Et maintenant je suis assis sous les nuages
(Dont chacun a son repos particulier)
Hölderlin, « Âges de la vie »
- 1 . Michel de Certeau, « Écrire l’innommable », in « La Mort », Traverses n°1, Minuit, 1975, p. 12.(...)
1Les représentations les plus fréquentes de la vie humaine envisagée d’un point de vue temporel, sont analogues à la trajectoire d’un caillou qui, une fois lancé, parvient à une certaine culmination – où il semble s’immobiliser quelque peu – avant d’entamer l’irrémédiable chute qui l’amène à épuisement de son
impetus… Que l’on place la
fin (
telos) au sommet de la courbe, ou au point d’arrêt du processus, nul ne niera le caractère profondément téléologique de ce paradigme. Innombrables sont les images, les fictions, qui utilisent ce schéma d’un début, d’un milieu et d’une fin, pour donner une idée de ce que l’on nomme aussi, bien souvent, « le chemin de la vie ». Pensons, par exemple, à l’
Allégorie de la prudence du Titien commentée par Panofsky dans ses
Essais d’iconologie. La vie est rythmée par les trois temps de la croissance, de la maturité et du déclin. Et sans doute, cette manière de se représenter la chronologie de l’existence humaine n’est-elle pas seulement occidentale. Michel de Certeau illustre un article sur la mort, « Écrire l’innommable », d’une représentation issue du
Livre des Morts Égyptiens, où la vie humaine est figurée comme une courbe ascendante puis descendante qui commence par l’enfant (l’Hirondelle) pour finir par « le Terminal » (le Héron) avec à son sommet « Le victorieux » (le Faucon) et « le maître de l’éternité » (le Faucon d’or)
1. Collectionner toutes ces représentations (qui sont fréquentes dans l’imagerie populaire), serait un travail infini. Le chemin de notre vie semble inévitablement se présenter comme un double escalier lent et périlleux à gravir et plus ou moins rapide et accidenté dans la descente. Tel est notre pèlerinage, tel paraît être notre destin.
- 2 . Rhétorique, livre 2, chapitre 12, 13, 14.
- 3 . Ibid., chapitre 13. Texte établi et traduit par Médéric Dufour, Paris, Les Belles Lettres, 1932.(...)
- 4 . Ibid., chapitre 14.
2J’appellerai ce schème : « schème téléologique » ou « schème aristotélicien ». On en trouve, en effet, le condensé le plus remarquable dans un passage de la
Rhétorique où le Stagirite étudie les variations des caractères en fonction de l’âge
2. Il faut, en effet, pour le rhéteur, savoir approprier son discours à un public jeune ou âgé. Il lui faut donc pour garantir l’efficace de son discours connaître les caractéristiques de la jeunesse et de la vieillesse. Le milieu de la vie, selon la conception aristotélicienne, est alors une position médiane, la position triviale de celui qui n’est plus jeune sans être encore vieux. Dans la
Rhétorique, le milieu de la vie –
acmé – se situe vers 49 ans (du point de vue de l’âme, en ce qui concerne le corps l’
acmé se situe de 30 à 35 ans – les deux maturités ne coïncident donc pas). L’acmé est l’âge qui est également éloigné des extrémités de la jeunesse et de la vieillesse, vicieuses en ce qu’elles comportent d’excès caractériels. Aristote traite en effet des âges de la vie en rapports aux passions et aux caractères, aux
éthoi. La jeunesse comporte une chaleur excessive semblable à celle des gens pris de vin. La vieillesse, en revanche, est refroidie. Vieillesse et jeunesse sont donc toutes deux excessives, mais elles s’opposent radicalement dans leurs caractères : les vieux « sont craintifs et enclins à s’effrayer d’avance ; l’âge les a mis en une disposition contraire à celle des jeunes gens ; ils sont refroidis ; ceux-là sont chauds… »
3. L’
acmé est la période du juste milieu, et donc celle d’une excellence possible pour les
acmazontés, les hommes d’âge mûr.
Acmé signifie donc : force de l’âge, maturité, maximum de la puissance physique ou intellectuelle, juste milieu entre les défauts de la jeunesse et du grand âge. « Pour parler en général, écrit Aristote, toutes les qualités utiles que la jeunesse et la vieillesse ont séparément, la maturité les possède réunis ; mais par rapport aux excès et défauts, elle est dans la mesure moyenne et convenable »
4. L’
acmé possède le meilleur de la jeunesse qu’elle conserve, d’une certaine manière, et le meilleur de la vieillesse qu’elle annonce : force et sagesse, par exemple. En revanche, elle se tient au maximum éloigné de ce que ces deux âges comportent d’excès, par exemple l’emportement ou la frilosité.
- 5 . Voir Physique IV.
- 6 . Critique de la Raison Pure A 143, B 183. François Fédier rapproche cette thèse kantienne d’un pass(...)
- 7 . « Ce qui permet de différentier le Milieu du centre, c’est que le centre est inconcevable sans con(...)
3Cette conception aristotélicienne est sans doute liée à une conception du temps « nombre du mouvement »
5, temps qui passe avec l’ensemble de ce qui se meut, ciel et terre, cosmos. C’est aussi une conception qui s’enracine dans une perspective biologique et médicale. De ce point de vue, la vie s’inscrit dans un processus organique de développement puis de dégénérescence. Toute philosophie n’est pas soumise à ce schéma. Car la philosophie n’est pas
toute aristotélicienne. Kant lui-même nous apprend que le temps « ne s’écoule pas », mais que « s’écoule en lui l’existence de tout ce qui change »
6. Dans ce temps qui ne s’écoule pas, la vie cependant s’écoule. Le temps kantien est « hors de ses gonds », comme l’a suggéré Deleuze. Il n’est plus fixé à la grande roue cosmique, il n’est plus « nombre du mouvement ». Cependant, l’anthropologie du Chinois de Königsberg reste profondément orientée par une téléologie des âges. Le temps ne s’écoule pas, mais il nous engouffre. Chronos est toujours ce « cormoran qui dévore tout » qu’évoque le Roi au début de
Peine d’amour perdu de Shakespeare. Heidegger semble faire exception. « Pourquoi dit-on que le temps passe et non pas que le temps naît ? » demande-t-il quelque part. Et comment pourrait-on se représenter un temps qui naît ? N’est-ce pas un temps, justement, qui échapperait à la représentation ? Un temps qui ne passerait pas ne serait pas représentable. Le schème aristotélicien se prête, au contraire, fort bien à la représentation, d’où, à n’en pas douter, sa fortune iconologique. Un temps qui naît n’est en tout cas pas un temps qui nous engloutit. Ne revenons pas sur les infinis contresens concernant l’» être-pour-la-mort » que ne définit pas essentiellement un dévalement vers la mort. L’être-pour-la-mort, au contraire, ne cesse pas de naître avec le temps –, quand il parvient à épouser le temps et à se déprendre du ressentiment contre le temps et son « il était ». Relisons le commentaire heideggérien de Nietzsche dans
Qu’appelle-t-on penser ? Celui qui naît avec le temps se tient en un Milieu de la vie (
die Mitte) qui ne peut se confondre avec un centre ou une
acmé 7.
- 8 . Éric Deschavanne et Pierre-Henri Tavoillot, Philosophie des âges de la vie, Grasset, 2007. Ainsi l(...)
- 9 . « Notre vie n’a jamais de fin, comme notre champ de vision est sans frontière », Tractatus logico-(...)
4Une histoire des bouleversements du schème téléologique serait nécessaire et elle ne sera qu’esquissée ici. On trouvera des éléments importants de réflexion dans la
Philosophie des âges de la vie récemment parue
8. Il faudrait avoir le temps de montrer que ce schème s’est bien souvent « enrayé ». Il comporte une difficulté, voire une impossibilité essentielle, ne serait-ce que parce que les deux extrémités de notre vie échappent à toute aperception. Comme le remarque Wittgenstein, on ne perçoit pas davantage le commencement et la fin de notre vie que les deux bords de notre vision
9. Nous sommes au milieu de notre vie, comme nous sommes aussi au milieu de notre champ de vision. Ce pourquoi, d’ailleurs, nous pouvons assez facilement nous considérer immortels. Car nous nous situons, d’une certaine façon, toujours au milieu de la vie, dans le mi-lieu de la vie. Ce pourquoi, nous pouvons, ici, écrire « milieux » au pluriel. Car les milieux sont innombrables. Ce ne sont pas des centres. En fait, exister ne se résume pas en un parcours qui permet d’atteindre une maturité,
télos du développement, pour dégringoler ensuite vers notre terme – même si cette représentation comporte évidemment quelque chose de « vraisemblable » et donc de prégnant. Tentons, un moment, de nous en déprendre.
- 10 . Logik, G. W. 12 42/27, III 83/4. À rapprocher de : « Là où est parvenu un homme, je peux connaître(...)
- 11 . « Un tout (olon) c’est ce qui a un commencement, un milieu et une fin », Aristote, Poétique, 1450(...)
- 12 . Pierre Jean Jouve, Poèmes de la folie de Hölderlin, avec la collaboration de Pierre Klossowski. Av(...)
5Le paradoxe du milieu, zone d’équilibre, est qu’il est aussi le point catastrophique de basculement vers l’autre extrémité. Comme l’écrit Hegel dans la
Science de la Logique : « La plus haute maturité et le plus haut niveau que peut atteindre n’importe quoi sont ceux où commence son déclin »
10. Je voudrais ici contester cette
intrigue. C’est bien par le milieu qu’une intrigue se noue et se dénoue : début-milieu-fin, telle est la matrice de tout récit
11. Mais il y a peut-être
une vie, en un sens non aristotélicien, ni hégélien, ni ricœuréen, qui comporterait des milieux non catastrophiques, des plages d’intensité, au contraire. En tout cas, le milieu de la vie n’a jamais été unanimement envisagé comme cette perfection que l’on nomme aussi « maturité ». Loin d’être cette période d’
acmé qu’Aristote décrit dans sa
Rhétorique, le milieu de la vie, les milieux de la vie, sont des césures, des suspensions, des lignes de ruptures... Zones obscures et de grand danger. C’est ce que dit Hölderlin dans son poème que je citerai ici dans sa langue, puis dans la splendide traduction de Pierre Jean Jouve et de Pierre Klossowski
12 :
6Hälfte des Lebens
Mit gelben Birnen hänget
Und voll mit wilden Rosen
Das Land in den See,
Ihr holden Schwäne,
Und trunken von Küssen
Tunkt ihr das Haupt
Ins heilignüchterne Wasser.
Weh mir, wo nehm ich, wenn
Es Winter ist, die Blumen, und wo
Den Sonnenschein
Und Schatten der Erde?
Die Mauern stehn
Sprachlos und kalt, im Winde
Klirren die Fahnen.
7Moitié de la vie
Suspendue avec des poires jaunes
Remplie de roses sauvages,
La terre sur le lac.
Et vous merveilleux cygnes ivres de baisers
Trempez la tête dans l’eau sainte et sobre
Malheur à moi ! où les prendrai-je moi
Quand ce sera l’hiver, les roses
Où le miroir du soleil
Avec les ombres de la terre ?
Les murs s’élèvent sans parole et froids
Et les enseignes grincent dans le vent
- 13 . Nel mezzo del cammin di nostra vita / mi ritrovai per una selva oscura / ché la diritta via era sm(...)
8En fait, le milieu de la vie a bien souvent été perçu comme une époque de basculement et de risque (et cela bien avant la psychologie d’aujourd’hui et sa fameuse « CMV » – « crise du milieu de la vie »). Dante nous avait prévenus, au début de son poème, que le milieu de la vie peut être une
selva oscura 13.Le poème de Hölderlin fait signe lui vers le caractère littéralement « catastrophique » du Milieu de la vie. La césure se situe exactement entre les deux strophes du poème comme une ligne de partage des eaux. On verse alors de la splendeur étale de la première strophe (un
milieu, au sens où nous allons l’évoquer plus loin : une suspension du temps) dans l’autre moitié (
wilde side) où les enseignes grincent dans le vent, années d’hiver…
- 14 . Georges Lapassade, L’Entrée dans la vie, Paris, Minuit, 1969.
- 15 . Dans un ouvrage curieux de Diderot que Barthes a lu : la Réfutation d’Hélvétius.
- 16 . Roland Barthes, « Puer senilis, senex puerilis », figure inédite des Fragments d’un discours amour(...)
- 17 . Ibid., p. 614.
9Multiples sont les traces de contestation du schème téléologique dans notre tradition. Déjà Rousseau proclame qu’il y a une perfection propre à chaque âge. Il y a un « enfant fait » qui ne manque de rien, et que l’adulte défiguré par la socialisation peut bien envier. Mais le renversement va véritablement s’opérer au xx
e siècle quand Freud, par exemple, évoquera le contraste affligeant entre l’intelligence rayonnante de n’importe quel enfant moyennement doué et la médiocrité commune des adultes. Georges Lapassade, et toute une époque, est ensuite venu dire que l’enfant est « le père de l’homme ». La critique de la maturité (« la maturité n’est qu’un masque »
14) et donc du juste milieu aristotélicien, maintient cependant, à mon sens, le
développement comme soubassement nécessaire de toute vie humaine. La critique de la maturité renverse simplement le schème du développement en l’interprétant comme une déchéance. On peut valoriser l’enfance par rapport à l’âge adulte, mais cela n’explique pas qu’il puisse y avoir des « enfants-vieux » et de « jeunes adultes », comme l’écrivait Diderot avant Barthes
15. Dans un fragment inédit du
Discours amoureux, se trouve un texte extraordinaire (que cite ici même Joëlle Strauser) où RB a recours à Freud pour redire que l’» amour n’a pas d’âge » même si la doxa le déclare toujours jeune par souci d’eugénisme
16. Le sujet amoureux, comme le sujet pensant, peut-être, n’a pas d’âge. C’est la société qui
veut les âges. Donc, il n’y a « pas de plus grand désordre social que des âges flous, indifférenciés, réversibles : innommables, inclassables ; pas de plus grande subversion que de vivre et de penser contre la division des âges, de permuter librement les rôles humains, de retrouver l’adolescent dans le vieillard, l’enfant dans le mâle adulte, et de vouloir substituer aux degrés de la pyramide humaine l’image d’un sujet
tenu (
uno tenore), qui ne pourrait se diviser que de lui-même,
de l’intérieur, et qui aurait la même existence, de la première seconde de sa naissance à celle de sa mort »
17. Barthes nous explique en quoi il nous appartient de contester, au moins dans le temps de l’amour, le schéma aristotélicien : c’est qu’il fait peser sur le sujet humain la contrainte la plus lourde qui soit. Et de manière subtile, à sa manière, il nous indique que cette contestation peut elle-même être contestée, et qu’un sujet peut parfois prendre plaisir à retrouver son âge, à « faire son âge » en un sens profond qui n’est pas seulement d’apparence. Bref, il s’agirait, en s’orientant selon l’éthique de Barthes, de parvenir à
jouer avec cette chose la plus grave qui soit : « l’âge », c’est-à-dire, en fin de compte (c’est le cas de le dire), avec le vieillissement. Prendre des
aises avec son âge signifierait être capable de dire (et de sentir), à la fois, qu’on l’a et qu’on ne l’a pas. Il n’y a pas de honte parfois à se re-territorialiser sur son grand âge, ne serait-ce que pour lui dire (en clignant de l’œil) : « nous voici ! »
- 18 . Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues, Flammarion, 1977, p. 38.
- 19 . Ibid., p. 19.
10Il n’y a pas lieu, alors, de renoncer aux milieux et à ces midis qui parsèment la vie et l’éclaircissent comme des oasis. Et cela, cette dimension vitale du milieu, c’est peut-être la pensée de Deleuze qui nous permet le mieux d’y accéder. « Milieu » est en effet un thème deleuzien qui s’excepte totalement aussi bien du schème téléologique que de son retournement rousseauiste et post-moderne. Le milieu, pour Deleuze, n’est certainement pas un centre défini par son égale distance à des limites, à des extrémités. « Le milieu n’a rien à voir avec une moyenne, ce n’est pas un centrisme ni une modération. Il s’agit au contraire d’une vitesse absolue… »
18. Le milieu, c’est
là où ça pousse, là où la vie prend et s’étend en plateaux dont les confins restent flous. On peut aussi les appeler des
plages. Par exemple : « C’est stupide de se demander si Sartre est au début ou à la fin de quelque chose. Comme toutes les choses et les gens créateurs, il est au milieu, il pousse par le milieu »
19. Et ce milieu est aussi un Dehors : « Sartre, c’était notre Dehors, c’était vraiment le courant d’air d’arrière cours, un peu d’air pur, un courant d’air même quand il venait du Flore. » Voilà : il s’agit de
capter (plus que de comprendre) un courant d’air pur qui vient du dehors : c’est là le « milieu » qui convient, à
tout âge.
- 20 . Philippe Sollers, La Divine comédie, Paris, Desclée de Brouwer, 2000, p. 18.
11Le « milieu du chemin de notre vie », ce peut donc être chaque moment – chaque moment qui ne passe pas. « Le milieu du chemin de la vie, de notre vie, écrit Sollers commentant Dante, c’est quelque chose qui peut être représenté comme permanent, et non pas seulement se produisant à tel ou tel moment du temps. Ce milieu au sens fort du mot –
mezzo – c’est là où l’on peut toujours s’égarer, toujours se perdre, toujours se tromper à nouveau, toujours recommencer la même histoire, toujours être surpris par l’enfer, toujours oublier ce qu’il faudrait atteindre : un autre état du corps lui-même. »
20. Quel paradis dans cet enfer ! Le milieu de la vie est l’accès toujours possible à force de chance, de chant, de littérature ou de prière, à un hors temps ou Temps véritable, temps « hors de ses gonds », libre de tout ordonnancement, temps du dehors, ou, plus simplement, « un peu de temps à l’état pur »…
- 21 . Deleuze et Guattari, Milles Plateaux, p. 339.
- 22 . Ibid., p. 340.
- 23 . Gilles Deleuze et Claire Parnet, op. cit., p. 41.
- 24 . Et sans doute s’agit-il là encore d’une radicale contestation de l’éthique aristotélicienne, car,(...)
12Prendre la vie par le milieu, ne serait-ce pas, d’ailleurs, littéralement,
méditer ? Comme l’amour selon RB, la méditation « opère une sorte de levée magique de l’âge ». La vie est le milieu –
meditullium – espace intermédiaire sous l’» arche du Rien ». « L’immanence : une vie ». Et il n’y a pas de milieu de la vie. Prendre les choses par le milieu, c’est devenir, passer entre, se faufiler : « les jeunes filles n’appartiennent pas à un âge, à un ordre ou à un règne : elles se glissent plutôt, entre les ordres, les actes, les âges, les sexes »
21. Nous aboutissons alors à une sagesse toute nouvelle : « Savoir vieillir n’est pas rester jeune, c’est extraire de son âge les particules, les vitesses et lenteurs, les flux qui constituent la jeunesse de
cet âge »
22. Tenir le milieu, c’est se déprendre du schème téléologique et du « tranche-âge » sociétal. « Il y a un devenir-vieux qui définit les vieillesses réussies, c’est-à-dire un vieillir-vite qui s’oppose à l’impatience ordinaire des vieillards, à leur despotisme, à leur angoisse du soir… Vieillir vite, d’après Fanny, ce n’est pas vieillir précocement, ce serait au contraire cette patience qui permet justement de saisir toutes les vitesses qui passent »
23. Ici, Deleuze, Fanny Deleuze et Claire Parnet renouvellent l’antique souci du savoir vieillir
24.
- 25 . «Le moi pensant est sans âge », Hannah Arendt, Journal de pensée, t. 2, Seuil, 2005, p. 859. Et :(...)
- 26 . Maria Tsvetaieva, Carnet, p. 222.
- 27 . « Ce que la vieillesse requiert, quand elle le peut, c’est précisément une Rupture, un Commencemen(...)
- 28 . Gilles Deleuze, Critique et Clinique, p. 143.
13Il s’agit maintenant de « prendre l’âge » comme on se saisit d’une monture, d’un tigre par exemple, et surtout pas de « prendre de l’âge » comme on se charge d’un fardeau. « Pourquoi dit-on que le temps passe et pas que le temps naît ? » demandait Heidegger. Et nous comprenons mieux maintenant cette question.
Prendre l’âge, c’est entendre le temps comme naissance, et s’entendre comme temps naissant. À la CMV de la psychologie, nous opposerons donc l’ERM de Nietzsche, le grand penseur des Milieux :
Éternel Retour du Même, vie finie-infinie,
ritornello –
uno tenore. Le moi
pensant-aimant est sans âge. On le rejoint par le milieu, en
méditant 25. Éros est sans âge. « L’amour est une faille dans le temps »
26. Le Milieu est sans âge – le Milieu est constant. À chaque instant, donc, il convient de saisir la chance de naître à nouveau
27. Innocence du devenir, d’un « devenir-enfant » qui n’est pas une retombée en enfance : « “Un devenir enfant” qui n’est pas moi, mais cosmos, explosion de monde : une enfance qui n’est pas la mienne, qui n’est pas un souvenir, mais un bloc, un fragment anonyme infini, un devenir toujours contemporain »
28. À chaque moment, « je » peux avoir tous les âges (« tous les noms de l’histoire, c’est moi »).
Acmé du bébé,
acmé du vieillard. Toutes ces formules répercutent en écho l’exaltation de qui est parvenu, ne serait-ce que dans une certaine mesure, à se faufiler sous les pattes de ce lourd éléphant (à trois pattes) : jeunesse, âge mûr, vieillesse – les trois temps officiels de l’existence humaine.
- 29 . Nietzsche, « Le voyageur », Humain trop humain.
14La vie est toujours au mi-lieu – « mille Milieux de la vie » –, et il n’y a pas de milieu de la vie, c’est ce que nous enseigne « la philosophie d’avant-midi » du Voyageur
29. Il nous faut alors apprendre à évoluer (ou à in-voluer) ainsi d’oasis en oasis, en renonçant à toute idée de but et de progression :
a-téléologie nomade.