, d’un discours qui ne soit plus seulement symbole comme celui du mathématicien, mais réalité ; qui ne soit plus seulement poésie, mais vérité ; qui ne soit plus fait, mais condition de possibilité ; qui ne soit plus récit, mais ordre et raison.
4L’Université, c’est l’Univers des puissances multiples du langage dans le moment de la communication du « dire ». Dès lors il est une seule chose qu’une Réforme de l’Enseignement ne peut se proposer d’atteindre : la fin du règne de la parole dans l’enseignement ! Toute réforme est réforme à l’intérieur du langage qu’une génération parle à l’autre pour lui transmettre les fruits et le mouvement de sa culture. 5Tel est le noyau de toute méditation préjudicielle à une réforme de l’enseignement en général ; le reste se construit sur cette base ; le reste : et d’abord tout ce que nous appelons éducation. C’est une véritable vie en commun qui naît autour de la communication du savoir, une vie sociétaire qui a ses règles, son esprit et son cœur ; et l’homme tout entier s’y exerce. Mais cette vie n’est pas la vie dans les métiers, dans la cité, dans le monde ; c’est une vie complète – ou du moins la vie de l’école devrait être une vie digne de ce nom –, mais cette vie est entièrement réglée par la tâche majeure de la parole et non par l’efficience professionnelle. C’est pourquoi il est exclu qu’une réforme de l’enseignement puisse se proposer d’édifier la vie sociétaire de la classe, de l’école, de l’Université à l’image des relations humaines dans la vie professionnelles ; cette vie ne peut être une anticipation ou une reproduction à échelle réduite de la vie réelle, si l’on décide d’appeler vie réelle la vie professionnelle, l’insertion de l’homme dans la division sociale du travail ; cette vie est la vie propre d’une communauté engendrée par la communication du savoir d’une génération à une autre. L’école est éducatrice parce qu’elle est enseignante, et non l’inverse