La tradition médicale et plus particulièrement la clinique psychiatrique et psychanalytique entretiennent depuis la fin du xix
e siècle une idée tenace qu’il n’est pas inutile d’interroger. Cette idée, en partie héritée de l’hédonisme platonicien, de l’idéalisme kantien et du positivisme cartésien, se fonde sur la conviction que le plaisir lié aux drogues est un plaisir strictement négatif, le contraire de la douleur, l’inverse du déplaisir, bref que le plaisir peut se réduire à une sensation agréable et quantifiable qui découle de l’apaisement d’une tension insupportable ou gênante, voire de sa totale disparition. Défini et structuré par le logos de la science médicale avant tout, puis par celui de la théorie des pulsions revisitée par le dogme du désir insatiable entretenu par un inconscient vide s’abîmant à l’infini dans la quête illusoire d’un objet troué, le plaisir lié à l’usage des psychotropes s’interprète encore aujourd’hui, au mieux, par beaucoup de cliniciens et d’intervenants spécialisés comme une jouissance mortifère, simple avatar de l’automédication qu’il s’agit de révéler par la cure, ou encore comme le résidu inévitable de la prescription médicale, au pire, par l’appareil judiciaire et répressif comme un vice pervers que la morale et la loi pénale réprouvent.
2Or, cette conception restreinte et réductrice du plaisir ne résiste pas à la critique, historique, anthropologique et philosophique entre autres, pour peu que l’on veuille bien accorder quelques crédits à ce que d’autres disciplines et champs de pensée non « cliniques » ont tenté d’expliquer, de décrire et de conceptualiser à propos du plaisir, dans un passé, il est vrai, lointain et révolu, mais cependant toujours vivant et actualisé par certains auteurs contemporains.
3Que ce soit l’anthropologie et ce que cette dernière nous enseigne sur l’opposition entre sacré et profane en décrivant le rituel collectif organisé de la
théophagie ou celui de l’
hiérophanie, ou la philosophie qui inaugure au v
e siècle avant l’ère chrétienne avec Aristippe de Cyrène, disciple de Socrate, la première école ayant pour préoccupation la question du plaisir positif en le recommandant, puis plus tard avec les Stoïciens qui s’en défient, Aristote et Platon qui prétendent mettre le plaisir à sa juste place et enfin Épicure qui oscille entre hédonisme pur et une certaine apologie de l’eudémonisme (
eudémonia, bonheur), sans oublier l’histoire qui témoigne de l’évolution et de la variation constante des représentations sociales qui traverse les civilisations, on le voit, la question du plaisir déborde largement les catégories cliniques évoquées plus haut.
4Pour la seule philosophie, l’on retiendra surtout que la thèse hédoniste de l’école cyrénaïque d’Aristippe conçoit le plaisir
(hédonè) comme le bien suprême immédiat et à portée de tous, c’est une
évidence constatée et indéterminée,
irruptive et radicale, qui ne demande pas de préalable et s’obtient dans un mouvement d’autosuffisance sans la nécessité du
logos et de ses représentations. De cette thèse, Platon en retiendra que le plaisir est effectivement un mouvement mais un mouvement ordonné qui ne se réduit pas à l’absence ou à la suppression de la douleur (plaisir négatif), il est aussi un état positif, essentiellement bon, raison pour laquelle le plaisir est situé en cinquième place dans l’énumération des éléments dont se compose le souverain bien. Cependant, à la différence de son prédécesseur pour qui le plaisir était une fin en soi identifiable au bien, pour Platon, le plaisir est une
évidence conquise, car le plaisir engendre des simulacres, des illusions que seul le
logos permet de clarifier ; c’est une essence (
ousia), une norme et donc seulement un moyen parmi d’autres capable de fonder une éthique et une pensée indispensables pour parvenir à la sagesse (
sophia).
5Quant au plaisir lié aux drogues, le
phármakon nepénthes, fondamentalement instable, nous rappelle, en filtrant depuis l’antiquité, qu’il était considéré à la fois comme une
panakeia bienfaisante (remède universel) et un Janus aux deux visages représentant le remède ou le poison, l’un et l’autre étant en définitive déterminés par les hommes et leur culture. Ainsi, le bonheur, l’
eudaimonia du
phármakon vanté par nombre d’auteurs et personnages illustres ou mythologiques, a-t-il occupé pendant plus de deux millénaires une place et une fonction importante dans la pensée et le langage des récits mythologiques comme dans les vers de la poésie ou encore les chants d’inspiration dionysiaque, avant de se diluer pour se dissoudre définitivement dans l’idéologie pathogène et thanatogène du
toxikòn,paradigme contemporain récemment arrimé à son signifiant maître de « manie ».
6On peut donc légitimement se demander pourquoi la conception juridico-médicale, figure bicéphale et un peu chimérique, osons le dire, de l’usager délinquant et souffrant, tiraillé à son insu par la dyade manque-dépendance, a-t-elle pu s’imposer tardivement et si massivement, mais aussi si rapidement dans les pratiques psycho-médico-sociales au point d’en constituer aujourd’hui la source même d’une idéologie sanitaire et sécuritaire pour le moins douteuse ?
7Dans la foulée de ce questionnement et en filigrane, on ne manquera pas naturellement de découvrir et d’évoquer, tel un palimpseste, que la notion de plaisir s’est déclinée selon des modes très variés au fil du temps, oscillant périodiquement entre un hédonisme radical et un
anhédonisme ascétique souvent quasi religieux. Aussi, au sein de cette séquence temporelle marquée tantôt par le plaisir positif lié au
phármakon, tantôt par le plaisir négatif induit par le
toxikón délétère, il y a à la fois un saut épistémologique, un basculement séméiologique ainsi qu’une métamorphose radicale des pratiques et des représentations sociales liées à la question du plaisir articulé aux drogues. Plus encore, ces diverses charnières constituent à chaque fois une rupture ontologique et phénoménologique située dans le temps et repérable dans l’évolution et les glissements sémantiques, et ce, particulièrement à trois moments historiques qui nous semblent déterminants : le passage du polythéisme au monothéisme chrétien, l’invention du médicament à l’ère du libéralisme économique, et enfin l’avènement de la notion de
sujet. Trois moments, mais aussi trois événements qui auront une portée décisive dans la question du plaisir lié à ces objets complexes que nous appelons « drogues ».
Le passage du polythéisme païen au monothéisme chrétien 8Depuis les travaux de Georges Dumézil
1, on admet que l’armature du polythéisme est une tripartition comprenant les trois fonctions fondamentales suivantes : la souveraineté magique et juridique, l’action guerrière et la fécondité. Cette classification se retrouve autant dans la mythologie que dans la littérature sacrée ou les différents modèles de vie collective élaborés par la philosophie politique. Avec les travaux de Mircea Eliade
2 et ceux plus récents de Jérémy Narby
3, on sait en outre que le polythéisme est traversé et marqué par le chamanisme qui est une technique d’extase induite par la transe, cette dernière étant le plus souvent due à l’ingestion d’une substance végétale psychotrope hallucinogène et
enthéogène 4 capable de révéler des connaissances quasi scientifiques. Or, le chamanisme est également traversé par une autre tripartition dans laquelle on retrouve les notions de magie et de loi et qui réunit indistinctement trois autres fonctions anthropologiques importantes : la fonction thérapeutique, la fonction sociale et la fonction religieuse.
- 1 . Georges Dumézil, À la découverte des Indo-Européens, Paris, Copernic, 1979.
- 2 . Mircea Eliade, Le Chamanisme et les Techniques archaïques de l’extase, 1951, 2e éd. Payot, Paris,(...)
- 3 . Jeremy Narby, Le Serpent cosmique, l’ADN et les Origines du savoir, Genève, Georg Éditeur, 1995.(...)
- 4 . Le terme « enthéogène » est un néologisme qui exprime la faculté de pouvoir être relier à Dieu, de(...)
- 5 . La numinosité est la rencontre avec l’Autre transcendant et ineffable. C’est donc l’expérience de(...)
- 6 . Rudolph Otto, Le Sacré (Das Heilige, 1917), trad. A. Jundt, Paris, 1949.
- 7 . Bouc émissaire chargé des impuretés et de tous les maux de la cité.
9L’ingestion du psychotrope inducteur de transe et d’extase constitue ce que l’on appelle la
théophagie, c’est-à-dire l’acte de manger et d’incorporer Dieu pour communier avec lui, car dans le polythéisme, c’est le végétal psychotrope qui représente concrètement la puissance divine et qui permet à l’homme d’entrer en contact avec elle et le rituel collectif qui l’actualise, le codifie et le balise, en l’occurrence le chamanisme, lui confère un sens particulier. Ainsi, le chamanisme fait émerger, par l’intermédiaire de la théophagie, la dialectique bipolaire sacré/profane de la nature en faisant littéralement apparaître l’élément sacré, on parle alors de
hiérophanie (
hiéros, sacré,
phanein, apparaître, révéler) ou plus largement d’expérience
numineuse 5 selon le concept forgé au début du xx
e siècle par le philosophe Rudolph Otto
6. Le rite initiatique qui consiste à ingérer le psychotrope (
phármakon), par ailleurs fort lié par certains aspects à celui du
pharmakos 7 que l’on expulse pour purifier la cité une fois par an, peut être envisagé comme le fondement d’une pratique rituelle collective qui a eu cours un peu partout dans le monde (et qui se pratique encore aujourd’hui), quels que soient les lieux géographiques et les cultures considérés : chamanisme asiatique ou amérindiens, rites initiatiques et purificateurs de la Grèce antique et de la Mésopotamie, rituels sorciers et guérisseurs d’Afrique et d’Europe. La visée de ces rituels collectifs est multiple et constante : constitution de liens sociaux et d’identités individuelles et collectives, communion et dialogue avec les forces divines et surnaturelles, visée thérapeutique et purification.
10L’ensemble de ces pratiques propres aux nombreux polythéismes relève de ce que l’anthropologie entend par l’expression « religion
primitive » ou «
archaïque » par opposition aux systèmes religieux monothéistes considérés comme plus « évolués ». La philosophie, quant à elle, et plus particulièrement des penseurs comme Hegel ou Kant, préfèrent parler de religion naturelle, celle qui peut-être développée par la
raison humaine sans l’aide de la révélation et qui sera «
naturelle » parce que en droit acceptable pour tout homme.
11L’avènement du monothéisme chrétien, sa consolidation par l’Église catholique et son extension planétaire dès la découverte du Nouveau Monde, vont progressivement faire disparaître les rituels collectifs des religions naturelles évoqués plus haut. Régis et structurés probablement depuis le néolithique par un système de valeurs fondé sur une mythologie anthropomorphique immanente complexe au sein de laquelle l’usage ludique, hédoniste et mystique du psychotrope occupait une place et des fonctions centrales dans les rituels apparentés au chamanisme théophage, le monde et les individus vont brutalement basculer dans un univers dominé par la foi obligée en un Dieu unique et transcendant.
12La transe et l’extase liées à l’ivresse de la théophagie qui conférait des connaissances proches du « savoir absolu » dont parle la philosophie hégélienne, ainsi que le plaisir et toutes les formes d’hédonisme qui en découlent vont ensuite être interdites et condamnées, tandis que le fondement de la religion naturelle, la communion naturelle, boire et manger la divinité, sera conservé sous une forme très résiduelle – rite de l’eucharistie –, et surtout dépourvue de modifications d’état de conscience telles que l’ivresse et l’euphorie.
13Aux rites païens des religions naturelles fondées sur les connaissances révélées par l’extase induite par le psychotrope succédera le règne de la religion révélée par l’autosuggestion et les prêtres. La foi sera donc substituée à la transe et toute substance psychotrope sera dès lors perçue comme l’élément concurrent sacrilège, car celui-ci est capable non seulement de relier l’homme à dieu, mais aussi de produire une ivresse, une euphorie et un soulagement immanents, ce que récuse la foi monothéiste chrétienne qui exige, elle, de l’affliction et de la douleur, épreuves qu’il convient de ne pas éviter.
14Par conséquent, pour les païens, l’euphorie et l’ivresse ont des visées téléologiques positives, ce sont des fins en soi, elles constituent un hédonisme thérapeutique et sain, tant positif (par contentement) que négatif (soulagement de la douleur). À l’inverse, le monothéisme chrétien considère que l’ivresse implique des faiblesses coupables et tout ce qui n’est pas soulagement de pathologies passagères comme une fuite indigne devant la souffrance nécessaire qui rachète les péchés de l’homme.
15Ainsi, du polythéisme païen au monothéisme chrétien, le couple subtil plaisir-douleur lié aux nombreux usages ritualisés de psychotropes, va perdre sa composante hédoniste et ludique, les anciens
tanatophores des droguistes ne seront plus considérés comme des agents positifs mais comme des drogues diaboliques, tandis que disparaîtront l’ensemble des rituels sacrés initiatiques à vocation thérapeutique, sociale et religieuse.
L’invention du médicament 16Le libéralisme économique naissant du xix
e siècle va donner lieu à l’essor important et rapide de l’industrie pharmaceutique. Celle-ci, aidée par un contexte économique favorable et dynamisée par une série de découvertes scientifiques fondamentales – les principes actifs (les alcaloïdes) et la seringue hypodermique à piston –, va littéralement
inventer puis commercialiser massivement le
médicament, un objet étrange, entre science, marché et société pour reprendre l’expression de Philippe Pignarre
8.
- 8 . Philippe Pignarre, Qu’est-ce qu’un médicament ? Un objet étrange, entre science, marché et société(...)
- 9 . François Dagognet, La Raison et les Remèdes, Paris, PUF, 1964.
17Le médicament est ce curieux alliage alchimique entre le
pacebo (je plais), effet de suggestion important toujours mystérieux et mal compris, et la molécule, celle-ci étant la seule à objectiver les effets sur l’organisme. Le passage de la molécule au médicament représente ce que P. Pignarre appelle dans le sillage des travaux de F. Dagognet
9 d’une manière constructiviste la
socialisation de la molécule par le marquage et l’effraction opérés par le médicament dans le corps et entre les hommes. Il s’agit d’une épreuve destinée à organiser la rencontre délicate entre deux corps, celui de la molécule et celui de l’être humain parlant défini par le langage et l’institution symbolique. Cette rencontre doit faire l’objet d’un apprivoisement et suppose par conséquent un art et un savoir-faire, un domptage qui précisément autorise au
phármakon des Grecs de ne pas devenir poison mais remède.
- 10 . Une mole est une quantité d’unité de matière (atomes, molécules).
- 11 . Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’Anti-Œdipe, Paris, Minuit, 1972.
18Chez Aristote, c’est la
dunamis (dynamique) qui permet cet apprivoisement en construisant un lien entre « petite quantité » et « grande cause ». Cette
dunamis constitue l’élément fondamental qui permet à la molécule et au placebo, les deux machines moléculaires, de se combiner en machine
molaire 10 par unification et totalisation des forces en présence, selon l’expression de Gilles Deleuze et Félix Guattari
11.
19En résumé, d’un côté, nous avons l’effet
placebo, qui se rapporte étymologiquement et symboliquement au plaisir de plaire et qui implique négociation, socialisation, apprivoisement, savoir faire et mode d’emploi, art de la consommation et effet biologique en cascade chez l’être humain. De l’autre, nous avons une molécule qui implique des effets biologiques mais aussi les notions de stabilisateur, de
phármakon, d’inscripteur, de marqueur et d’effracteur. Ainsi, selon un raccourci fort audacieux de Pignarre, le médicament peut se concevoir comme un
placebo stabilisé par un marqueur, prescrit par ordonnance par un médecin et préparé par les apothicaires et les pharmaciens héritiers d’Hérophile et de Galien, qui considéraient à juste titre qu’il fallait manipuler les
pharmaka opportunément pour leur permettre d’exercer leurs effets bénéfiques.
- 12 . L’oikonomos (du grec oikos, maison et nomos, loi) concerne la gestion des relations entre les pers(...)
20D’un point de vue économique, et pour rester fidèle à l’anthropologie de Xénophon pour qui l’
oikonomia ne sépare pas mais unifie tout ce qui relève de l’
oikos, la « maison »
12, le système de diffusion du médicament est un système
filiatif, ordonné, vertical et hiérarchique (du médecin qui n’en prend pas au patient qui en prend), et non pas épidémique c’est-à-dire par initiation, comme c’est le cas des drogues qui sont des médicaments échappés de ce système.
21Ce qui différencie une drogue d’un médicament, c’est bien le langage et l’économie du système qui organise la circulation, l’accès, le commerce et la consommation de l’un et de l’autre. Dans l’univers du médicament, le patient est en position de quasi-acheteur car les mots ordonnance, prescription et délivrance, aux consonances juridiques, montrent bien l’attachement du patient à l’ordre médical en dehors duquel il devient, au mieux, un drogué, au pire, un toxicomane, autre invention, nosographique celle-là, contemporaine du médicament, et que les cliniciens n’arrivent toujours pas à
fixer depuis la psychiatrie naissante de la fin du xix
e siècle et dont la paternité revient au pharmacologue Louis Lewin et au Docteur Levinstein de Berlin. Ainsi, à l’aube du xx
e siècle, naissaient à la fois le premier médicament moderne, la morphine, et ses premiers toxicomanes que l’on nommait à l’époque
morphiomanes, socialisation particulière de la molécule récemment isolée et d’une figure incarnant une forme d’hédonisme réprouvé déjà par la morale de l’époque.
22Le médicament moderne médicalise l’effet
placebo en dissolvant le plaisir, il fonctionne comme un
phármakon anhédonique dont le versant remède aurait été entièrement rationalisé et désaffecté par le discours de la science. Cependant, cette opération ne suffit pas à évacuer la question énigmatique du
pacebo, réduit au degré zéro par l’épreuve en « double aveugle » indispensable qui permet à la molécule d’assurer son statut de médicament en confirmant que ce dernier est bien composé d’une molécule active pourvue d’effets objectifs. Autrement dit, la question du plaire, du plaisir contenu dans le médicament, échappe totalement à la pensée rationnelle qui préfère parler de magie et d’autosuggestion. Le
placebo, c’est un peu l’histoire du plaisir oblitéré du
phármakon, un plaisir obligé de prendre d’autres voies et qui pour exister va devoir s’échapper de la sphère médicale pour investir de manière spectaculaire et débridée le champ social sous la figure négative du poison de l’esprit, le
toxikón nécessairement et exclusivement synonyme de douleur.
- 13 . Anne Coppel et Christian Bachmann, Le Dragon domestique, Paris, Albin Michel, 1989.
23À partir des quatre cercles concentriques de la morphine décrits par Bachmann et Coppel
13 (innocence de l’emploi médical, application militaire, hédonisme et autonomie dans le champ social), le paradigme du médicament et ses nombreux avatars vont suivre le même parcours obligé pour redevenir des drogues et non des
pharmaka (après la morphine, la diacétylmorphine vendue sous l’appellation « héroïne » et tous les produits de synthèse), le drogué devient un
toxico-mane, nouveau couple psycho-médical incarnant la dialectique souffrance-manque-dépendance, inaugurant ainsi une nouvelle économie promue à un essor également très fructueux.
L’avènement de la notion de sujet : de l’Homme au Sujet, du Sujet à l’Individu 24Depuis la renaissance, l’avènement de
l’Homme en tant que concept n’a cessé de se métamorphoser. Porté, travaillé et traversé par de multiples discours, mais aussi par des processus historiques et sociaux,
l’Homme n’émerge réellement d’un socle épistémologique en tant qu’objet d’un savoir possible qu’au xix
e siècle lorsque le règne de la représentation s’achève, laissant la place à
l’Homme en tant qu’objet vivant de connaissance.
25C’est au début du xx
e siècle avec l’invention de la psychanalyse que se dévoilera le
Sujet, élaboration intellectuelle constructiviste, puis objet d’étude d’une science humaine située aux confins de la phénoménologie et de la métaphysique, parachevant ainsi une profonde mutation sociologique dont les effets rémanents se font sentir jusqu’à nos jours. À la suite de Freud et Lacan, le sujet se consolide et se profile comme une figure ontologico-clinique passive manipulée par un inconscient structuré comme un langage et hanté par un autre couple impossible, celui du désir constamment insatisfait soudé à son corollaire obligé, le manque.
26Dans cette configuration déterminée par des forces obscures et secrètes va apparaître une autre figure que nous venons d’évoquer : celle du sujet mentalement malade (psycho-pathologique) qui pense illusoirement et à son insu prendre du plaisir en consommant abusivement, avec compulsion et même jusqu’à la manie, une drogue déclarée illégale parce que décrétée dangereuse et que la pharmacologie moderne appelle toxique (du grec
toxikón, poison pour flèche). Le toxicomane est donc pour l’ordre pharmaco-médical et psychanalytique ce sujet malade malgré lui, souffrant et dépendant qui transgresse inconsciemment La Loi en recherchant non pas le plaisir, mais une jouissance morbide infantile immédiate et incestueuse en nature.
27Ce n’est pas un hasard si il n’y a pas de
pharmakomane pour la médecine et la psychiatrie, car à l’évidence le versant remède, partie occulte de la dynamique du
phármakon, relève pour la pharmacratie médicale de l’automédication sacrilège et non du monopole de l’ordonnance et de la délivrance consécutives au diagnostic. Néanmoins, remède et poison sont les deux faces d’une même pièce, quel que soit le nom qu’on lui donne.
- 14 . Marc Valleur, « De l’extase à l ’addiction. À propos du jeu pathologique », Cahiers de Prospective(...)
28Avec Gagnepain
14 et M. Valleur, on pourrait souligner que l’entité du toxicomane représente l’envers exacerbé de ce qu’a révélé la psychanalyse à ses débuts (les pathologies de l’inhibition, du trop de contrôle comme la névrose hystérique et obsessionnelle qui caractérisaient la société « victorienne »), à savoir les pathologies de l’excès et de l’agir, (les toxicomanies, les addictions, le stress…). Aujourd’hui, les drogues (médicaments, drogues illégales et légales, objets électroniques de jeu et de communication) représentent assurément un moyen de plaisir immédiat, intense et facile dans un univers consumériste où, dépenser, acheter, agir, prendre du plaisir, consommer jusqu’à l’ivresse seraient devenus des impératifs sociaux, comme l’étaient auparavant le contrôle, le maintien, la retenue et l’inhibition.
29La
normalisation des sujets toxicomanes devenus aujourd’hui citoyens-usagers de drogues, passe par une opération lexicale subtile en apparence car elle évacue en silence la question du plaisir lié à l’usage de drogues tout en refusant d’accorder à l’usager, toujours considéré comme malade/délinquant, un véritable statut normal de
consommateur (non problématique, non pathologique). La normalisation occidentale est une tentative d’adaptation infantilisante forcée à la norme morale et pénale de l’abstinence prônée par la pensée dominante et non un encadrement contractuel structurant des consommateurs considérés comme des adultes, sujets de droit, responsables et autonomes dans leurs choix. Une autre normalisation consisterait à différencier norme et loi en considérant la consommation et le consommateur comme normaux, en les acceptant dans la norme, c’est ce qu’on appelle la normalisation
anthropologique, une option qui répartirait le pénal différemment et à d’autres endroits dans l’espace socio-normatif. Dans un système de normalisation pénale, la norme et la loi coïncident alors que ce sont deux notions pourtant distinctes, la norme étant un
rapport en soi très extensible et mobile du particulier au général, la loi étant ce qui fixe arbitrairement par la parole et l’écriture le général et le particulier dans une limite qui indique et détermine un
sens et une direction. L’espace social est traversé par la norme, très variable d’un individu à l’autre et d’une culture à l’autre, et la loi est un des référents fixes d’après lequel la norme se définit, mais il n’est pas le seul. Aussi, le modèle de la normalisation pénale s’oppose fondamentalement à celui de la normalisation anthropologique au niveau éthique dans la mesure ou la première vise l’abstinence contrôlée et l’aide contrainte par une orthopédie psycho-médico-sociale dans un cadre idéologique et sanitaire, alors que la deuxième vise une relative liberté de choix ainsi qu’une autonomie responsable par l’acquisition de connaissances et l’exercice de la critique dans le cadre de la promotion de la santé.
- 15 . Alain Ehrenberg, L’Individu Incertain, Calmann-Lévy, Paris, Essai société, 1995.
30En cette fin de siècle, en suivant les traces d’Alain Ehrenberg
15, la
subjectivité devient une question collective, la détermination du sujet bascule dans une
indétermination qui finit par se diluer dans une nouvelle figure définie par la relation et habitée par l’incertitude.
L’Individu incarne aujourd’hui cette nouvelle figure de la subjectivité à l’âge de « l’apparence intérieure » en tant que construction instable et contradictoire de soi dans la relation à autrui. Dans cette perspective, les drogues constituent alors une sorte de mythologie contemporaine de la liberté révélant les
troubles de la distance (à soi et aux autres) et la
confusion du public et du privé.
31À l’aube du troisième millénaire, toujours en suivant Ehrenberg, les psychotropes deviennent des « technologies
identitaires » massives ainsi que des « industries de l’estime de soi » dans un monde où l’exigence d’autonomie et l’augmentation des responsabilités pèsent de tout leur poids sur l’individu. Par conséquent, un individu en cette fin de siècle, c’est de l’autonomie assistée de multiples manières. En outre, l’individu de la modernité, parce que déclaré plus libre et égal depuis la Révolution libérale, est aujourd’hui en mal de représentation et accablé par un destin dont il demeure désormais le seul artisan. La tension qui en découle indique une modification du contrat social ainsi qu’une augmentation de la dette de la société envers les individus qui s’accompagnent d’une multiplication d’objets électroniques et chimiques qualifiés aujourd’hui d’
entactogènes. Ceux-ci sont alors consommés massivement, faisant fonction de
condensateurs et de
médiateurs en diminuant l’incertitude et l’angoisse résultant de la nécessité de décider et d’agir par soi-même.
32Qu’est-ce qu’être normal ? Comment faire du lien ? Comment être reconnu sans être stigmatisé ? Comment rester compétitif ? Autant de demandes qui peuvent trouver leur réponse dans le contact artificiel avec soi-même procuré par les psychotropes. Dans ces conditions on ne s’étonnera pas que les mutations du paysage pharmacologique soient caractérisées par une extension et une dilution de la notion de drogue. Ces mutations sont autant d’indices de la tendance à l’effacement des frontières entre normal/pathologique et artifice/nature d’une part, et entre espace privé/espace public et distance entre l’un et l’autre d’autre part.
33Ainsi, rappelle le sociologue, un des fondements du concept d’individu reste le point d’égalité naturelle, de sorte que l’
Individu est une manière de mettre en relation réalité interne et réalité externe. Plus nous vivons l’autre comme un semblable, plus nous devenons des individus et moins des sujets. Quant au modèle de l’individu, il semble étonnamment calqué sur celui du psychotique, premier individu à vivre en permanence avec une substance psychotrope, mais sans plaisir positif. À cet égard, le psychotique ressemble à la posture idéale de l’individu appelé à vivre dans une société qui ne tolère pas la souffrance psychique et dont le seul impératif catégorique est celui de la productivité compétitive effrénée.
34Aussi bien, la modification artificielle de soi engage-t-elle un même genre de question anthropologique que la folie dans la mesure où l’individu sous influence se présente comme l’hydre bicéphale de la responsabilité incertaine et de l’incarnation de la jouissance illimitée.
L’individu : un sujet en manque de plaisir positif 35
L’Individu, est-il une nouvelle entité clinique qui ne serait rien d’autre qu’un
Sujet sans souffrance, un
Sujet vidé de ses incertitudes, de ses angoisses existentielles, de son indétermination, mais aussi vidé de son désir et en manque aujourd’hui de ce plaisir positif dérobé et confisqué par la science, bref un sujet anesthésié et débarrassé de son symptôme par maintenance psychotropique permanente ?
36
L’Homme, disait-on, n’est apparu qu’au moment où la représentation se donnait enfin pour elle-même, c’est-à-dire comme pure représentation, laissant la place pour l’émergence de
L’Homme, objet de la connaissance, substance vivante, parlante et travaillante.
37Ensuite, par un dispositif herméneutique empirique,
L’Homme accoucha du
Sujet, autre objet d’un savoir possible, structuré par les pulsions, par l’inconscient et le langage et défini par sa relation à l’objet. Et enfin, le
Sujet semble se métamorphoser à présent en
Individu, défini comme une relation et non comme substance, comme construction instable et contradictoire, décrit comme processus, accablé de responsabilités et d’incertitude, contraint à s’inventer un destin, assisté à vie de multiples manières, avide d’autonomie et en perpétuelle demande de sens.
38Après la mort de Dieu et celle de l’Homme, c’est peut-être la mort du Sujet qu’annonce la naissance de l’
Individu. Au mieux, il s’agit d’une nouvelle figure anthropologique issue d’une chrysalide ontologique. Au pire, nous resterions seuls avec la dépouille ontologique du Sujet.
39Toutefois, de l
’Homme à l’
Individu, c’est encore et toujours la force de l’
Être qui s’exprime, même en silence, celle que les premiers métaphysiciens d’Ionie nommèrent «
Aléthéia », Vérité éternellement cachée et impossible à dévoiler, celle que d’autres penseur ensuite nommèrent «
Éros », puis «
Epithumia » et «
Libido », cette redoutable et invivable tâche qui consiste à plaire en n’étant
que soi-même.
- 16 . Références bibliographiques : Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. et notes de Jean Voilquin, Pari(...)
40On l’a vu, le passage du paganisme au monothéisme s’accompagne d’une perte ontologique du plaisir, l’invention du médicament introduit une nouvelle phénoménologie négative du plaisir et l’avènement du sujet parachève cette évolution par l’extension du dogme d’une herméneutique psychomédicale de l’hédonisme structuré par la primauté de l’hétéronomie. Quant à l’individu, il n’est pas impossible qu’il soit l’expression d’une volonté naissante de ré-appropriation d’un hédonisme positif autonome et responsable
16.