2. L’ontologie face à la cosmologie 9Il est remarquable que Quine se soit fort peu intéressé à la cosmologie. Sans qu’il mette en cause le Big Bang dans ses écrits, sa préférence semble se porter vers la théorie de Hoyle-Bondi-Gold de
l’état stationnaire, qui ne peut se concilier avec l’extension de l’Univers que grâce à une création continuée de matière, qui est une hypothèse tout à fait
ad hoc, inventée pour satisfaire le « principe cosmologique parfait », selon lequel l’Univers est supposé le même pour tout observateur, non seulement à un instant donné, mais également en tout temps. Le choix que fait Quine est significatif d’une répulsion, partagée par de nombreux esprits, à admettre qu’il y ait du nouveau dans l’Univers, et que ni nos lois, ni nos théories physiques ne rendent compte de cette nouveauté, attribuable à des conditions initiales sur lesquelles la science, en tant que telle, ne sait qu’émettre des hypothèses vraisemblables.
10Or l’esprit de la cosmologie est justement de se donner des hypothèses vraisemblables comme l’ont été, pour Einstein, celle d’un Univers fini dans l’espace, pour Lemaître celle d’une explosion originelle, pour Friedmann-Robertson-Walker celle du « principe cosmologique », selon lequel les propriétés de l’Univers sont les mêmes en tous points, et celle selon laquelle l’Univers serait rempli d’un gaz naturel, dont les constituants élémentaires sont les galaxies ou plutôt les amas de galaxies (sur lesquels s’exerce la force d’éloignement réciproque imaginé par Lemaître). Fondues ensemble ces hypothèses ont donné naissance à la « théorie cosmologique standard », dont la plus belle confirmation a été, en 1965, la découverte du rayonnement fossile, homogène et isotrope, de 2,7°K, qui fut l’œuvre de Panzias et Wilson.
11On aurait pu penser que ces hypothèses, qui rendent compte des apparences (en particulier de la fuite réciproque des galaxies), n’auraient pas plus de lien avec la science physique que les considérations de vraisemblance qui leur ont donné naissance. Mais les considérations de physique théorique sont venues donner une vraisemblance supplémentaire à ces hypothèses, puisque celles-ci deviennent nécessaires pour expliquer certaines brisures de symétrie dont on a besoin pour expliquer l’apparition successive des quatre interactions (gravitationnelle, forte, faible, électromagnétique) à partir de l’unification de ces interactions, qui est rendue possible par des jugements théoriques. De cette façon notre monde physique apparaît comme le résultat de l’histoire du cosmos. On peut imaginer un scénario cosmique qui se déroulerait ainsi. Nous supposons, avec l’ensemble des cosmologues, que toutes les interactions sont confondues au temps de l’univers 10
–43 s (pour respecter le temps de Planck). Quand la température baisse un peu, à 10
32 K, la densité d’énergie décroît et la gravité se sépare des autres forces, puis à 10
28 K la force nucléaire forte se sépare, et ces désunifications se traduisent par un phénomène de transition de phase au cours duquel la quasi-totalité de l’énergie disponible se libère, engendrant un phénomène d’expansion très brutale auquel on a donné le nom d’« inflation ». Après cet épisode qui dure jusqu’à 10
- 33 s, il y a autant de matière que d’anti-matière dans l’Univers. On doit à Sakharov l’idée que c’est en raison d’une légère différence dans le temps de désintégration des bosons X et anti-X (qui étaient échangés durant la période où la force nucléaire forte était unie à la force électrofaible), que se trouve engendrée une très légère abondance de quarks par rapport aux antiquarks. Lorsque la température va décroître, tous les antiquarks vont s’annihiler avec les quarks, et il ne subsistera que le surplus des quarks. Lorsque la température de l’univers tombe à environ 10
16 K la force nucléaire faible se sépare de la force électromagnétique. Ensuite les quarks en fusionnant forment les nucléons. En un très court laps de temps se sont donc succédées l’ère particulaire et l’ère nucléaire. Viendra ensuite l’ère radiative, puis l’ère matérielle ou stellaire, dans laquelle notre existence, en tant qu’êtres humains, s’inclut.
12Pour passer des étoiles à l’homme, il faut bien sûr que la vie soit apparue sur cette petite planète qu’on appelle la Terre. Longtemps on a cru, et c’était encore l’opinion de Jacques Monod, que l’apparition de la vie sur Terre était un pur hasard, l’une de ces conjonctions de causes, dont nous sommes témoins tous les jours, et qui rendent si difficiles les prévisions météorologiques courantes. Mais l’étude plus attentive des éléments qui ont formé la première cellule vivante incline de plus en plus de physiciens, et même de biologistes, à penser qu’il a fallu des coïncidences vraiment extraordinaires entre les propriétés des éléments chimiques pour que la matière devienne vivante et que la vie se développe sur Terre. De ces coïncidences extraordinaires, on ne peut fournir aucune explication, sinon téléologique, à savoir que l’univers est « biocentrique », constitué à la fois dans ses dimensions spatio-temporelles et les valeurs attachées aux quatre forces d’interaction fondamentales, pour que la vie en jaillisse naturellement. Il faut encore, assurément, que les conditions s’y prêtent, comme il est arrivé sur notre petite planète, il y a près de quatre milliards d’années.
- 21 . Cf. J. Demaret, Univers, les théories de la cosmologie contemporaine, Aix-en-Provence, Le Mail, 19(...)
- 22 . Cf. H. Barreau, « Théorie générale de l’Évolution, le jugement réfléchissant et le principe anthro(...)
13L’explication, qui vient d’être présentée, de notre existence sur la Terre a reçu le nom de « principe anthropique »
21. Selon ce principe, c’est l’apparition possible de l’homme dans l’Univers qui explique la constitution fondamentale de l’Univers, et non l’inverse (qui est pourtant également vrai). Il n’y a pas de contradiction entre les deux ordres d’explication, puisque le second est de l’ordre de la causalité habituelle, qui est celle dont on use dans les sciences physiques et biologiques, tandis que le premier est de l’ordre de la causalité finale, dont on use un peu en biologie mais surtout dans les sciences de l’homme et de la société. Ce premier ordre d’explication était, pour Aristote, autant scientifique que philosophique. Depuis la révolution scientifique du xvii
e, qui se caractérise par le mécanisme ou l’assimilation du monde physique à une machine, c’est le second ordre d’explication qui a prévalu dans les sciences, mêmes biologiques et sociales, et il y a de bonnes raisons à ce choix. Même là où elle est la plus évidente, en effet, la finalité est assez mystérieuse. Quand je me donne un but, il est fort possible que je me trompe moi-même sur les raisons qui me font choisir ce but. Toujours est-il que le comportement humain est incompréhensible s’il n’est pas dirigé vers un but. Et les parties de l’être vivant, remarquait Kant, à une époque où la biologie ne pouvait réaliser l’idéal mécanique, ne sont compréhensibles que comme accomplissant des fonctions utiles les unes aux autres. La subordination des parties au tout est une autre marque de la finalité. C’était ce que Kant appelait la « finalité interne », celle que la forme d’un être exerçait, selon Aristote, sur ses parties matérielles constitutives. Quand on parle de « finalité externe », c’est-à-dire de l’ordonnance de certaines parties de l’Univers ou de certaines espèces végétales ou animales au bien-être d’autres espèces, en particulier de l’Homme, on fait appel à un usage de la téléologie qui est théologique, et qui n’est légitime, chez Kant, que si la théologie a d’abord été légitimée à partir de l’éthique
22. Il est clair qu’avec le principe anthropique, du moins dans l’acception forte qu’on lui donne ici d’un point de vue métaphysique, on se trouve dans un cas de « finalité externe » par excellence, qui n’a rien de scientifique, au sens moderne et même ancien (ou aristotélicien) du terme.
14C’est ici qu’il convient de revenir sur l’indigence de la science, moderne assurément, mais déjà ancienne, en matière d’ontologie. Déjà, en Grèce, Parménide avait dénoncé l’impossibilité de la pensée analytique (celle du sens commun, mais également celle de la science alors débutante) à rendre compte de l’unité de l’Être. Aristote n’avait pu tracer son tableau des natures et espèces qu’en les supposant éternelles, en supposant également éternelle l’existence ou la quasi-existence de la matière première. Au xvii
e siècle, Spinoza a cru résoudre le problème en demandant à l’unité de l’Être de rendre compte
more geometrico des modes de l’existence multiple qui en dériveraient nécessairement. Au début du xix
e siècle, Hegel a imaginé un système plus fantastique encore, mais où le devenir, grâce à la contingence et à la finalité, joue un rôle essentiel. Au xx
e siècle, la situation s’est présentée différemment : c’est la cosmologie, on l’a vu, qui a permis à la pensée, instruite par la science, mais incapable de réunir scientifiquement les objets scientifiques, d’imaginer un scénario de l’Histoire de l’Être, qui est doté d’une assez bonne vraisemblance (les autres scénarios étant tout à fait spéculatifs, comme l’est, en particulier, celui d’Univers multiples qui, du reste, ne rend pas le scénario standard invalide). Il est clair qu’un tel scénario n’est pensable qu’
a posteriori, étant donné ce que nous connaissons et pour rendre compte de la façon dont nous le connaissons, en y introduisant l’ensemble de nos connaissances scientifiques. Mais ce grand détour peut être d’une remarquable portée métaphysique.
- 23 . Ibid.,p. 350-355.
- 24 . Ibid.,p. 355.
15C’est ici qu’il convient de revenir à Kant, qui se rendait bien compte que les raisonnements où la finalité intervient, n’entrent d’aucune façon dans les schèmes de la science classique, dont il avait fait des concepts, schèmes et principes de l’entendement. L’utilisation de tels schèmes ressortissaient pour lui au « jugement déterminant », qui détermine
a priori ses objets, de la même façon que le juge a besoin de l’arsenal des lois pour qualifier de crime ou délit l’acte qu’on lui soumet. À ce jugement déterminant, il opposait le « jugement réfléchissant », qui ne va pas du général au particulier, mais qui, au contraire, s’élève du particulier au général, pour tenter de définir une parenté qui n’a rien de logique ou de mathématique. Ce jugement réfléchissant peut remonter
a posteriori de traits de l’expérience à des conditions qui les rendent pensables, en particulier dans l’ordre de la finalité, si celle-ci est suggérée, mais également dans l’ordre de la beauté. Bien entendu, pour Kant, des jugements de type réfléchissant n’avaient pas de portée métaphysique, puisque la métaphysique, pour lui, devait se borner, à moins de tomber dans des contradictions, à relever les éléments formels et transcendantaux qui constituent l’expérience. Mais il est remarquable que, s’appliquant par exemple, à la « finalité interne », Kant avait bien du mal à rendre les « touts » dont il parlait uniquement subjectifs et régulateurs pour la pensée, sans leur assigner une valeur objective, qu’il lui arrive parfois de leur reconnaître
23. Le philosophe d’aujourd’hui n’a pas à s’assujettir aux scrupules kantiens, qui étaient dictés, semble-t-il, par l’obligation, où Kant se trouvait, de mettre des bornes au « savoir » pour donner du champ au « croire ». On remarquera, en effet, à cet égard, que le savoir, dont parle Kant, est nécessairement borné aux phénomènes, alors que le croire, auquel fait accéder pour lui la moralité, permet de « considérer comme noumène » l’espèce naturelle qu’est l’homme
24. Pour une ontologie, qui ne craint pas de se distinguer de la science, et qui peut user, à cet égard, de toutes les transitions que lui ménage la moderne cosmologie, bien différente en cela de la cosmologie classique de Kant-Laplace, la croyance n’est pas une modalité honteuse de connaître, mais l’heureuse issue que l’aventure historique de la connaissance lui offre aujourd’hui.
- 25 . Cf. H. Barreau, « Le Principe Anthropique, l’identité de statut épistémologique de sa forme faible(...)
16C’est pourquoi, en assignant au principe anthropique, sous la forme forte et métaphysique que lui donne sa signification finaliste, le statut d’un jugement réfléchissant
25, on ne lui enlève rien de sa portée réaliste, au contraire. Il est parfaitement compréhensible qu’en assignant aux choses le statut d’objets de pensée, on n’obtient d’elles qu’une vue phénoménale et superficielle, bien que cette superficialité soit, pour Quine, la meilleure garantie de sa valeur comme connaissance scientifique. Pour la même raison, il est parfaitement compréhensible qu’en cherchant l’unité des choses dans l’ordre de la finalité, on se donne d’elles une vision nouménale et profonde, bien que cette profondeur soit, pour des esprits résistants à cette entreprise, le signe d’une connaissance ontologique d’allure métaphysique.
- 26 . M. Denton, L’Évolution a-t-elle un sens ?, Paris, Fayard, 1997, p. 516.
- 27 . F. Jacob, La Souris, la Mouche et l’Homme, Paris, Éditions Odile Jacob, 1997.
- 28 . M. Denton, op. cit.,p. 516.
17L’important est que la vision obtenue ait quelque vraisemblance. Or, à cet égard, les signes s’accumulent en faveur de la signification finaliste et réaliste du principe anthropique. Comme l’a écrit M. Denton : « Si l’on conclut en faveur du dessein, c’est en constatant que le cosmos est adapté à la vie non pas
à un certain point, mais
optimalement, de sorte que tous les constituants de la cellule et toutes les lois de la nature sont idéalement et spécifiquement façonnés dans ce but »
26. Curieusement d’ailleurs, l’apparition de la vie constitue à première vue un meilleur argument en faveur de la finalité incluse dans l’Évolution de l’Univers jusqu’à l’Homme, que l’apparition tardive de l’Homme lui-même. Dès qu’on se donne la vie, avec ses merveilleuses capacités d’adaptation et d’invention, alors sa prodigieuse diversité et même, dans une certaine mesure, sa progression apparaissent, en effet, semble-t-il, explicables par la confrontation incessante du vivant avec son milieu. C’est ce qui a donné à l’explication darwinienne sa vraisemblance ancienne : tout s’expliquerait par mutation (interne) et sélection (externe). Mais la génétique moléculaire constitue, de nos jours, l’objection la plus forte au néo-darwinisme, qui pouvait s’arranger avant elle des schémas théoriques de la génétique des populations. Car, comme on l’a montré plus haut pour le cosmos lui-même, c’est la finesse et la rapidité de la mutation, donnant naissance à un nouveau type, qui obligent à réintroduire la finalité. François Jacob, qui répugne aux virages révolutionnaires, a recours, à ce propos, à l’idée d’un « bricolage » de la vie
27. Or quel bricoleur n’a pas « une idée en tête » ? Le même auteur reconnaît d’ailleurs qu’il faut abandonner le gradualisme darwinien : la génétique nous oblige à penser à des sauts. Cette remarque est intéressante car, comme le relève encore M. Denton, une évolution de type « saltatoire » est un indice de plus en faveur de la finalité : « Plus le cours de l’évolution se réalise par “sauts”, plus il est crédible qu’il résulte d’un programme interne. Plus les “sauts” sont grands, moins il est crédible qu’ils aient été engendrés par un processus non dirigé. L’immense diversité des conformations que revêtent les êtres vivants sur la Terre ne représente peut-être pas la série exhaustive des formes que peut prendre la vie, mais elle semble s’approcher de près de cet idéal »
28.
Conclusion 18La demande ontologique est puissante chez l’homme, puisque même la science, ou du moins la philosophie nourrie de la science et soumise à la science, s’est efforcée d’y satisfaire, non sans buter sur des difficultés auprès desquelles les croyances du sens commun paraissent d’assez bonnes approximations. Il y avait, pourtant, du mérite à considérer la science, non comme le substitut de la métaphysique, comme elle s’est présentée à son origine, mais comme le prolongement du sens commun, où elle tient bien sa place, sous le signe du pragmatisme. Mais la science ne se confond pas avec la physique, encore moins avec le style classique de la physique. Ce sont des catégories et des formes d’intuition à chaque fois particulières qu’il faut assigner aux différents secteurs de la réalité (microphysique, macrophysique, vivante et humaine) qu’on étudie sous l’angle scientifique. De cette relativité à l’appareil, conceptuel et technique, de l’observation on n’a guère fait mention plus haut. C’est qu’on visait l’ontologie dans le sens métaphysique et traditionnel du terme, dont le sens quinien n’est qu’une habile et très incertaine reprise. Or, sous cet angle nouveau, la cosmologie, armée de ses outils mathématiques, des avancées de la physique théorique, et d’observations multiples qui confortent une théorie standard, apparaît comme particulièrement suggestive pour une ontologie qui ne craint pas de faire appel à la finalité sous la forme du principe anthropique. Du coup la réalité grise offerte par la philosophie physicaliste prend des formes colorées, dont la perception, due elle-même aux avancées scientifiques, confère à ces avancées une dignité nouvelle, comme si elles ne se contentaient pas seulement de satisfaire l’esprit dans son appétit de connaissance relativement aux objets qu’il touche, mais dans son aspiration plus élevée à percer les voiles de la réalité dans son obscur et total devenir. Alors l’Histoire de l’Être n’est plus l’histoire des théories de l’Être, qu’imaginent encore les pourfendeurs de la métaphysique. Et tous les artefacts de la science, mathématiques, théories physiques et biologiques, ainsi que les observations qu’elles permettent, reçoivent une valeur supplémentaire, une dignité ontologique, de cette insertion dans une entreprise où l’esprit scientifique parvient à s’accorder avec l’esprit philosophique.