Cet entretien avec Frédéric Dabi a été réalisé le 22 janvier 2010. Frédéric Dabi est directeur du Département d’Opinion et Stratégies d’Entreprise de l’IFOP.
— À partir de vos études d’opinion, comment les Français ont-ils vécu l’avènement de la crise économique actuelle que de nombreux commentateurs considèrent comme la plus grande depuis celle du 1929 ?Frédéric Dabi — Il serait utile de s’inscrire en rupture par rapport aux divers commentaires faits à chaud. Il est vrai que les médias ont beaucoup mis en avant la séquence de la crise financière qui aurait sidéré l’opinion d’autant plus vivement que les gens ne la vivaient pas concrètement. Cette période où la crise est omniprésente dans les esprits mais encore virtuelle dans la vie quotidienne est la meilleure du point de vue de la popularité pour le sarkozysme. Le président de la République apparaît sous un jour protecteur, comme un capitaine à la barre remettant de l’ordre dans le système bancaire et financier. C’est à partir du moment où la population ressent les conséquences de la crise, notamment le retour d’un chômage de masse dont on en mesure encore les effets, que les critiques à l’encontre du pouvoir exécutif gagnent en ampleur et en virulence.Certes, on entend dire de toutes parts que c’est la plus grande crise économique depuis celle de 1929. Toutefois, se fait jour une mise à distance des Français par rapport à cette évidence. Pour beaucoup de segments de l’opinion publique, le pays est installé dans la crise depuis longtemps. On pourrait même remonter au premier choc pétrolier. Il y a eu quelques exceptions marquées par la décrue du chômage, en particulier pendant le gouvernement de Michel Rocard avant la récession de 1993-1994, puis avec Lionel Jospin dont la politique gouvernementale donnait le sentiment à l’opinion d’avoir des lignes d’action cohérentes pour gagner la bataille de l’emploi (35 heures, emplois jeunes). Cette action volontariste a sans doute contribué à la réhabilitation du politique durant cette période. Hormis ces embellies, les Français vivent dans la crise depuis trente ans.Aussi, observe-t-on un vrai rejet par une majorité de l’opinion publique du discours médiatique sur la « sortie de crise » que l’on entend depuis septembre 2009. L’après-crise ne constitue pas une réalité pour le plus grand nombre de nos concitoyens. Selon un sondage de l’Ifop réalisé du 24 au 25 septembre 2009 pour Banque Robeco, seules 13 % des personnes interrogées anticipaient une sortie de crise dans les six prochains mois. Un Français sur deux prévoyait la sortie de crise dans les deux années à venir. Ces éléments indiquent que la spécificité de la crise actuelle est mal perçue et qu’elle tend plutôt à s’inscrire dans un continuum par rapport aux précédents épisodes vécus.Néanmoins, les effets de la crise, notamment la remontée spectaculaire du chômage, impactent les représentations et modifient les préoccupations des Français. La grille de lecture de l’action gouvernementale change fondamentalement par rapport au début du quinquennat de Nicolas Sarkozy. La crainte d’une perte des dépôts bancaires fut mineure et encore moins celle de la faillite du système bancaire. On a mis entre parenthèses deux séquences assez fugaces dans la hiérarchie des préoccupations : l’insécurité (2001-2002), ce qui explique en partie le 21 avril 2002 ; le pouvoir d’achat, dans le sillage de la victoire de Nicolas Sarkozy (entre septembre 2007 et octobre 2008). On revient plutôt aux préoccupations « traditionnelles » des Français pendant les décennies 1980 et 1990 : emploi et pouvoir d’achat. L’évaluation de l’action gouvernementale et des politiques publiques se fait à l’aune de ces deux critères majeurs.De ce point de vue, considérer que l’opinion publique focalise son appréhension de l’action du chef de l’État uniquement sur la manière de présider ou d’incarner sa fonction relève d’une erreur d’analyse. En fait, Nicolas Sarkozy gagnera ou perdra en 2012 en fonction des réponses qu’il apportera aux conséquences de la crise, en particulier sur les fronts de l’emploi et du pouvoir d’achat.On pourrait même établir un parallèle avec le septennat de Valéry Giscard d’Estaing qui débute quelques mois après le premier choc pétrolier et le commencement de la crise. Quand on réécrit l’histoire du giscardisme, on s’accorde souvent à considérer que son échec en 1981 entérine le rejet d’une manière quasi monarchique d’incarner la fonction présidentielle, voire de s’embourber dans diverses affaires. Or, Valéry Giscard d’Estaing perd contre François Mitterrand non parce que les Français rejettent sa propre personne, mais en raison d’une crise économique majeure qui voit franchir le cap de deux millions de chômeurs tandis que l’inflation galope jusqu’à atteindre deux chiffres. En face, le candidat socialiste promet la création d’un million d’emplois. Ce sont des motifs d’ordre économique et social qui précipitent la chute du giscardisme.A cet égard, la comparaison avec le sarkozysme est loin d’être anachronique si l’on prend en compte la hiérarchie des préoccupations des Français que nous venons d’esquisser. Nicolas Sarkozy passe sous la barre symbolique des 50 % de satisfaits en janvier 2008 lorsqu’il casse la cohérence entre le candidat Sarkozy du pouvoir d’achat et son action réelle en affirmant, par exemple, de ne pouvoir distribuer de l’argent puisque les caisses sont vides. En même temps, François Fillon affirme que l’État est en situation de faillite. C’est lorsqu’il y a une cassure dans la crédibilité de la parole politique que la popularité des hommes d’État connait de sévères chutes.
— Même si les Français insèrent la crise actuelle dans une séquence bien plus longue et n’en voient guère d’issue immédiate, quel est son impact sur leurs comportements ?Frédéric Dabi — Il existe un décalage entre les attentes des Français en termes de réponses politiques sur les questions qui les intéressent et les discours mis en avant par l’exécutif au cours de la dernière période. Les discours sociétaux, en particulier environnementaux, ont créé un véritable effet de saturation au sein de l’opinion. Cette prise en charge par le politique des questions sociétales contraste avec les attentes vibrantes et les inquiétudes économiques de l’opinion publique. Cela ne veut pas dire que les Français se désintéressent de ces questions, en particulier celles relevant de l’écologie. Or, la stratégie de Nicolas Sarkozy lors de la dernière campagne présidentielle marchait sur deux jambes, à la fois économique (pouvoir d’achat, valeur travail, emploi) et sociétale (immigration, sécurité, identité nationale).
— Alors que maintenant sa stratégie apparaît plutôt « unijambiste » ?Frédéric Dabi — Exactement, elle est frappée d’une sorte d’hémiplégie du fait de la montée du chômage de masse. Le discours présidentiel n’évoque guère dans la dernière période, à savoir celle du dernier trimestre de 2009, les questions économiques et sociales autour de la valeur travail. Il ne marche que sur une seule jambe. La portée de son audience se réduit considérablement. Il en résulte une morosité sociale et une angoisse par rapport à la situation actuelle d’un niveau aussi élevé qu’il faut remonter aux années 1995-1996 pour trouver un point de comparaison. Nos études récentes indiquent qu’une majorité de Français a intériorisé l’idée que leurs enfants auront une vie moins bonne qu’eux-mêmes.Ce pessimisme « de projection » est d’autant plus affirmé que les éléments de réassurance liés au modèle français (la grandeur de la France, son patrimoine, son attractivité touristique, la protection sociale, la haute couture, la gastronomie, Paris, etc.) font défaut à partir du moment où les effets économiques de la crise touchent les Français. Il est vrai que la mise en scène de l’exécutif sur la scène internationale (présidence française de l’Union Européenne, Euroméditérannée, crise en Géorgie, rapports avec Pékin, etc.) peut jouer un rôle compensatoire, ne serait-ce que sur le plan de l’imaginaire symbolique. Mais ce sont des moments fugaces qui ne permettent pas d’éclipser l’inquiétude de l’opinion. En somme, dans une conjoncture où le pessimisme gagne du terrain, la crispation sur les questions économiques et sociales fait que les discours dérivatifs sur le sociétal sont vus comme peu légitimes, voire comme insupportables puisque trompeurs.
— Quelles sont les demandes sociales dans ce nouveau contexte ?Frédéric Dabi — L’opinion a énormément de mal à se projeter dans la période actuelle. Dans notre baromètre Ouest-France de fin d’année 2009 sur le moral des Français, 5 % seulement des enquêtés se disent très optimistes en pensant à leur avenir. Les effets de la crise sont au centre de l’angoisse sociale qui gagne sans cesse du terrain. Mais ils sont vus comme un épisode supplémentaire d’une crise qui dure depuis plus de deux décennies dont l’unicité ne fait aucun doute.Ce qui exacerbe la perception de la crise, c’est la difficulté à appréhender l’action de l’exécutif et à trouver des lignes de cohérence conformément aux aspirations du très grand nombre. Lorsqu’on les interroge, les Français manifestent avoir une bonne connaissance de telle ou telle réforme, mesure ou décision, mais ils voient mal se dessiner un cap par delà l’empilement des mesures de circonstances. La mise en perspective qui pourrait leur permettre d’exprimer des aspirations, et partant, de se positionner par rapport aux réformes menées par l’exécutif fait défaut.
— L’absence de cap politique renforce donc le pessimisme de projection de l’opinion.Frédéric Dabi — Exactement, c’est un élément majeur. Il est symptomatique de voir les mots qui reviennent dans nos enquêtes qualitatives à propos de la situation actuelle : « flou », « chômage », « crise », « où va-t-on ? », « on est perdu », « confusion », « peur du futur », « brouillard », etc. Dans les années 1995-1997, ce vocabulaire était l’apanage des catégories populaires ; il s’est largement diffusé aujourd’hui aux classes moyennes, voire à des franges des catégories supérieures. On trouve peu d’éléments de réassurance pour contrebalancer ces affirmations négatives qui traduisent souvent une résignation et un repli sur la sphère individuelle.En revanche, on a des lignes de perception de l’action gouvernementale qui sont négatives. Deux motifs majeurs émergent. Une partie de l’opinion, notamment le « peuple de gauche », vit l’action de l’exécutif comme une attaque en règle et une menace contre les acquis sociaux et le modèle français. Cette posture explique le succès de certaines mobilisations collectives pour défendre les services publics, à l’instar de la votation citoyenne en faveur de La Poste. Même la remise en cause à travers les discours de l’exécutif, des 35 heures est mal vue par l’opinion qui considère majoritairement la réduction du temps de travail comme un acquis social.D’autre part, une grille de lecture de l’action de l’exécutif opère à travers le clivage gros/petits qui tend de plus en plus à se substituer ou du moins à se superposer au clivage gauche/droite. Cela se vérifie même si le sarkozysme, du fait de son positionnement à droite, aura eu un avantage par rapport à la période cohabitationniste qui a permis au Front National de prospérer sur le motif de la non-différenciation gauche/droite.Le clivage gros/petits renvoie à l’évaluation de la politique du gouvernement et de toute action des pouvoirs publics à l’aune d’une opposition où chaque décision est perçue comme inégalitaire et décodée comme un « cadeau » qui favorise les plus aisés tout en pénalisant les plus faibles. À cette différence près, que les petits ne sont pas seulement les classes populaires mais aussi les classes moyennes. Ils ne sont pas les « pauvres » mais des gens qui sont trop riches pour avoir des aides sociales et pas assez riches pour bénéficier d’abattements d’impôts.De ce point de vue, le bouclier fiscal est emblématique de ce clivage gros/petits. Il constitue le péché originel du quinquennat. La taxe carbone et la taxe professionnelle suscitent le même type de réactions de la part d’une opinion prenant rapidement conscience du fait qu’elle devra payer à la place des entreprises.Il est d’ailleurs assez intéressant de voir les crispations entre deux types de générations. D’abord, les personnes âgées de 65 ans et plus qui ont des retraites plutôt satisfaisantes et ne se préoccupent guère de la question des perspectives et repères dont l’attitude contraste avec celle des personnes entre 50 et 64 ans. Ces dernières sont dans l’angoisse et craignent la diminution de leurs retraites d’autant plus que le taux d’employabilité des seniors dans notre pays est parmi les plus faibles en Europe.De l’autre côté de l’arc générationnel figurent les 18-24 ans, qui ne sont pas plus anti-sarkozystes que la moyenne, versus les 25-34 ans qui constituent la génération de l’insertion. Ces derniers souffrent le plus dans les périodes de crise de l’emploi et vivent mal le décalage entre un parcours scolaire peu ou prou réussi et la difficulté à s’insérer. Autant dire que nous avons affaire à des générations fracturées.
— Les séquences contestataires contre l’action de l’exécutif peinent à aboutir, malgré le soutien de l’opinion. Les mobilisations de salariés au cours du premier semestre 2009 initiées par la plate-forme syndicale contre la politique gouvernementale et la difficulté de rebondir après la période estivale en sont un exemple significatif. Comment expliquer cette difficulté alors que la conjoncture actuelle semble plutôt porteuse de luttes unitaires ?Frédéric Dabi — La situation est vraiment paradoxale. Le syndicalisme salarié et les mouvements sociaux éprouvent de réelles difficultés à s’affirmer comme des acteurs centraux susceptibles de peser sur le cours des choses. Pourtant, on constate dans les études d’opinion que les syndicats bénéficient d’une bonne image : la confiance à leur égard, dans une enquête pour Sud Ouest menée en mars 2009 s’avère largement majoritaire (57%). Nos enquêtes qualitatives révèlent également l’utilité de leur rôle pour protéger les salariés et garantir la pérennité du modèle social français.Encore faut-il se rappeler que les mobilisations collectives de la dernière période, même en l’absence de gains tangibles, ont été fortes et majoritairement justifiées par l’opinion. Baisse d’intensité des mobilisations ne veut pas forcément dire déconfiture. En tout état de cause, une des difficultés du syndicalisme à émerger comme acteur social est sa crédibilité comme force capable d’apporter des solutions, la dimension tribunicienne dans un contexte de crise ne suffit plus.
— Pourtant, les syndicats disent avoir des propositions ou des solutions alternatives...Frédéric Dabi — Bien sûr, mais celles-ci ne sont pas audibles. On peut aussi faire la même remarque pour la gauche : objectivement, elle formule des propositions, mais son projet n’est pas pour le moment audible.
— Justement, comment la gauche se positionne-t-elle dans ce nouveau contexte ?Frédéric Dabi — Il faut d’abord prendre des distances par rapport au discours médiatique dramatisant que l’on entend depuis longtemps sur le déclin de la gauche et la fin de l’opposition socialiste. Battu à la dernière présidentielle, le PS a obtenu des résultats honorables aux élections législatives de 2007 et a largement remporté les élections municipales de mars 2008. Il est vrai qu’il a obtenu un score médiocre aux dernières élections européennes, dans un contexte de faible participation où le vote comporte un aspect « défouloir » et le citoyen peut se permettre de se « faire plaisir » compte tenu de la faible perception des enjeux de ce scrutin.Je rappelle qu’aux élections européennes de juin 1994, Michel Rocard avait obtenu 14,5 % des suffrages exprimés en devançant légèrement Bernard Tapie (MRG, 12,5 %). Or, un an plus tard, Lionel Jospin, candidat du PS, arrive en tête du premier tour de l’élection présidentielle (23,3 %), malgré la faiblesse de la gauche après quatorze années de présidence mitterrandienne.Quand on travaille qualitativement sur l’image récente du PS, on distingue deux périodes. La première concerne la gestion des conséquences du congrès de Reims (novembre 2008). Ici, l’image dégradée de cacophonie, de division, de guerre des chefs, de rivalité des « éléphants » l’emporte largement. Politiquement, le PS n’apparaît pas comme un parti de gauche qui s’oppose vraiment au gouvernement. Pour autant, demeurent la crédibilité et l’ancrage social du PS. Même quand tout va mal, le PS paraît s’occuper du social et être proche du quotidien des gens. Quand on enlève la toile de fond mortifère, c’est-à-dire les déchirements et les duels, on retrouve les valeurs sociales qui définissent a minima l’identité socialiste. Reprendre la représentation du parti de la justice sociale est pour le PS un bon angle par rapport au sarkozysme qui est largement vu comme étant antisocial.La deuxième période commence quelques mois après le congrès de Reims. Il se produit à cette occasion un effet de légitimation dont profite Martine Aubry qui s’efforce de remettre le PS en ordre de marche. Dans les plus récentes enquêtes, on observe une atténuation de l’impression des divisions du PS. Par exemple, l’affaire Peillon-Royal n’a pas un effet dévastateur aussi fort que la rivalité Aubry-Royal parce qu’elle est vue comme une querelle qui se situe à la périphérie du PS. La notoriété de cet incident comme thème de conversation des Français est très faible.
— Est-ce que cela connote l’amorce de la reconstruction de l’unité symbolique du PS autour de Martine Aubry ou simplement l’étiolement de l’influence de Ségolène Royal ?Frédéric Dabi — On peut admettre valablement les deux hypothèses : la légitimation de Martine Aubry et la fragilité de Ségolène Royal en termes de crédibilité de son offre programmatique qui atteint sa propre personne. La séquence terrible qui l’a faite chuter dans l’opinion est la lettre d’excuse adressée à José Luis Zapatero, chef du gouvernement espagnol, après le pardon demandé aux Africains pour l’allocution prononcée par Nicolas Sarkozy à Dakar le 26 juillet 2007. En termes de popularité hiérarchique auprès des Français, elle se classe désormais derrière Laurent Fabius, un indicateur d’opinion préoccupant pour elle.Pour résumer, on observe un rétablissement de l’image du PS, quelques séquences où l’on ressent que les socialistes s’opposent efficacement au gouvernement (taxe carbone, taxe professionnelle) et un espoir qui renaît en termes d’alternative.
— Toutefois, redorer l’image d’unité du PS ne suffit pas pour consolider sa crédibilité qui se joue au niveau de la fiabilité du projet politique.Frédéric Dabi — Certainement. Mais la question de la non-différenciation entre la gauche et la droite est moins gênante dans la période récente. La critique sur le mode « tous les mêmes » qui caractérisait la cohabitation n’existe plus. Les différences peuvent se dessiner de manière plus tranchée. Pour autant les Français n’ont qu’une faible connaissance à l’heure actuelle des propositions du PS – qui pourtant en fait. Après le temps de la convalescence et de la remise en ordre dans le sillage du congrès de Reims, le PS se prépare à entrer dans le temps du programme.De ce point de vue, il convient de se démarquer de deux fausses évidences. D’une part, l’idée selon laquelle Nicolas Sarkozy va l’emporter haut la main en 2012 en l’absence d’une candidature solide dans le camp socialiste. Faut-il rappeler qu’en janvier 1981 Giscard d’Estaing devance largement dans les enquêtes d’opinion François Mitterrand ? Ou qu’en décembre 1994 personne ne s’imagine que Lionel Jospin sera à la tête du premier tour de l’élection présidentielle de 1995 ? La temporalité politique en France est courte.D’autre part, considérer que le PS va gagner en 2012 du fait de l’impopularité de l’actuel président de la République n’a aucun sens. Dans cette période intercalaire, toutes les prévisions sont dénuées de fondement. Néanmoins, on peut supposer que les résultats des élections régionales peuvent dessiner une tendance de fond.
— Qu’en est-il de la gauche non socialiste ?Frédéric Dabi — Pendant la période où le PS était au-dessous de son étiage traditionnel, la question se posait de savoir qui allait prendre le leadership de la gauche radicale dont les scores oscillent entre 10 et 15 %. Le NPA pouvait prétendre à ce leadership autour d’une personnalité forte qui bénéficiait d’une vraie proximité identificatoire, Olivier Besancenot. Dans nos premières enquêtes, en mars et avril 2009, le NPA avoisinait le 10 % des intentions de vote et apparaissait en mesure d’incarner ce pôle de radicalité.Or, cette dynamique a été cassée pour deux raisons. D’une part, figure le refus du NPA de jouer la carte de l’unité avec ses partenaires potentiels. D’autre part, on peut parler de la stratégie astucieuse du PCF de recréer une alliance avec le Parti de gauche (PG), aussi minime soit-elle.Aux élections européennes de juin 2009 le Front de Gauche emporte la partie en devançant de deux points le NPA, ce qui était inconcevable ne serait-ce qu’un ou deux mois auparavant. Pourquoi ? Dans l’imaginaire des sympathisants de la gauche radicale, l’association PCF-PG représente une sorte de reconstitution de la campagne unitaire qui avait prévalu en 2005 lors du référendum sur le traité constitutionnel. La réactivation au sein de la gauche radicale de cette attente d’une gauche de la gauche unie renforce le Front de Gauche alors que le NPA semble s’entêter dans son isolement. Par ailleurs, dans nos enquêtes préélectorales régionales, le Front de Gauche dépasse systématiquement le NPA.
— Devancer le score électoral du NPA est une chose, peser significativement sur le rapport de forces au sein de la gauche en est une autre. Quelles sont selon vous les possibilités politiques d’une alliance entre communistes et forces antilibérales issues de la tradition social-démocrate ?Frédéric Dabi — Le rapport de forces au sein de la gauche a fondamentalement changé depuis les années 1990. Dans le rééquilibrage qui s’est fait à gauche, l’interlocuteur de référence pour le PS devient l’Europe Ecologie et les Verts. Les chiffres sont têtus : même si l’alliance PCF-PG résiste, elle est considérée comme une force d’appoint. Nous sommes dans une configuration très différente par rapport à 1981 (Union de la gauche) et même par rapport à 1997 (gauche plurielle) lorsque les Verts apparaissaient comme la force d’appoint. Certes, on ne sait pas de quoi demain sera fait. Mais je serais assez réservé sur les chances du Front de Gauche de jouer le même rôle que Die Linke en Allemagne.En fait, le rééquilibrage à gauche entre le PS et les Verts se fait au détriment de la gauche radicale. La crainte est de voir le Front de Gauche devenir soit une force d’appoint soit un socle d’arrimage du PS à gauche, l’empêchant d’aller chercher du côté du centre. L’espoir du Front de Gauche d’occuper une place spécifique au sein de la scène politique à gauche apparaît limité. De ce point de vue, les résultats des élections régionales de mars 2010 constitueront un véritable test.
— Comment situer la gauche dans la perspective de l’élection présidentielle de 2012 ? Frédéric Dabi — La gauche a de réelles chances de l’emporter en 2012. L’anti-sarkozysme est un mouvement de fond dans le pays, un véritable levier. Mais il n’est pas le seul. Une des erreurs majeures de Lionel Jospin en 2002 était de surestimer le rejet de Jacques Chirac par l’opinion. Autant dire que la gauche et le PS ne sauraient faire l’économie d’un projet et se contenter de gérer au mieux cette période de crise qui s’annonce déjà pénible.J’ai appris récemment que François Mitterrand avait toujours sur lui un papier où figurait, d’un côté, la courbe du chômage, et de l’autre côté, la courbe de sa popularité. Une fois de plus, on revient aux fondamentaux mentionnés au début de l’entretien : ce sont les réponses apportées par Nicolas Sarkozy et l’exécutif actuel aux questions économiques et sociales et la capacité de la gauche à imaginer un projet crédible alternatif pour traiter ces problèmes qui vont être au cœur de la prochaine élection présidentielle.