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 Épistémologie et Ontologie

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الموقع : سرير الحبيب
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04122010
مُساهمةÉpistémologie et Ontologie

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1L’épistémologie offre un langage et sans doute davantage qu’un langage à l’ontologie, mais l’ontologie déborde la science et même la réflexion purement épistémologique sur la science. Telle est la position, expressément philosophique, qu’on voudrait ici justifier et développer. Il ne s’agit plus, en effet, d’opposer l’exploitation scientifique des phénomènes aux systèmes métaphysiques d’autrefois : ce fut le propre du positivisme de se consacrer à cette tâche, qui s’est heurtée à l’impossibilité d’en tirer une vision du monde, qui fût à la fois synthétique quant aux connaissances scientifiques, et illuminatrice quant aux problèmes ontologiques que l’homme ne cesse pas de se poser, même à l’âge de la science. Il ne s’agit pas non plus de surmonter d’emblée l’entreprise positiviste, en affirmant que celle-ci ne fait que dériver de la capacité singulière, malheureusement tronquée au cours de l’histoire de la philosophie occidentale, d’ouverture à l’être qui caractérise l’être humain : cette tâche qu’Heidegger assignait à la pensée, faute de la confier à une métaphysique qu’il jugeait solidaire d’un platonisme aliénant, est mieux accomplie, si l’on se borne à cette perspective, par les poètes et les mystiques que par ceux qui se réclament de la pensée rationnelle, comme le font les philosophes. Il s’agit plutôt de constater qu’en faisant œuvre de science la raison borne étroitement ses capacités, s’il s’agit de reconnaître et d’attribuer l’existence, de telle sorte qu’elle se heurte à des limites, qui rappellent étrangement celles du sens commun. Il s’agit aussi de remarquer qu’à l’intérieur même de la science se dévoilent les indices d’une capacité de l’esprit humain à transcender les conditions de son exercice habituel et à récapituler ce qu’il croit savoir dans ce qu’il croit pouvoir poser concernant l’Univers et le fait qu’il trouve en lui son habitat. La tâche ontologique qui revient à la philosophie, secondée par l’épistémologie, peut donc s’articuler en deux étapes : la première, qui l’attache aux formules de la science, ne lui ouvre certains horizons que pour les refermer sur les résultats mêmes, toujours restreints, de l’approche scientifique ; la seconde, qui la fait s’interroger sur la science, en particulier dans sa version contemporaine, lui ouvre les portes d’une cosmologie, où l’unité et la diversité de l’être se manifestent d’une façon progressive, selon une Évolution, que les systèmes métaphysiques d’autrefois n’étaient pas en mesure de saisir, puisqu’ils étaient contraints de la rabattre, même quand ils la soupçonnaient, sur les catégories nécessairement statiques que nous fournit le sens commun et que l’activité scientifique, dans ses activités habituelles, est impuissante à dépasser. 1. l’ontologie face à la logique


2L’échec du positivisme à offrir une vision unifiée du réel se manifeste dans l’impossibilité d’unifier les sciences selon un mode de réduction matérialiste à des constituants élémentaires 1. Cet échec a été remarquablement mis en lumière par Fodor 2, après qu’Oppenheim et Putnam 3 aient tenté de reprendre le programme d’unité de la science, que Carnap avait proposé dès 1935, non sans en offrir une version mitigée, où le langage « physicaliste » (dans l’espace et le temps) était substitué à un langage « physique » proprement dit (cf. note 1).

  • 1 . Cf. H. Barreau, « L’unité des sciences : une double tâche pour la philosophie », Actes du Colloque(...)
  • 2 . Cf. J. A. Fodor, « Special Sciences or The Disunity of Science as a Working Hypothesis », version(...)
  • 3 . Cf. P. Oppenheim and H. Putnam, « The Unity of Science as a Working Hypôthesis »,H. Feigl, G. Max(...)



  • 4 . W. V. O. Quine, « Two dogmas of empiricism », From a logical point of view, New York, Harper Torch(...)
  • 5 . W. V. O. Quine, « The Scope and Language of Science »,Lewiw Leary (ed.), The Unity of Knowledge, (...)
  • 6 . Traduction de P. Jacob, op. cit., p. 202.

3Cependant l’entreprise néo-positiviste, telle qu’elle avait été conduite par Carnap, n’est pas la seule qui puisse s’autoriser à tirer de la science une doctrine ontologique. Le mérite de W. V. O. Quine est d’avoir mis en lumière que cette version non nécessaire de l’empirisme s’embarrassait de deux « dogmes », qui étaient largement tributaires de son insuccès : la distinction tranchée entre les propositions analytiques (logico-mathématiques) et les propositions synthétiques (empiriques), la théorie vérificationniste de la signification qui suppose qu’un énoncé théorique peut affronter seul, et non avec un corps d’autres hypothèses, le verdict de l’expérience 4. Quand on a dépouillé l’empirisme de ces deux dogmes auxquels était attaché le néo-positivisme, alors le statut de la connaissance scientifique, selon Quine et ceux qui se réclament de lui, se pose tout différemment. Il ne s’agit plus d’appeler la science à remplir le rôle désespéré tenu autrefois par la théologie et la métaphysique, comme l’avait prescrit Auguste Comte à ses successeurs, mais il s’agit de considérer la science comme le prolongement du sens commun, une idée que Comte avait émise lui-même, quand il avait montré que la loi galiléenne de la chute des corps n’était que la formalisation mathématique de la plus vieille expérience de l’humanité en ce qui concerne les objets qui nous tombent des mains lorsque nous les lâchons. C’est ce que Quine exprime, à sa façon, dans un article, The Scope and Language of Science,paru en 1955 5 : « La science ne remplace pas le sens commun, elle le prolonge. La quête du savoir n’est en fait qu’un effort pour élargir et approfondir la connaissance des choses de tous les jours dont n’est nullement privé l’homme de la rue. Désavouer le noyau du sens commun, faire la fine bouche devant ce que le physicien et l’homme de la rue admettent sans faire d’histoires, ne témoigne pas d’un perfectionnisme digne d’admiration, mais plutôt d’une confusion pompeuse entre le bébé et l’eau du bain » 6.


  • 7 . Ibid.,p. 212.
  • 8 . Traduit par l’auteur à partir de « On what there is », From a logical point of view, op. cit., p. (...)
  • 9 . Ibid., p. 13.

4La base du sens commun étant reconnue, il importe d’esquisser la manière dont la science se constitue à partir de cette base. Quine le fait, en insistant à la fois sur la croyance en une réalité indépendante du langage et sur le rôle de l’inter-subjectivité dans la fixation de sens (par « stimulus-signification » selon la définition béhavioriste que Quine donne de la signification) des termes du langage. Le langage scientifique se distingue alors du langage ordinaire, selon une distinction que Poincaré n’aurait pas désavouée, par sa prétention à l’objectivité, qui se manifeste, entre autres, par l’élimination des mots indicateurs (Goodman) ou des particuliers égocentriques (Russell) tels que « je », « vous », « ceci », « cela », « ici », « là », etc., par l’adoption d’une logique déductive, et par la traduction de termes singuliers en termes généraux, selon la méthode d’élimination des descriptions définies, inaugurée par Russell dès 1905. Telles sont les simplifications principales qu’opère, selon Quine, le langage de la science, modelé sur le langage raffiné de la logique moderne, avec quantificateurs et prédicats monadiques et polyadiques. On peut convenir, avec Quine, qu’on a obtenu avec de telles réformes du langage ordinaire « un moyen d’expression suffisant pour les théories scientifiques » 7. On peut également admettre, bien que l’application de tels critères semble difficile dans les sciences sociales et humaines et sans doute dès la psychologie, que cette réforme du langage balaye beaucoup de questions insolubles parce que vagues, telles que l’existence des licornes et autres représentations mentales, et qu’en se concentrant sur des contextes extensionnels on dispose d’un moyen facile de décider de la valeur de vérité (vrai/faux) d’une expression scientifique, que celle-ci traduise une expérience physique ou un raisonnement mathématique. Dans de tels contextes, la question d’existence prend un sens précis. Comme l’affirme Quine dans un autre article : « Être assumée comme une entité c’est, purement et simplement, être reconnue comme la valeur d’une variable » 8. Précisons, en effet, qu’il s’agit d’une variable liée (ou quantifiée ), puisque les objets singuliers ont été éliminés, selon la méthode empruntée à Russell. Remarquons également, car c’est là que des questions peuvent légitimement se poser, qu’une telle définition de l’existence n’est pas réservée aux mathématiques et à la logique, mais qu’elle s’étend aux entités abstraites en général, puisqu’il n’est pas défendu de quantifier sur les prédicats : « Nous pouvons dire, par exemple, que quelques chiens sont blancs sans nous engager nous-mêmes à reconnaître soit la caninité soit la blancheur comme entités. “quelques chiens sont blancs” dit que certaines choses, qui sont des chiens, sont blanches ; et, pour que cette affirmation soit vraie, les choses sur lesquelles la variable liée “quelque chose” s’étend doit inclure des chiens blancs, mais n’a pas besoin d’inclure la caninité ni la blancheur. D’un autre côté, quand nous disons que des espèces zoologiques sont inter-fertiles nous nous engageons nous-mêmes à reconnaître comme entités les espèces différentes elles-mêmes, bien qu’elles soient abstraites. Nous restons ainsi engagés (ontologiquement) du moins jusqu’à ce que nous inventions une façon de paraphraser cette affirmation, telle que cette façon puisse montrer que la référence apparente aux espèces à partir de nos variables liées était une façon inévitable de parler » 9.


  • 10 . Ibid., p. 13-14.
  • 11 . Ibid.,p. 15-16.
  • 12 . Ibid., p. 17.
  • 13 . Ibid.,p. 19.

5On voit que l’ontologie de Quine, tout en faisant des emprunts à la manière russellienne de philosopher, est bien originale. En excluant les représentations mentales, les modalités, et en ne recevant les qualités que comme des moyens de former des prédicats et des classes, elle remplit, avec des moyens sévères, le programme « physicaliste » de Carnap. Certes, à l’inverse de ce programme, elle bannit l’opposition entre les énoncés descriptionnels et les énoncés théoriques, conformément au rejet des deux dogmes qui détermine sa philosophie de la connaissance. Le scientifique est invité à faire choix d’une théorie dont la validité sera attestée par la vérité de ses affirmations d’existence, telles qu’elles sont logiquement définies : « Une théorie est engagée (ontologiquement) à celles des entités et à celles-là seulement auxquelles les variables liées de la théorie doivent être capables de référer afin que les affirmations faites dans la théorie soient vraies » 10. C’est une pure exigence quant à ce qu’on peut reconnaître comme existant, ce n’est pas une qualification de l’existence comme telle. Quine le dit expressément : « Nous considérons des variables liées en connexion avec l’ontologie non afin de connaître ce qui est, mais afin de connaître ce qu’une remarque donnée ou une doctrine, la nôtre ou celle de quelqu’un d’autre, dit de ce qui est ; et ceci pour autant est bien proprement un problème impliquant le langage. Mais ce qui est est une autre question » 11. En faisant ce détour par la logique des disciplines scientifiques, Quine évite de tomber dans les disputes classiques. S’il s’agit des mathématiques en particulier, il note que logicisme, intuitionnisme, formalisme sont, en fait, des reprises des écoles médiévales qu’on désignait autrefois par réalisme, conceptualisme, nominalisme, ce qui revient à éviter des conflits qui sont considérés par lui comme surannés. Face à ces conflits, son attitude est pragmatiste : la théorie sera jugée aux performances qu’elle remplit du point de vue de la vérité de ses propositions quantifiées confrontées au domaine dont elles parlent. Ce pragmatisme s’avoue comme une espèce bien particulière d’empirisme. Car un empiriste fanatique devrait se borner aux phénomènes. Mais un principe de simplicité nous guide dans la construction de nos schèmes conceptuels, qui sont à l’origine de nos théories, et, par là, de nos affirmations d’existence. Ainsi le physicalisme se trouve justifié : « Nous devrions trouver, sans aucun doute, qu’un schème conceptuel physicaliste, se proposant de parler au sujet d’objets extérieurs, offre de grands avantages en simplifiant nos comptes rendus globaux (de données sensorielles) » 12. De cette façon le point de vue physicaliste, qui est un « mythe » pour le phénoménaliste fanatique, est un point de vue raisonnable pour le pragmatique. De la même façon, poursuit Quine, considérer les classes ou attributs des objets physiques comme des essences platoniciennes est un mythe du point de vue physicaliste, qui doit considérer les mathématiques comme un pur formalisme. Qu’est-ce qui nous permet de faire un tri entre ces « mythes », de retenir les uns et de bannir les autres ? Ce ne peut être, pour Quine, que l’intérêt de la connaissance scientifique. À cet égard la prudence s’impose. Il n’est évidemment pas suffisant de s’en tenir au critère d’engagement ontologique pour une théorie, tel que celui qui a été proposé. « Mais, poursuit Quine, la question quant à l’ontologie à adopter réellement reste ouverte, et le conseil évident est la tolérance et un esprit expérimental. Examinons par tous les moyens dans quelle mesure le schème conceptuel physicaliste peut être réduit au schème phénoménaliste ; pourtant, la physique aussi réclame d’être poursuivie, bien qu’elle soit irréductible in toto. Voyons comment, ou à quel degré, la science naturelle peut être rendue indépendante de la mathématique platonisante ; mais poursuivons aussi la mathématique et fouillons dans ses fondements platonisants » 13 On sait, que, pour Quine, les fondements platonisants des mathématiques sont la logique et la théorie des ensembles, puisqu’à partir de ces bases tout abstraites, elles peuvent être entièrement construites, et que leur explication à rebours nous conduit jusqu’à elles. Mais le platonisme de Quine, semble-t-il, s’arrête là.


  • 14 . « Le domaine et le langage de la science », inP.Jacob, De Vienne à Cambridge, op. cit., p. 219.(...)
  • 15 . « Espèces naturelles », Relativité de l’ontologie et autres essais, traduction de J. Largeault de (...)
  • 16 . Cf. « L’Épistémologie devenue naturelle », Relativité de l’ontologie et autres essais, op. cit., p(...)
  • 17 . « Espèces naturelles », op. cit., p. 144.
  • 18 . Ibid., p. 154.

6Il serait, en effet, tout à fait erroné de conclure que, puisque Quine recommande le platonisme en mathématiques et le physicalisme en physique, alors il est prêt à accorder le vitalisme en biologie et l’humanisme dans les sciences sociales et humaines. On se tromperait du tout au tout. En fait, en revêtant le positivisme de pragmatisme, Quine ne s’en défait pas tout à fait. La science reste pour lui, non la recherche de l’être, mais un débat entre la phénoménalité déjà instruite par le sens commun, d’une part, et les mathématiques, d’autre part, qui lui fournissent un langage instrumental, et d’abord un langage logique, fort utile au critère de l’ontologie scientifique. Mais cette ontologie, qui se plie aux rigueurs de la logique et de la présence/absence du stimulus-signification qui donne sens à ses énoncés, n’accepte en aucune façon qu’il puisse y avoir des formes ou espèces d’être différentes au sens de degré de complexité ou d’excellence. Ce n’est pas sans poser à Quine un problème difficile quant à la compatibilité de la mécanique quantique avec le physicalisme physique tel qu’il l’entend, à la façon des classiques, c’est-à-dire en posant des objets physiques, pourvus d’attributs bien définis, et localisés dans l’espace et le temps. Avec l’acuité de regard qui lui est coutumière, et un brin d’humour, il reconnaît la difficulté : « Déjà la notion d’objet physique, conçue comme une portion intrinsèquement déterminée de l’espace-temps, n’est pas tellement adaptée aux développements récents de la mécanique quantique. Il y a même des physiciens qui supposent que, pour rendre compte des découvertes de la mécanique quantique, le mieux serait de reviser la dichotomie vrai/faux elle-même » 14. Pour un philosophe qui excluait la modalité de l’ontologie, et qui pensait, comme Carnap, le physicalisme dans le cadre de l’espace-temps garant d’objets distincts, ce n’est pas une position confortable. Mais le philosophe, pour Quine, aurait certainement tort de donner tort à la science. C’est à lui de trouver un accommodement avec les théories scientifiques. Le « déjà » de la citation précédente n’était là que pour témoigner que la science n’est pas rivée à un état du savoir, mais qu’elle est en devenir, et qu’elle peut être même conduite à des refontes radicales, puisque aucun de ses énoncés ne rencontre isolément le tribunal de l’expérience. On est donc curieux de savoir comment une telle philosophie rend compte du savoir biologique, et, en particulier, des « espèces biologiques », sur lesquelles une citation précédente esquissait une sorte de dérobade. Sur ce point Quine ne s’est pas dérobé et il a écrit un article Espèces naturelles 15, qui a le grand mérite de traiter du problème de l’induction, tant naturelle que scientifique. Comment se fait-il que nous classions spontanément les êtres vivants et déjà les espèces non vivantes, si le phénoménalisme ne nous y pousse guère et que, empiriste jusqu’au bout, Quine déclare que « l’impasse humienne est l’impasse humaine » 16 ? Dans une philosophie qui ne met pas l’épistémologie au-dessus de la science, mais à l’intérieur d’elle-même, comme une théorie de la connaissance qui relèverait d’une psychologie cognitive, la référence à Darwin est permise : « Darwin nous encourage un peu. S’il est vrai que l’espacement qualitatif inné des gens est un trait héréditaire, l’espacement qui a contribué aux inductions les plus réussies aura tendu à prédominer grâce à la sélection naturelle. Des créatures qui s’envieilleraient dans des inductions erronées ont pathétiquement et louablement propension à s’éteindre avant que leur espèce ne se reproduise » 17. Nous disposons donc d’une explication au moins plausible de l’induction naturelle, que nous partageons avec tous les animaux, bien que ces derniers soient plus ou moins développés à cet égard, et d’ailleurs dans des voies différentes. Mais si la science vient du sens commun, comment se caractérise, à cet égard, l’induction scientifique ? L’optique de Quine consiste à dire que l’idée de similarité se diversifie avec les progrès de la science : c’est la science qui sélectionne à son tour les types de similarité, selon qu’il sont pertinents aux sciences particulières, et dotés, en tant que tels, d’une « superficialité » relative au regard qui se pose sur les objets. La chimie, par exemple, nous fournit la naissance scientifique et l’explication des espèces chimiques. Il en est de même de la biologie : « Un exemple plus frappant de superficialité, dans cette bonne acception, est fourni par la taxinomie, en zoologie notamment. Étant donné ce que nous savons de l’évolution des espèces, nous sommes en mesure de définir la similarité comparative d’une façon appropriée à cette science, en considérant des arbres généalogiques. Pour évaluer théoriquement le degré de similarité de deux animaux singuliers, nous pouvons inventer quelque fonction convenable qui dépendra de la proximité et de la fréquence de leurs ancêtres communs. Ou bien on peut mettre sur pied un concept plus significatif du degré de similarité en procédant en termes de gènes. Suivant un concept de similarité de ce genre, les poissons, au sens amendé et débaleinisé du mot, se classent ensemble, tandis que ce n’est pas le cas si l’on prend les poissons au sens plus inclusif » 18.


  • 19 . Ibid., p. 155.

7L’histoire de la science nous invite donc à constituer une psychologie de l’attitude scientifique, qui est guidée, selon Quine, par le pragmatisme, à quelque rude épreuve que celui-ci soit soumis. On pourrait donc s’attendre à ce que l’épistémologie de Quine s’appuie sur une psychologie robuste, qui magnifierait en quelque sorte l’esprit humain, du moins dans ses enquêtes de science et de poésie, comme ce fut le cas chez Bachelard. Comme on l’a remarqué plus haut, ce n’est pas du tout le cas chez Quine. Même l’intelligence, pour lui, doit être susceptible d’être phénoménalisée, vue dans un cerveau ou un comportement, passée pour ainsi dire au crible de l’intelligibilité scientifique, qui n’est reine de l’ontologie qu’en étant servante de ses propres possibilités opératoires et expérimentales. Le programme de Quine, pour différent qu’il soit de celui de Carnap, n’en est donc pas moins physicaliste, dans le sens le plus banal du terme, quand il s’applique à des objets macroscopiques. Qu’on en juge par ce passage où Quine examine les cas de similarité et d’espèce, qui restent « naturelles » en raison du retard qu’elles présentent à la scientificité : « Dans les domaines où des sens convenables de similarité et d’espèce finissent par se présenter, les termes dispositionnels deviennent tout d’un coup respectables ; respectables, et, en principe, superflus. Dans les autres domaines, ils restent sans honorabilité, et, en pratique, indispensables. On peut sans doute les regarder comme des sortes de billets ayant cours forcé ; la théorie chargée d’éclaircir la notion de similarité sous-jacente est en de tels cas encore à venir. Un exemple en est la disposition nommée intelligence, soit, en parler vague, la capacité d’apprendre vite et de résoudre des problèmes. Quelque jour, que ce soit en termes de protéines, ou de colloïdes, ou de fibres nerveuses, ou de comportement manifeste, la branche de science pertinente atteindra le stade où une notion de similarité deviendra constructible, qui permettra de rendre respectable la notion d’intelligence. Respectable et superflue » 19.


  • 20 . « Relativité de l’ontologie », chap. 2 de Relativité de l’ontologie et autres essais, op. cit., p.(...)

8L’adoption d’un critère logique pour traiter de questions d’ontologie n’était donc que le premier pas de l’ontologie quinienne. Il n’avait pas seulement pour but d’éliminer les significations mal délimitées, les représentations mentales, les nuances modales de l’intellect. Il avait pour mission beaucoup plus profonde de restreindre l’être aux dimensions du visible par le biais de la quantification. D’une certaine façon, cette entreprise n’est pas tellement nouvelle. Tous les philosophes sont enclins à raser, comme on dit, « la barbe de Platon » avec le rasoir d’Occam. Aristote déjà s’y était essayé, en réduisant l’être à l’être substantiel, la substance première, sujet des accidents. Comme Aristote voulait que la science portât sur l’être, il fallait bien que la science portât sur la substance, pour autant que celle-ci s’offrait à un aspect universel et nécessaire. La science moderne a répudié, on le sait, cette façon de considérer la science. L’alternative que Quine propose, c’est que la science, par l’intermédiaire de la logique rénovée qui est son instrument le plus universel, puisse déterminer l’être au moyen de théories qui spécifient à quelle sorte de « superficialité » elles vont s’attaquer. Mais les résultats ontologiques lui coulent entre les doigts. Comme la vérité dépend de la référence, qui est extérieure à la théorie, elle se heurte à « l’inscrutabilité de la référence », et à « la relativité de l’ontologie » 20, et cela qu’il s’agisse de stimulus-significations concrètes comme les lapins, dont on ne sait jamais s’ils sont vus en entiers ou en parties seulement, ou de structures mathématiques, dont on ne sait à quels modèles elles réfèrent, tant ceux-ci peuvent être différents. Nous voilà bien avancés. On voulait le visible, et voilà qu’on trouve l’ambigu. On visait le sûr, et voilà qu’on rencontre l’indéterminé. La théorie sémantique adoptée, celle qui traite de la référence et y subordonne la signification, ne nous laisse pas d’autre issue. La phénoménalité d’un côté, les mathématiques abstraites de l’autre, apparaissent comme des voiles plutôt que comme des révélations. N’y a-t-il pas une autre manière d’aborder le problème de l’être, à l’aide de la science ? N’y a-t-il pas un phénomène qui comprend la totalité de l’être, au moins de l’être observable, et qui est l’Univers ? N’y a-t-il pas un noyau des mathématiques qui n’est pas soumis aux théories qui parlent de lui, mais dont les théories parlent, avec l’indétermination qui les caractérise, comme les nombres et les espaces topologiques ? N’y a-t-il pas une manière de faire correspondre l’observable et le mathématique qui nous révèle, au-delà du phénomène visible lui-même, une architecture plus secrète, à défaut de la « chose en soi » ? C’est à de telles questions qu’il faut s’attaquer maintenant si l’on veut que la science guide notre chemin vers l’être en évitant l’impasse quinienne.
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