l y a, chez les femmes et chez les hommes de ce temps, une manière plutôt souveraine de perdre pied sans angoisse, et de marcher sur les eaux de la noyade du sens. Une manière de savoir, précisément, que la souveraineté n’est rien, qu’elle est ce rien dans lequel le sens, toujours, s’excède. Ce qui résiste à tout, et peut-être toujours, à toute époque, ce n’est pas un médiocre instinct d’espèce ou de survie, c’est ce
sens-là ”
1.
- 2 . “ Maman, qu’est-ce que c’est, des hommes modernes ? ”, telle est la dernière réplique de l’opéra d(...)
“ Mama, was sind das, moderne Menschen ? ”
2
“ Petits et grands ” 1Jamais l’homme n’a été aussi “ petit ”. Jamais il n’a été entouré, habité, préoccupé par d’aussi “ petites choses ”. Cette rengaine nous est connue. C’est un “ microcosme de petites choses ”
3 qui caractérise une heureuse modernité. Car, comme on le sait aussi, cet homme moderne, l’homme d’aujourd’hui, le “ dernier homme ” a “ inventé le bonheur ”
4, non seulement un bonheur à sa mesure, mais son bonheur comme mesure de toutes choses. Le dernier homme ne sait plus admirer parce qu’il n’y a rien, désormais, de plus grand que lui. L’homme moderne est petit parce qu’il a
réalisé la formule de Protagoras. Il est petit parce qu’il est
trop humain. Trop humain, parce que totalement humain, humain de part en part. Plus tard, un lecteur de Nietzsche dira que “ l’humanisme ne situe pas assez haut l’
humanitas de l’homme... ”
5.
- 3 . Nietzsche, Frag. post., Printemps 1888, Œuvres complètes, XIV, p. 40.
- 4 . Ainsi parlait Zarathoustra, trad. Maurice de Gandillac, Folio-Gallimard, Prologue, § 5.
- 5 . Martin Heidegger, “ Lettre sur l’humanisme ”, trad. de Roger Munier, in Questions III, p. 100-101.(...)
- 6 . Lettre de novembre 1888 à Malwida von Meysenbug, cité in Œuvres complètes, XIV, p. 396.
2Tout cela nous ne le savons que trop bien, nous, lecteurs de Nietzsche, et lecteurs de ses lecteurs, c’est-à-dire des grands philosophes du xx
e siècle. Et ce savoir nous embarrasse. Non parce que cette description nous dépeindrait trop cruellement. Lecteurs de Nietzsche, de telles considérations nous détachent au contraire du “ troupeau ”. Mais tel est bien ce qui nous gêne. Il y a là prétexte à une posture aristocratique qui ne nous convient pas. La Science Sociale nous avertit heureusement de nous méfier de ces postures “ distinguées ”. Et nous n’apprécions guère qu’on puisse nous accoler l’expression devenue triviale de “ nietzschéisme de bazar ”. Eh quoi... La lecture de Nietzsche serait-elle redevenue inconvenante ? Nietzsche ne serait-il accessible qu’
épisodiquement ? “ Attendez un peu, Très Chère Amie ! Je vous fournirai bientôt la preuve que “
Nietzsche est toujours haïssable” (en français dans le texte) ”
6.
- 7 . Ainsi parlait Zarathoustra, IV, “ De l’homme supérieur ”, p. 346.
- 8 . “ Divagation d’un “inactuel” in Crépuscule des idoles, Folio/Gallimard, p. 82-83.
- 9 . Fragment intitulé “ Sur la modernité ”, in Frag. Post., Printemps 1888, Œuvres complètes, XIV, p. (...)
3À vrai dire, cette gêne qui est la nôtre lorsque nous entendons évoquer sans cesse la “ petitesse ” des hommes modernes, nous vient surtout d’un enseignement qui est celui de Nietzsche lui-même : les “ grandeurs ” du passé étaient mensongères. Le nihilisme a commencé non pas quand les valeurs, les “ suprêmes valeurs ”, se sont écroulées, mais au moment même, qui a duré des siècles, où l’on a monté leur échafaudage. La modernité, au sens du nihilisme, de l’époque des “ riens ”, des “ petites choses ”, ne date pas d’hier. Les “ hommes supérieurs ”, ceux qui ont construit les “ valeurs suprêmes ” ont été les premiers “ grands ” nihilistes. Et cela ne trompe d’ailleurs pas le personnage qui nous intéresse ici, “ le dernier homme ”, le plus méprisable des hommes : “ Vous, les hommes supérieurs, – ainsi parle la populace en clignant de l’œil – il n’y a pas d’hommes supérieurs, nous sommes tous égaux... ”
7. Il ne faut donc pas se leurrer dans notre lecture de cette “ économie des grandeurs ” à l’œuvre dans les textes de Nietzsche. La plupart de ceux auxquels la Culture a décerné le titre de “ grands hommes ” sont pour Nietzsche de “ Grandes-Têtes-Molles ”. Il y a incontestablement un côté Ducasse chez Nietzsche : lorsqu’on lit les portraits des Sénèque, Rousseau, Schiller, Dante, Kant, Hugo, Liszt, Sand, Michelet, Carlyle, Mill, Goncourt et Zola dans le
Crépuscule des Idoles 8, c’est le “ passé hideux de l’humanité pleurarde ” que l’on croit passer en revue. C’est donc, en un sens, “ ce qui nous fait honneur ” de nous être débarrassé des grandiosités de la tradition : “ S’il est une chose qui nous fait honneur, c’est celle-ci : nous avons placé le
sérieux ailleurs : nous prenons au sérieux les choses
inférieures méprisées et laissées de côté par toutes les époques – nous faisons en revanche bon marché des “beaux sentiments”... ”
9 L’alimentation, la résidence et le climat sont des problèmes plus importants que le salut de l’âme.
Ecce homo nous donne à ce sujet de précieux conseils.
- 10 . Frag. Posth. été 1881-été 1882, in Le Gai Savoir, Gallimard, 1982, p. 501.
- 11 . Nietzsche, Nietzsche contre Wagner, “ Comment je me suis détaché de Wagner ”, § 2.
- 12 . Ainsi parlait Zarathoustra, IV, “ L’illusionniste ”, p. 311.
4D’autre part, remarque Nietzsche, les civilisations sont assez peu reconnaissantes à l’égard de ceux qu’elles finiront par “ panthéoniser ” : “ Au fond, toutes les grandes civilisations éprouvent à l’égard du “grand homme” cette profonde angoisse que les Chinois ont été les seuls à s’avouer dans ce proverbe : “le grand homme est une calamité publique”. Au fond, toutes les institutions sont conçues de manière qu’il se forme aussi rarement que possible et ne croisse que dans les conditions les plus défavorables : quoi d’étonnant ! Les petits ne se soucient que d’eux-mêmes, que des petits ”
10. Nietzsche – le “ mécontemporain ” – ne rêve donc pas à une “ belle époque ”, à une “ grande époque ”, qui serait perdue. Sans cesse, il manifeste son opposition à ce qu’il nomme, dans l’avant-propos de 1886 au deuxième tome d’
Humain trop Humain, le “ pessimisme romantique ”. À ce pessimisme qui n’est que l’envers de la niaise canaillerie optimiste des modernes, Nietzsche oppose son “ pessimisme intrépide ” : “ ... j’ai retrouvé le chemin de ce pessimisme intrépide qui est le contraire de toutes les hâbleries idéalistes... ”
11. Il n’y a plus que les
bouffons aujourd’hui pour se mettre en quête de la grandeur perdue. Il n’est que trop aisé de repérer ceux qui, au vingtième siècle, auront endossé l’habit de l’
illusionniste décrit dans la dernière partie du
Zarathoustra : “ O Zarathoustra, j’ai lassitude, de mes tours de magie suis écœuré, je ne suis grand, à quoi bon feindre ? Mais tu le sais bien – de grandeur je fus en quête ! / De grand homme voulais faire figure, et nombreuses furent mes dupes. Or ce mensonge a dépassé mes forces. Contre lui je me brise ”
12.
Une modernité décatie 5Nietzsche est d’ailleurs si peu suspect de nostalgie d’un passé révolu que son concept de “ décadence ” (qui est une véritable création philosophique et non la reformulation d’une plainte aussi vieille que le platonisme), n’implique aucunement que “ cela ait été mieux avant ” : “ L’humanité même serait-elle en décadence ? L’aurait-elle toujours été ? – Ce qui est sûr, c’est que seules des valeurs de décadence lui ont été inculquées comme valeurs suprêmes ”
13. L’avènement du nihilisme dont la modernité n’est que le plus récent avatar ne date pas d’hier. La généalogie de la modernité remonte bien loin, à une “ origine ” qui s’étale en amont et en aval, et qui se décline sous les noms de socratisme, christianisme, démocratisme, scientisme, socialisme, pessimisme, etc. La première critique que Nietzsche adresse donc à la modernité, c’est qu’elle prétend de manière mensongère rompre avec un passé qu’elle prolonge de manière déguisée. Il n’y a pas de rupture moderne. La modernité est une friperie où l’on tente de recycler les anciens habits de grandeur ternis, en leur donnant “ un coup de jeune ”. Mais on ne parvient qu’à faire du kitsch. Le grand style est perdu. Tout classicisme est désormais hors de portée. Et ce n’est que dans sa propre pensée que Nietzsche localise le moment et le lieu où l’histoire va se “ casser en deux ”
14 : là, on aura bel et bien rompu avec cette vieille lune de modernité.
- 13 . Ecce homo, “ Pourquoi je suis un destin ”.
- 14 . “ Nous venons d’entrer dans la grande politique, et même la très grande... je prépare un événement(...)
- 15 . Nietzsche, Le Gai Savoir, I, § 3, trad. Pierre Klossowski, Gallimard.
- 16 . Cf. “ La sangsue ” dans le quatrième livre du Zarathoustra : “ “Ainsi, tu es peut-être le connaiss(...)
- 17 . Cité in Giorgio Colli, Écrits sur Nietzsche, trad. de l’italien par P. Farazzi, Paris, Éd. de l’Éc(...)
- 18 . VP II, § 154, p. 60.
6Mais, bien sûr, Nietzsche ne se soucie pas d’épistémologie ni de philosophie des sciences. Peu lui importent les querelles qui seront celles des “ partisans de la coupure ” et des “ continuistes ”. Nietzsche remarque seulement que la recherche scientifique, que l’“ objectivité ” même s’attachant aux plus petites choses, a pris la place de l’Idéal. Le “ dernier homme ” est un “ malin ”, il considère tout
fait, y compris l’histoire des nations et des civilisations, avec le regard détaché de l’anatomiste. C’est pourquoi “ il cligne de l’œil ” sans cesse. Il soupçonne derrière tout acte une attitude intéressée : “ la nature vulgaire est en ceci remarquable qu’elle ne perd jamais de vue son profit, et que cette pensée orientée par l’utilité et le profit est plus forte que les plus fortes impulsions : ne point se laisser égarer par ses impulsions – voilà sa sagesse et son amour-propre ”
15. Le dernier homme raffole donc de ce que Lacan nommera le “ discours universitaire ”. C’est un pointilleux et un scrupuleux. Passer sa vie à étudier le cerveau des sangsues, c’est pour lui un admirable projet d’existence
16 ! On comprend aussi pourquoi la modernité produit et consomme une telle quantité de savoirs purement historiques. Cela lui permet de se placer en position de surplomb par rapport à toutes les autres époques du passé. Comme le notait déjà la deuxième
Inactuelle,
De l’utilité et des inconvénients de l’histoire pour la vie, la prétention incroyable des modernes c’est de se faire juges de tous les âges du monde : “ Comme si c’était la tâche de chaque époque que d’être juste envers tout ce qui a jamais été [...] Vous devriez, comme juges, être supérieurs à ceux que vous jugez – or vous n’êtes pas supérieurs, vous êtes seulement venus plus tard. Il est juste que les derniers venus, dans un banquet, reçoivent les dernières places – et vous voudriez, vous, avoir les premières ? ”
17 En ce qui concerne les sciences “ dures ” que Nietzsche sait utiliser lorsqu’il en a besoin (en particulier lorsqu’il tente de prouver le Retour Eternel), on ne peut qu’être stupéfait à la lecture de cette anticipation fulgurante : “ Un siècle de barbarie commence, et les sciences seront à son service ”
18.
Les prêtres masqués 7Chercher à gagner l’Inactuel ne procède donc d’aucun ressentiment contre le temps vivant, c’est-à-dire le devenir, le changement et le passage. Il s’agit, au contraire, pour Nietzsche de faire passer une modernité qui n’a jamais rien dépassé, de mettre fin à cette longue époque qui déprécie la Terre et le Temps. La recherche de l’inactualité n’est pas l’attitude détachée et “ au-dessus de tout ” dont Nietzsche sait bien qu’elle fait partie, avec le dandysme et le “ genre artiste ”, du tableau clinique de la modernité. Ainsi, il écrira finalement : “ Si j’ai écrit autrefois sur mes livres le terme d’“inactuelles”, que de jeunesse, d’inexpérience et d’isolement exprime encore ce terme ! Aujourd’hui je comprends qu’avec ce genre de plainte, d’enthousiasme et d’insatisfaction je faisais précisément partie des plus modernes d’entre les modernes ”
19. À propos de Nietzsche la question pertinente n’est donc pas : “ qu’est-ce qui est moderne ? ”, mais : “ qu’est-ce qui n’est pas moderne ? ”, “ qu’est-ce qui peut bien échapper à la sphère de la modernité ? ” Où et quand quelque chose de “ non-moderne ” pourrait-il s’actualiser, sinon dans la pensée inactuelle de Nietzsche et celle des rares “ amis ” dans l’histoire, qu’il lui arrive de nommer ? Où et quand quelque chose de “ non-moderne ” pourrait encore subsister aujourd’hui, quand ce sont tous les secteurs de l’existence qui sont touchés, et de part en part, par la modernité
20 ?
- 19 . Fragments posthumes, automne 1885-automne 1887, Œ. C. XII, Gallimard, 1978, p. 164.
- 20 . Ainsi Nietzsche présente lui-même, dans Ecce Homo, Par-delà bien et mal comme “ une critique de la(...)
- 21 . Dans le cas de Schopenhauer, Nietzsche se détachera de lui en aggravant, en quelque sorte, son pes(...)
- 22 . Un ouvrage récent annonce clairement la couleur : pourquoi nous ne sommes pas nietzchéens, A. Boye(...)
8Il ne saurait non plus être question pour Nietzsche d’en appeler à une quelconque restauration. Le nihilisme n’a pas d’autre remède que son exaspération, son accomplissement. Ainsi la critique du pessimisme romantique et schopenhauerien passe par son
approfondissement 21. La modernité est malade de ne pas déployer jusqu’à ses ultimes conséquences son nihilisme de fond. Alors, il se
retournerait. Le propre du nihilisme, dira plus tard Heidegger de manière très nietzschéenne, c’est d’être incapable de penser le
nihil. On ne peut donc identifier simplement la modernité avec le nihilisme. La névrose moderne s’explique bien plutôt par l’épuisante tâche d’évitement, de
retardement, du nihilisme. Comment l’époque va-t-elle s’arranger alors avec des philosophes dont il y a tout à craindre que, sur cette question, ils ne soient quelque peu avertis ? Très simplement, en mettant des “ philosophes ” à la mode sur le marché culturel. Et nous assistons au défilé de ceux que Nietzsche appelle “ les prêtres masqués ” : les penseurs des petites et grandes vertus, les consciences morales, les chrétiens raisonnables, les athées déchirés, les démocrates ulcérés, les repriseurs de tissu social, les observateurs sincères, etc. Ce qui s’est nommé, il y a peu, “ nouvelle philosophie ”, usurpant sans vergogne une expression nietzschéenne, n’avait pas d’autre mission que d’occuper la place qui ne devait pas être laissée libre pour la pensée
22. Le dernier homme a besoin de “ philosophie ” parce qu’il ne peut pas se passer de représentations du monde. Si l’homme est l’être autour de qui un monde s’épand, le dernier homme est celui qui aura procédé à la
réduction de ce monde à l’état de spectacles et d’images. Que ceux-ci nous donnent à contempler des univers infinis, avec Big Bang et trous noirs, le monde n’en est pas moins devenu plus “ petit ”.
- 23 . Cité par Gilles Deleuze, in “ Pensée nomade ”, Nietzsche aujourd'hui, U.G.E., 1973, p. 163.(...)
9En appeler à des valeurs, voire à la création de “ nouvelles valeurs ”, relèvera toujours du vœu pieux tant qu’on n’aura pas su traverser le nihilisme en le poussant à bout. Surmonter le nihilisme, ce n’est certainement pas restaurer les anciennes tables de valeurs, ce n’est pas rapiécer nos anciens costumes de grandeur. Et si Nietzsche, comme la plupart des philosophes, se méfie, au plus haut point, de la démocratie et des valeurs démocratiques, il est aussi celui qui écrit : “ l’égalisation de l’homme européen est aujourd’hui le grand procès irréversible : on devrait encore l’accélérer. ”
23 Bref, malgré de nombreuses analogies, il est impossible de ranger Nietzsche, sans plus de précautions, dans la catégorie fourre-tout des “ penseurs réactionnaires ”. En revanche, il faut reconnaître ce qui saute aux yeux de tout lecteur de quelque probité : Nietzsche a réussi à la fin du siècle dernier, en inventant ce personnage du “ dernier homme ”, à donner de nos sociétés contemporaines une description d’une incroyable netteté.
La honte d’être un homme 10Nietzsche nous permet d’interroger notre nouvelle modestie, notre très récente prudence démocratique et “ postmoderne ”. Et si la gêne que nous évoquions plus haut provenait de ce que le climat intellectuel de notre époque, depuis peu, rendait à nouveau la lecture de Nietzsche insupportable ? Comment Nietzsche pourrait-il être lu sur les campus américains où règne la “ correction ” que l’on sait
24 ? Nietzsche peut-il être aujourd’hui simplement
entendu ? Or, comme le suggère Jean-Luc Nancy, “ c’est précisément parce que peut-être il n’est plus temps, c’est parce que personne n’y entend plus rien, qu’il faut ne rien céder, et revenir à ce vieux-jeune Nietzsche ”
25. Et si cette gêne n’était autre que la honte qui est la nôtre d’avoir à transiger avec ce personnage, “ le dernier homme ”, que nous laissons, dans nos pires moments, prendre possession de nous ? “ La honte d’être un homme, écrit Gilles Deleuze, nous ne l’éprouvons pas seulement dans les situations extrêmes décrites par Primo Levi, mais dans des conditions insignifiantes, devant la bassesse et la vulgarité d’existence qui hante les démocraties, devant la propagation de ces modes d’existence et de pensée-pour-le-marché, devant les valeurs, les idéaux et les opinions de notre époque. L’ignominie des possibilités de vie qui nous sont offertes apparaît du dedans. Nous ne nous sentons pas hors de notre époque, au contraire nous ne cessons de passer avec elle des compromis honteux. Ce sentiment de honte est un des plus puissants motifs de la philosophie. Nous ne sommes pas responsables des victimes, mais devant les victimes. Et il n’y a pas d’autre moyen que de faire l’animal (grogner, fouir, ricaner, se convulser) pour échapper à l’ignoble : la pensée même est parfois plus proche d’un animal qui meurt que d’un homme vivant, même démocrate ”
26. Devenir philosophe pour échapper à l’emprise du dernier homme en nous : version moderne de l’antique désir de sagesse...
- 24 . On lit dans le journal Le Monde (daté du vendredi 12 septembre 1997) un article intitulé : “ Nietz(...)
- 25 . Jean-Luc Nancy, “ Also Messieurs la Souppe est servie ”, postface à Friedrich Nietzsche, Sur Démoc(...)
- 26 . Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, p. 103. C’est à c(...)
- 27 . Op. cit., p. 160.
- 28 . “ J’aime ceux qui ne savent vivre qu’en déclinant, car ils vont au-dessus et au-delà ”, dit Zarath(...)
- 29 . Ibid., p. 27.
11 “ Nietzsche aujourd’hui ? ” : tel était le thème d’un colloque à Cerisy-la-Salle en juillet 1972. Deleuze demandait : “ ... qui est-ce aujourd’hui, le jeune homme nietzschéen ? ”
27 Que s’est-il passé, de cet “ aujourd’hui ”-là à “ notre ” aujourd’hui, pour que Nietzsche, et Deleuze (malgré le succès
posthume de ce dernier), soient devenus à ce point intempestifs ? Quel serait aujourd’hui l’équivalent du “ vivre n’est pas survivre ” dont Deleuze disait, en 1972, qu’il constituait un énoncé nietzschéen ? Il n’est pas impossible que notre temps dit “ postmoderne ” puisse se faire gloire d’avoir fait proliférer “ le dernier homme ” au point qu’il n’est plus question d’envisager un autre type d’humanité (pour ne pas parler de sur-humanité). Zarathoustra nomadisait au milieu de fragments d’humanité les plus variés, des plus dégoûtants aux plus intéressants. Ainsi “ l’homme qui veut périr ”, le funambule qu’il rencontrait avant d’affronter “ le dernier homme ”, et qui méritait toute son attention. Sa misère n’était pas méprisable : “ Ce qui chez l’homme est grand, c’est d’être un pont, et de n’être pas un but : ce que chez l’homme on peut aimer, c’est qu’il est un
passage et un
déclin ”
28. Tout se passe aujourd’hui comme si le conformisme généralisé ne laissait plus guère d’espoir que de rencontrer un seul type d’hommes, le dernier : “
La Terre alors est devenue petite, et sur elle clopine le dernier homme, qui rapetisse tout. Inépuisable est son engeance, comme le puceron. Le dernier homme vit le plus vieux ”
29.
- 30 . Ibid.
- 31 . On ne peut éviter, toutefois, d’esquisser un rapprochement entre le dernier homme dont Nietzsche é(...)
12Le dernier homme est la figure la plus stable de l’humanité, celle qui est parvenue à paralyser tout devenir. Il a réussi à immobiliser tout processus, à inhiber toute lutte, à couper tous les ponts. En lui, plus rien ne passe. Le dernier homme, c’est l’
arrêt-sur-image du film des événements. Il n’y a plus qu’un discours qui tienne, il n’y a plus qu’une idéologie, celle précisément qui proclame la fin des idéologies. Le dernier homme, en effet, est revenu de tout : “ “Jadis tout le monde était fou” – disent les plus fins, et ils clignent de l’œil. / On est prudent, et l’on sait tout ce qui est advenu ; sans fin l’on peut ainsi railler. / Encore on se chamaille, mais vite on se réconcilie – sinon l’on gâte l’estomac ”
30. Il n’y a pas de raison qu’une pareille “ sagesse ”, si aisément accessible, ne devienne l’horizon indépassable de tous les temps. Le dernier homme n’est pas celui qui met fin à l’humanité. Bien au contraire, il est celui pour lequel il n’y a plus d’autre
telos, à perte de vue, que sa propre condition. C’est l’homme de la fin de l’Histoire, non pas au sens de Hegel ou de Kojève, mais au sens de Fukuyama, et l’on nous accordera qu’entre le Savoir Absolu et le triomphe du Capitalisme Universel, il y a, pour employer un mot très nietzschéen, au moins une
nuance 31.
- 32 . “ On aime encore le voisin et l’on se frotte à lui : car de chaleur on a besoin ”, Ainsi parlait Z(...)
- 33 . C’est Adorno qui note que “ ... là où régnait la loi morale, on veille désormais au respect du cod(...)
- 34 . Zarathoustra, op. cit., p. 27.
- 35 . Nietzsche, Cahiers de Royaumont, Minuit, 1967, p. 200.
- 36 . Le Zarathoustra est un livre prophétique en ce sens qu’il met en scène un “ annonceur ” et un “ po(...)
- 37 . Frag. posth. été 1881-été 1882, in Le Gai Savoir, Gallimard, 1982, p. 475.
- 38 . “ Ce livre est destiné à des lecteurs calmes, à des hommes qui ne sont pas encore entraînés dans l(...)
- 39 . L’expression est de Georges Colli, in Après Nietzsche, trad. de l’italien par P. Gabellone, Montpe(...)
13Le dernier homme fait le rusé. Il singe la ruse, plutôt, en se félicitant bruyamment de sa médiocrité. Il ne supporte plus le mépris. Mépriser qui que ce soit est désormais considéré comme la plus grande faute. “ Respect ” devient le grand mot d’ordre, mais pas pour la loi morale, pour le gazon, les voisins
32, la qualité de l’air ou le code de la route
33 : “ Pour le jour on a son petit plaisir, et pour la nuit son petit plaisir, mais on vénère la santé ”
34. Dans une de ses interventions au colloque sur Nietzsche de Royaumont de 1964, Michel Foucault avait d’ailleurs cité cette phrase d’un historien de la deuxième moitié du xix
e siècle : “ de nos jour, la santé a remplacé le salut ”
35. Le thème de la “ grande santé ” qui se joue des douleurs et des maladies était sans doute pour Nietzsche une riposte à ce processus de médicalisation de l’existence qu’il avait vu venir. Bref, on trouve dans l’œuvre de Nietzsche l’étonnante anticipation de ce que
nous sommes devenus. Pourtant il ne disposait pas des outils d’observation de la futurologie contemporaine ! Mais le prophétisme est une tournure constante de sa pensée
36, qui va de pair, justement, avec sa critique de la modernité. Celui qui a écrit “ j’aime l’incertitude de l’avenir ”
37 est aussi celui qui considérait la
meditatio generis futuri 38 comme l’activité philosophique par excellence. Quelle est alors la méthode de Nietzsche ? Comment parvient-il à dompter sa “ fureur divinatrice ”
39, lui dont la disposition n’est pas de se laisser guider par des impulsions ni des émotions – et surtout pas celles réactives du mépris et du dénigrement ?
- 40 . Aurore, Avant-propos, § 5, Folio/Gallimard, p. 19.
- 41 . Frag. post., nov. 1887-mars 1888, p. 362-363, trad. de l’allemand par Pierre Klossowski et Henri-A(...)
- 42 . Cité par Angèle Kremer-Marietti, in Le Nihilisme européen, U.G.E., 1976, p. 21-22.
14 Sa méthode, acquise professionnellement, est celle du philologue. Il n’y a pas d’autre évasion possible de l’étau de l’actualité que la lecture. Lire, c’est gagner l’inactuel, c’est se déprendre des conditionnements de la mode. La philologie est la seule école d’inactualité. Bien comprise et bien utilisée, elle se confond avec la philosophie : “ On n’a pas été philologue en vain, on l’est peut-être encore... La philologie, effectivement, est cet art vénérable qui exige avant tout de son admirateur une chose : se tenir à l’écart, prendre son temps, devenir silencieux, devenir lent, – comme un art, une connaissance d’orfèvre appliquée au
mot... C’est en cela précisément qu’elle est aujourd’hui plus nécessaire que jamais, c’est par là qu’elle nous attire et nous charme le plus fortement au sein d’un âge de “travail”, autrement dit : de hâte, de précipitation indécente et suante qui veut tout de suite “en avoir fini” avec tout, sans excepter l’ensemble des livres anciens et modernes... ”
40 Le paradoxe est donc le suivant : c’est en
méditant le passé tel qu’il revient dans son corps et dans sa pensée que Nietzsche peut prétendre apercevoir quelque chose de l’avenir : “ – Celui qui prend ici la parole n’a en revanche rien fait d’autre jusqu’à présent que de revenir à soi : en tant que philosophe et ermite d’instinct, qui trouvait son avantage dans le fait d’être à l’écart, dans l’en-dehors, dans la patience, dans l’ajournement, dans le retardement : en tant qu’un esprit qui risque et expérimente, qui s’est déjà égaré une fois dans chaque labyrinthe de l’avenir : en tant qu’esprit augural, qui regarde en arrière lorsqu’il raconte ce qui va venir ; en tant que le premier parfait nihiliste de l’Europe mais qui a déjà vécu en lui-même le nihilisme jusqu’à son terme – qui l’a derrière lui, dessous lui, hors de lui... ”
41. La lecture du passé, Nietzsche la pratique, pourrait-on dire
à même son propre corps, qui n’est jamais que l’édifice collectif d’une multiplicité d’“ âmes ” : “ J’ai découvert pour moi que la vieille humanité, que la vieille animalité, que la nuit des temps tout entière et le passé de tout être sensible continuent à écrire en moi, à aimer, haïr, et conclure ”
42.