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 Le Nouveau comme fétiche

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04122010
مُساهمةLe Nouveau comme fétiche

17C’est pourquoi Adorno mêle dans cette page, d’une façon très ardue parce que non articulée, des considérations qui portent sur ce qu’il nomme la “ fétichisation ” et des réflexions sur la périlleuse articulation du Nouveau sur l’Ancien. Conformément au “ modèle ” qu’est pour lui le destin capitaliste de la marchandise, l’art engagé dans l’affirmation du Nouveau peut se “ fétichiser ” 6 : cela se marque par la recherche mécanique de l’innovation et par une “ pente répétitrice ” à laquelle nous avons déjà fait allusion. Mais un tel phénomène, finalement peu surprenant, est ici pensé à partir de son inscription historique : la situation dans laquelle il apparaît est celle d’une offensive de l’Ancien, que le texte évoque par un étonnant retournement de sa logique argumentative. Aussitôt après avoir parlé des “ cryptogrammes baudelairiens ”, Adorno écrit en effet : “ La force de l’Ancien, qui a besoin du Nouveau pour se réaliser, pousse à la création du Nouveau ” ; et encore, quelques lignes plus bas : “ L’Ancien ne peut se réfugier qu’à la pointe du Nouveau, dans les ruptures et non pas dans la continuité ” 7. Ces phrases sont déroutantes, car elles donnent l’impression que la recherche du Nouveau, même dans ses gestes les plus polémiques, est en son plus profond conduite par l’Ancien, qui cherche dans la création du Nouveau à satisfaire ses besoins et à réaliser ses fins les plus essentielles. Le scénario ainsi suggéré est tout à fait retors : l’art moderne, dans son action de s’opposer à l’ordre ancien devenu règne du toujours-semblable, obéirait à une compulsion de répétition (un toujours-semblable réitéré) dans laquelle s’imposerait en fait, secrètement et profondément, une stratégie de l’Ancien, un Ancien rusé ayant compris que son triomphe passe aujourd’hui par les ruptures (les explosions) qu’opère le Nouveau 8 !

  • 6 . Ibid., p. 44.
  • 7 . Ibid.
  • 8 . Scénario retors, mais dont on pourrait se demander s’il n’a pas en effet une actualité, dans les p(...)


18Le risque existerait ainsi que l’Ancien, loin d’être battu en brèche comme le croient les modernistes naïfs, se soit transformé grâce au Nouveau, par l’effet même du moderne : au lieu de se présenter comme ordre stable, monde intangible de valeurs, “ vérité ” instituée, il s’insinue maintenant comme l’inconnu, le mystère, l’étrange, l’imprévisible et l’indescriptible qu’est le Nouveau en tant que modernité abstraite. Autrement dit : la rupture avec la norme bourgeoise, la volonté de l’excéder vers l’inouï et l’Autre absolu risquent de rejoindre les affirmations les plus archaïques, les plus sacralisantes et, dans leur séduction auratique ou sublime, les plus autoritaires. Le règne de la domination la plus aveugle menace d’advenir, non pas seulement, comme on le croirait d’abord, parce que le passéisme triompherait, mais par l’action même du moderne assoiffé de Nouveau, alors même que cette soif était celle d’une liberté débarrassée de toute domination. Ce serait alors le résultat d’une bien méchante ruse de l’histoire : l’affirmation de la temporalité (le nouveau, le moderne refusant la stérile permanence du toujours-semblable au nom du devenir et de l’advenir de l’inouï) aurait servi les intérêts de l’intemporel (du mystère, du sacré, de l’être et de la présence éternellement ineffables), qui ne pouvait ainsi s’imposer que sous les traits du nouveau le plus explosif. L’ambivalence du moderne


19Mais évaluer la part de resacralisation que comporte l’art moderne ne signifie pas, pour Adorno, le condamner à cette seule fonction. Ce serait là une opinion aussi schématique que celle en vertu de laquelle l’art moderne, par le seul effet de son inscription dans l’histoire, devrait être automatiquement émancipateur. Il s’agit plutôt de suggérer que le désir du nouveau est sans cesse tendu, partagé entre les possibilités adverses de la resacralisation et d’une affirmation “ authentique ” de la dislocation. Cette appréciation générale induit, à titre de conséquence logique, une reconsidération et une réévaluation de la critique. Il y a en effet toujours lieu, quant à l’art moderne et quant à la modernité en général, de faire le partage entre ces deux possibilités contradictoires, qui pèsent l’une et l’autre sur la signification des œuvres.

  • 9 . Adorno, Théorie esthétique, op. cit., p. 44.

20La critique, alors, n’est pas une activité qui s’exercerait de l’extérieur, comme un supplément toujours suspectable de venir en trop, et trop tard, quand l’essentiel – la production de l’œuvre – est déjà réalisé. Elle fait partie de cette production même, dans la mesure où elle est la décision, à chaque pas ou presque de l’élaboration de l’œuvre, de conforter l’une ou l’autre voie. Adorno exprime cette immanence de la critique de la façon suivante : “ grâce au nouveau, la critique, c’est-à-dire le refus, devient un élément objectif de l’art lui-même [...] Si le Nouveau se fétichise [...], il faut le critiquer dans la chose même, non pas de l’extérieur ni seulement parce qu’il devient fétiche ” 9. Une telle déclaration signifie au moins, comme le suggérait Octavio Paz, que l’art désormais porte sa critique en lui, dans sa texture même. Plus généralement encore, cela suggère que l’art moderne peut se rendre conscient de sa propre situation, de ses propres contradictions internes, et refuser de laisser libre cours à quelques-uns des désirs qui pourtant le constituent. Si l’art moderne, comme nous le suggérions plus haut, est auto-critique, ou, ce qui revient au même, si la critique désormais ne peut être dissociée du processus même de la création des œuvres, cela ne signifie donc pas seulement, selon une alternative trop simple, que la nécessité se ferait sentir de distinguer le Nouveau de l’Ancien, mais surtout, et de façon beaucoup plus difficile, qu’il y a lieu sans cesse de faire le partage entre deux versions, pourtant indissociables par la seule apparence immédiate, du moderne lui-même : qui, dans sa revendication du Nouveau, peut comprendre ce dernier soit comme “ pointe ” perverse de l’Ancien, soit comme “ authentique ” dislocation.

21On pourrait là objecter que ces deux versions sont un peu schématiquement explicitées, et que la critique de telle œuvre singulière est plus vraisemblablement confrontée à un nombre plus important de possibilités, ou plutôt que l’ensemble des finalités adverses entre lesquelles cette œuvre balance est sans doute à chaque fois à la fois plus multiforme et plus équivoque que cela. Mais cela admis, il reste que l’analyse d’Adorno remarque, même si elle la simplifie, une équivocité générale qui en effet pourrait bien nous inviter à reconsidérer de façon critique toutes les approches de la modernité qui la présentent comme l’actualisation d’un principe unique. On comprend en effet par là qu’elle n’est ni simplement la poursuite d’un projet de rationalité – puisqu’elle construit aussi, contre toute idée de progrès, les conditions d’un archaïsme occulte –, ni simplement la réactivation d’un obscurantisme borné – puisque la capacité dont elle témoigne de se critiquer elle-même de façon immanente participe, d’une certaine manière, d’une préservation des “ lumières ”. “ Un mythe ”


22Dans le vocabulaire d’Adorno, cette ambivalence du moderne se dit aussi dans les termes suivants : l’art moderne est un mythe – tourné contre lui-même.
23La première tâche de la critique est en effet de faire apparaître l’art moderne comme mythe. Ce terme, dans le passage que nous sommes en train de lire, est préparé par une explicitation de ce qu’Adorno considère comme un indépassable paradoxe :

  • 10 . Ibid., p. 44-45.

“ La fétichisation exprime le paradoxe de tout art qui n’est plus pour lui-même évident ; le paradoxe qu’un objet fabriqué est supposé exister pour lui-même ; ce paradoxe est le nerf vital de l’art moderne. Le Nouveau est quelque chose de voulu, mais, comme autre, il est le non-voulu. La velléité le lie au toujours-semblable, d’où le fait que l’art moderne communique avec le mythe. Il vise la non-identité, mais l’intention le rend identique. L’art moderne cultive le tour de force du Baron de Crac : une identification du non identique ” 10.



  • 11 . Ibid., p. 15.

24La situation d’ensemble rappelée là est celle que désignent les tout premiers mots de la Théorie esthétique : “ Il est devenu évident que tout ce qui concerne l’art, tant en lui-même que dans sa relation au tout, ne va plus de soi, pas même son droit à l’existence ” 11. L’art moderne est inexorablement confronté au fait que sa propre inscription ne trouve plus aucune légitimité immédiate : ni ce qu’il est en lui-même, ni la fonction qu’il occupe dans la société ou dans la configuration symbolique de son temps ne lui sont signifiés comme des réalités allant de soi.


  • 12 . Cf. Roland Barthes, Mythologies, Éditions du Seuil, 1957.

25La conséquence qu’Adorno en tire ici n’est pas immédiatement évidente : parce qu’il est incertain de son essence, l’art moderne serait écartelé entre deux appréhensions de lui-même ; d’une part il “ sait ” qu’il est fabrication, production, artefact, mais d’autre part il est tenté de s’accorder à lui-même une sorte de naturalité, de justification indépendante de toute artificialité, de génialité irréductible à tout calcul comme à tout travail. Il tend d’autant plus à cette seconde prétention que le Nouveau qu’il vise est pour lui, comme on l’a vu, l’inconnu, l’autre mystérieux. À ce titre, il est mythe, au moins au sens de production engagée dans la dénégation de son propre caractère de production, au moins selon une acception proche de celle que lui accordait Roland Barthes, de système de langage ou d’image qui naturalise le langage, la représentation, le concept et l’image 12. De ce point de vue, l’objet produit est présenté comme une chose en soi, indépendante de la volonté et existant selon une identité propre qui ne doit rien au support de matière ni à la texture signifiante qui la désigne, à partir desquels pourtant elle a été construite. L’art moderne est un mythe en tant que, désir du Nouveau (du “ non identique ”), il fait être des objets dont la signification est censée excéder ses propres volontés, puisqu’ils lui sont essentiellement inconnus, qu’il dote donc immédiatement du pouvoir d’exister selon un mode de présence qui le transcende lui-même et auquel, emporté par le processus de la fétichisation, il accorde le statut de la transcendance en général (de l’“ identité ” absolue). On pourrait dire aussi : il est mythe en tant que, construction symbolique, il désigne ce qu’il construit comme un réel intrinsèquement délié de toute symbolisation.
Le retournement du mythe


26Il ne s’en tient cependant pas là. La suggestion d’une capacité immanente de critique reconnaît à l’art moderne la possibilité de se lever contre la tendance mythologisante qui pourtant le constitue. Ou plus exactement, elle indique la possibilité que le mythe se retourne contre lui-même. De même en effet que la critique n’est pas l’application sur l’œuvre de critères et de normes élaborés ailleurs, à l’extérieur, de même le refus, que nous retrouvons à ce point, est présenté par Adorno comme un renversement interne au mythe. L’art moderne ne cesse pas d’être mythe, ne devient pas brusquement autre chose ; il opère, dans le mythe en quoi il paraît consister, comme s’il s’agissait là de sa définition ou de son horizon les plus indépassables, une révolution salvatrice.
27Cette indication jette une lumière nouvelle sur la notion de dislocation, dont nous étions partis. Sa signification dans le passage que nous lisons doit être complétée : il apparaît en effet maintenant que l’affirmation selon laquelle “ les signes de la dislocation sont le sceau d’authenticité de l’art moderne, ce par quoi il nie désespérément la clôture du toujours-semblable ” ne porte pas seulement sur la charge polémique externe de l’art, en tant qu’il s’oppose à l’ordre régnant, à sa sclérose, à son officialité stérile, mais aussi, et peut-être surtout, sur un travail interne de retournement. Autrement dit, ça n’est pas seulement le monde pétrifié que l’art disloque, c’est d’abord lui-même, sa texture et ce qu’elle signifie, la part obscur du Nouveau qu’il désire et la rhétorique de l’énigme à laquelle il avait fini par croire.
28C’est pourquoi le retournement du mythe n’est pas un événement qui arriverait un jour, mettant fin à un état de l’art et inaugurant un état tout autre. La déposition du toujours-semblable est un acte constant, inhérent à la production de chaque œuvre. À chaque moment, le travail artistique va plutôt dans le sens d’une confirmation du caractère mythique de l’art ou plutôt dans le sens de l’explosion de ce caractère. L’alternative qu’évoque Adorno concerne ainsi à la fois le concept d’art et la pratique artistique la plus concrète. Elle permet aussi d’informer le regard qui se porte sur l’œuvre : finalement, vers quelle signification penche-t-elle ? Apporte-t-elle une pierre supplémentaire à la construction d’un mythe moderne déjà imposant ? Participe-t-elle plutôt d’une “ vérité ” ou probité en vertu de laquelle l’œuvre témoigne d’une interruption en elle de cette construction ?

  • 13 . Adorno, Théorie esthétique, op. cit., p. 45.

29Ces questions générales reçoivent dans notre extrait une détermination plus précise, dans la suggestion selon laquelle le retournement du mythe dont il s’agit est une sorte d’anti-“ précipitation ” temporelle. Le terme employé par Adorno pour exprimer cela – “ catastrophe ” – vient évidemment de Walter Benjamin, dont la notion d’“ image dialectique ” sera citée immédiatement après les lignes que nous commentons 13. Que l’art moderne soit “ un mythe tourné contre lui-même ” est en effet explicité ainsi : “ son caractère intemporel devient catastrophe de l’instant qui brise la continuité temporelle ” ; le travail critique de l’art sur lui-même et contre sa tendance à la sacralisation se traduit alors par un événement, par la brusque advenue d’une “ vérité ” non économique, non intégrée dans l’ordre de la prévision ou du calcul. L’œuvre advient comme interruption.

30Il convient sans doute de préserver l’ambivalence de la “ continuité temporelle ” ici mentionnée : ce peut être celle du monde, de l’ordre des choses, de la logique économique, de la culture ; mais c’est aussi sans doute celle de l’œuvre elle-même, qui ainsi s’interrompt, s’impose une coupure dans sa propre texture formelle. Le retournement du mythe s’expose dans un soubresaut, ou dans un bégaiement de l’œuvre : non pas à proprement parler dans son inachèvement, notion qui peut encore, comme dans une version romantique, dissimuler une nostalgie de la totalité ou de l’absolu ; mais dans sa construction heurtée, dans les traces qu’elle porte des interruptions qui l’ont à la fois constituée et rendue impossible : qui l’ont constituée comme “ impossible ”. L’œuvre, dès lors, n’a plus d’origine pleine, à laquelle on pourrait grâce à elle remonter ; elle vient de multiples naissances, dont la multiplication brise toute linéarité et dément toute filiation continue. Elle se présente comme produite par une suite d’explosions, qui ne sont pas les épisodes rationalisables d’une volonté unificatrice, qui ne reviennent pas à l’identité d’une intention. Elle est une juxtaposition d’“ instants ”, qu’aucune “ phrase ” temporelle ne peut remettre en ordre, qu’aucune logique systématique ne peut contenir dans une unité de liaisons : sa texture est parataxique.
31De telles affirmations reposent sur plusieurs présupposés, parmi lesquels les deux suivants jouent sans doute un rôle déterminant : pour suivre Adorno dans ses analyses, il semble nécessaire d’admettre d’abord que “ l’instant qui brise la continuité temporelle ” est précisément le moment de “ vérité ” de l’art ; il faut ensuite poser que l’art moderne ne peut faire l’expérience de ce moment que parce qu’il présente d’abord, en tant que mythe, un “ caractère intemporel ”. La seconde assertion nous renvoie à toute la dialectique complexe de l’esthétique adornienne, au rejet qu’elle manifeste de toute alternative simple. Le “ contenu de vérité ” de l’art ne peut en effet être posé de façon immédiate, il n’a pas de lieu propre hormis cet interstice, cet intervalle précaire qui survient subrepticement dans les écarts creusant l ’œuvre en elle-même. Il n’y a pas d’instance de la “ vérité ”, mais seulement un clignotement, une insinuation instantanée dans laquelle ne s’impose aucun contenu ni aucune valeur tangible, qui ne se fixe en aucune figure. La “ vérité ” se trouve dans la césure : c’est là sans doute la présupposition de tout ce passage. La formule doit être réversible, et toute la difficulté de l’analyse est contenue dans cette nécessité : il faut que l’affirmation selon laquelle la “ vérité ” se trouve dans la césure soit convertible en : la césure est en elle-même “ vérité ”. Mais comment une telle assertion pourrait-elle être vérifiée ? En quoi la “ catastrophe ”, qui on le voit maintenant constitue la signification essentielle de la “ dislocation ”, n’est-elle pas seulement un geste négatif de refus et de brisure de la continuité – ou plutôt pourquoi cette négativité est-elle aussitôt comprise comme “ sceau d’authenticité ”, comme possibilité d’une advenue salvatrice, aussi intermittente soit-elle ? La vérité furtive


32Or il se pourrait que cette convertibilité générale de la négativité en authenticité recèle l’une des contributions les plus notables d’Adorno à une réflexion sur l’art moderne, et sur la modernité en général. Ce schème du retournement, dont on peut penser qu’il constitue dans l’œuvre d ’Adorno, au-delà même de ce qu’elle atteste explicitement, l’un des héritages les plus constants de la pensée de Walter Benjamin, est ici manifeste : c’est parce que l’époque moderne est d’abord décrite comme se tenant au plus près du pire, en l’occurrence d’un terrible aveuglement mythique, que le thème d’un possible bouleversement auto-critique se produisant dans l’œuvre revêt la signification éminente d’un “ salut ”. Avec lui, en effet, il ne s’agirait pas seulement d’une mutation intra-artistique ou intra-esthétique : l’événement en question suggérerait surtout que le mythe, dans toutes ses dimensions indissociablement esthétiques et politiques, est retournable, et qu’en son sein, malgré tout, autre chose encore peut advenir. La modernité apparaîtrait ainsi comme tendue, sans résolution définitive, entre des voies adverses. Elle se “ définirait ”, avant toute qualification positive et univoque, comme un tel espace polémique, comme l’enjeu et l’expérience d’un incessant conflit ou différend entre des possibilités esthético-politiques inconciliables.

  • 14 . Cf. Adorno, Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée, § 153, traduction Eliane Kaufholz et Je(...)

33Peut-être est-ce par là que se trahit chez Adorno, bien qu’il en ait souvent combattu l’idée de façon virulente, la croyance maintenue en une certaine “ exemplarité ” de l’art. La “ rédemption ” que le dernier fragment de Minima Moralia, en 1947, posait comme le seul “ point de vue ” à partir duquel la philosophie pourrait encore “ considérer les choses ” 14, serait ici présente, non pas bien sûr comme doctrine ou comme position assertorique, mais sous la “ forme ” de cette catastrophe temporelle césurant l’œuvre en sa plus immanente texture. Bien entendu, cela n’est pas réductible à la conception de l’art comme pourvoyeur de consolation, de réconciliation ou d’harmonie, qu’Adorno critique chez Kant ou chez Schiller. D’une certaine manière, il s’agit du contraire, puisque le salut, si salut il y a, est maintenant cherché dans la soudaineté d’un acte qui fait exploser le toujours-semblable, la continuité, l’intégrité de l’œuvre ou de la forme, la plénitude de la composition. Mais sans doute est-il encore cherché, même s’il n’est plus deviné que dans une instantanéité passagère et sans substance, dans ce que les écrits sur la musique nomment parfois la “ percée ”.


  • 15 . Adorno, Mahler. Une physionomie musicale, traduction J.-L. Leleu et T. Leydenbach, Éditions de Min(...)
  • 16 . Ibid., p. 26.

34Le livre sur Mahler parle en ce sens d’une “ expérience profonde, essentiellement contraire à l’art ”, qui cependant aurait “ besoin de l’art pour se manifester ” : “ La percée, comme la venue du Messie, n’ayant pas eu lieu dans le monde, l’image qui se tend dans sa direction reste en effet mutilée. La réaliser musicalement, c’est en même temps témoigner de son échec dans la réalité. Il est dans la nature de la musique de s’en demander trop. Elle sauve l’utopie dans son no man’s land. Ce que l’immanence de la société interdit reste inaccessible à l’immanence de la forme qui lui est empruntée. La percée voulait faire éclater l’une et l’autre ” 15. On trouve bien ici le motif de l’explosion et de la dislocation ; mais il est très explicitement relié à celui d’un messianisme qui certes ne peut pas être exposé, mais qui dans son inexponibilité même détermine, dans sa constitution et dans sa déconstitution incessantes, les aventures de la texture artistique. Les termes qui présentent le “ principe ” d’une telle esthétique comportent la même ambivalence : “ Il n’est pas sûr qu’en raison de la rupture entre le cours du monde et ce qui serait autre il n’y ait pas plus de vérité là où cet Autre apparaît sans que le sujet prétende se l’être approprié dans l’œuvre, et où, en confessant son apparence, il se débarrasse ainsi de ce qu’il avait de trompeur, que là où l’unité immanente de la musique crée l’illusion d’une immanence du sens et insiste sur sa propre vérité, pour ne faire que dégénérer au total en mensonge ” 16. Là encore, le travail critique que l’œuvre s’impose pour éviter la mystification d’une présentation prétendument adéquate de la vérité s’effectue au nom d’une advenue de l’Autre dont l’attestation, dans la mesure où elle en reconnaît l’altérité et peut-être plus exactement l’infigurabilité, peut encore être dite “ vraie ”, bien qu’en un sens différent.

35De fait, toute la question de l’art moderne, dans les textes que nous avons cités, semble invoquée dans la perspective d’une longue, retorse et peut-être aporétique construction d’une compréhension de la vérité qui à la fois se sépare de ses acceptions philosophiques traditionnelles et cependant en maintienne, malgré tout, le concept. La notion de modernité a peut-être pour contenu une proposition, double, quant à la vérité. Elle énonce d’une part qu’il est propre au moderne que la vérité ne puisse s’y présenter que dans l’intermittence, et non comme figure ; elle énonce d’autre part que dans la modernité, le désir d’une figuration de la vérité ou d’une présentation de la vérité comme figure renforce nécessairement l’hégémonie d’une disposition au mythe quoi qu’il en soit prévalente. Les deux éléments de la proposition s’articulent, dès les présupposés implicites qu’il a bien fallu admettre pour la comprendre. Il y a dans l’œuvre d’Adorno l’insistance constante et parfois pathétique d’une sorte de sourde conviction selon laquelle le mythe, dans sa plus grande violence dénégatrice du symbolique et dans sa plus grande efficacité systématique ou totalitaire, est l’horizon dans une certaine mesure indépassable du moderne ; et c’est à elle que répond la position d’une vérité qui tiendrait dans l’interruption, dans la césure, dans la désorganisation de la texture immanente imposant au matériau artistique comme à l’écriture une forme parataxique. La vérité ne résiste au mythe que quand elle est temporelle : une vérité de passage, en quelque sorte, trahie dès qu’on tente de la fixer, de la constituer, de l’institutionaliser. Le moderne serait l’époque dans laquelle la seule vérité que l’on puisse admettre sans renforcer encore ce qui contredit ou détruit l’existence est celle qui advient comme “ catastrophe ”.
36Cela peut-il être affirmé indépendamment de l’inspiration messianique qui manifestement sous-tend chez Adorno toute l’analyse ? Si ça n’était pas le cas, cela limiterait la portée de ces analyses, qui ne vaudraient que dans l’orbe d’un messianisme maintenu au-delà de toutes les ruptures et protestations d’athéisme. Mais peut-être faut-il poser la question dans un autre sens : si la modernité, dans son athéisme, retrouve la problématique apparemment théologique de l’irruption messianique brisant la domination du toujours-semblable, n’est-ce pas seulement parce que les mots du messianisme demeurent disponibles, parmi d’autres sans doute mais selon une insistance qui mériterait qu’on la prenne au sérieux, pour témoigner de ce qui se dit là d’une interruption et d’une advenue nécessaires, d’une percée trouant la compacité de l’institué, d’un dire traversant le déjà dit, d’un événement écartant la sombre évidence de l’être-mythe ?
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