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 Le Fardeau De La Liberté, Note Sur Sartre

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25022016
مُساهمةLe Fardeau De La Liberté, Note Sur Sartre





Le Fardeau De La Liberté, Note Sur Sartre 2003234178.2
[size=16]« L’existentialisme athée, que je représente, est plus cohérent. Il déclare que si Dieu n’existe pas, il y a au moins un être chez qui l’existence précède l’essence, un être qui existe avant de pouvoir être défini par aucun concept et que cet être c’est l’homme ou, comme dit Heidegger, la réalité humaine. Qu’est-ce que signifie ici que l’existence précède l’essence ? Cela signifie que l’homme existe d’abord, se rencontre, surgit dans le monde, et qu’il se définit après. L’homme, tel que le conçoit l’existentialisme, s’il n’est pas définissable, c’est qu’il n’est d’abord rien. Il ne sera qu’ensuite, et il sera tel qu’il sera fait. Ainsi, il n’y a pas de nature humaine, puisqu’il n’y a pas de Dieu pour le concevoir. L’homme est non seulement tel qu’il se conçoit, mais tel qu’il se veut, et comme il se conçoit après l’existence, comme il se veut après cet élan vers l’existence, l’homme n’est rien d’autre que ce qu’il fait. […] Quand nous disons que l’homme se choisit, nous entendons que chacun d’entre nous se choisit, mais par là nous voulons dire aussi qu’en se choisissant il choisit tous les hommes. »[size=15][1][/size][/size]
 


[size=16]Dans ce passage, Sartre tire les deux conséquences essentielles du postulat principal de l’existentialisme, celui qui veut que chez l’homme « l’existence précède l’essence »[size=16][2]
, ce qui implique tout d’abord que l’homme doit être pleinement responsable de ce qu’il fait ; mais, chose plus étonnante, l’homme est également responsable de l’humanité.


[/size]L’existence n’est, dit Sartre, jamais déduite d’une essence quelconque et l’homme « n’est rien d’autre que ce qu’il fait »[3]. Alors nul ne peut invoquer la moindre nature humaine pour se décharger de la responsabilité de ses actes : car l’homme se définit seulement après ce qu’il fait, (et non jamais avant !) et recourir au déterminisme, psychologique ou autre, pour donner des raisons de son action, ce serait par conséquent sombrer dans ce que Sartre appelle la « mauvaise foi » : c’est-à-dire, le moyen par lequel l’homme cherche à éviter l’angoisse en se masquant sa liberté : c’est donc une forme de mensonge, mais qui a la particularité d’être mensonge à soi. Par la mauvaise foi, je me donne comme existant sur le mode de l’en-soi, comme les lâches qui se cachent « par l’esprit de sérieux ou par des excuses déterministes leur liberté totale »[4]. C’est donc fuir ses responsabilités pour attribuer à une force inhumaine ce qui est proprement humain. C’est ce que permet de comprendre l’explication du terme « subjectivisme » qui apparaît chez les adversaires de Sartre comme un reproche. C’est, dit Sartre, qu’ils n’ont pas compris ce que veut dire le subjectivisme existentialiste : il signifie « impossible pour l’homme de dépasser la subjectivité humaine »[5] . Autrement dit, l’homme ne peut jamais sortir de sa condition, que ce soit pour s’élever au-dessus d’elle (dans par exemple la surhumanité décrite par Nietzsche) ou pour retomber dans l’infra-humain, l’animalité ou l’en-soi de la chose inerte : l’homme n’est jamais déterminé que par lui-même à agir, et jamais par quelque chose d’inhumain. Seul et sans excuses,[6] l’homme est responsable de soi.

A l’inverse de ce qu’affirment les marxistes, ce subjectivisme n’entraîne pas un individualisme : car l’individu, en se choisissant, ne fait jamais un choix pour lui seul mais fait un choix qui, pour lui, a une valeur : le choix du bien. Tout acte dépasse donc son origine strictement individuelle car ce qui a une valeur ne l’a pas seulement pour moi mais pour tous les hommes. En choisissant ce que nous voulons être, nous choisissons l’homme « tel que nous estimons qu’il doit être. »[7] L’existentialisme n’est donc pas seulement une anthropologie, c’est-à-dire une théorie de l’homme, mais il est aussi une morale : il passe de la description de l’homme tel qu’il est ou plutôt tel qu’il existe à ce qu’il doit être, bref à une dimension normative. Car l’homme tel qu’il est ne peut pas ne pas choisir l’humanité qu’il souhaite : il est par conséquent également responsable devant tous de l’humanité qu’il a choisie. Responsabilité de l’homme absolument totale.

Avant tout penseur athée, Sartre voit le fâcheux destin de l’homme qu’un des frères Karamazov évoque chez Dostoïevski, réfléchissant à l’existence de Dieu : « Si Dieu n’existait pas, tout serait permis. »[8] C’est ainsi le point de départ de l’existentialisme. « L’homme est libre, l’homme est liberté. »[9] Projet et choix, il va désormais habiter le monde comme une conscience qui se réinstalle dans le monde sans être une chose parmi les choses ; refus d’un certain réalisme qui empêche la conscience, absorbant l’objet, de se dépasser de ce monde, de s’arracher de l’objet étant toujours de ce monde. Fidèle à l’idée d’intentionnalité de la conscience husserlienne, Sartre pose la conscience comme n’ayant point de dedans, comme n’étant rien en dehors d’elle-même. Considérant qu’une connaissance objective est possible, la conscience se distingue désormais des autres étants, n’étant plus close sur soi, n’ayant besoin que de soi pour exister. Elle est donc liberté. Ne s’engluant plus dans le monde, elle est cette conscience qui peut le nier ou le viser comme n’étant pas là, l’imaginer, ou le néantiser selon la formule de Sartre, et par là, elle renvoie nécessairement à la liberté. Ni abstraite ou indépendante du monde dans lequel elle s’incarne, elle est concrète et individuelle. Entre être et néant, puisque l’un ne saurait exister sans l’autre, le néant ne peut venir à l’être que par la liberté, seul l’homme peut introduire du  non-être au sein de l’être. D’où l’idée sartrienne que « la liberté précède l’essence de l’homme et la rend possible »[10]. Etre même de l’homme, la liberté est ce à quoi l’homme ne saurait échapper, n’ayant pas d’essence, « il n’y a pas de différence entre l’être de l’homme et son être-libre »[11], d’où la formule paradoxale : « l’homme est condamné à être libre. »[12] Déterminé à être libre, cette liberté se présente à lui comme étant totale, sans limite, et sans condition. Notre liberté nous rappelle aussitôt à nos responsabilités absolues et entières. Car pour l’homme, la responsabilité est totale. Il n’y réchappe en aucune façon[13]. Ne pouvant invoquer la moindre nature humaine pour excuser ses actes, le fardeau de la liberté est soudain à sa propre charge. Par chacune de mes attitudes, je vais exprimer cette pleine liberté. Triste, passionné, engagé, je manifeste cette liberté, essentielle contingence sans laquelle je ne serais pas. Que mes gestes ou mes sentiments me dépassent par la suite, cela n’empêche pas qu’ils expriment ma liberté. La conscience n’est jamais inerte. Elle est acte. Projet. C’est ce qu’on peut appeler une liberté en situation : être condamné à la liberté sans rémission, et donc forcé de choisir. Car ne pas choisir étant encore le choix fait de ne pas choisir. Impossible désormais de nier cette liberté. Notre seul refuge serait la « mauvaise foi ». Mensonge à soi-même et dérobade, l’homme aura beau prétendre que le destin peut être bien fâcheux, le contexte spatio-temporel ne constitue en aucune manière le moindre obstacle à sa liberté, mais bien « le coefficient d’adversité à travers les techniques librement inventées, librement acquises. »[14] L’homme sera devant l’incommensurable choix : endosser l’habit d’un personnage parmi une multitude : bourreau, médecin, écrivain, avocat etc., mais aussi obligation de choisir de vivre à la façon de tel ou tel personnage, le choix de librement fixer des limites à son désir.

Pour l’existentialisme sartrien, l’homme se choisit, et décide de sa vie même lorsqu’il n’a pas conscience de choisir. Inversion de la conception classique : « l’existence précède l’essence. »[15] C’est cette « réalité humaine » dont parle Sartre pour définir le Dasein de Heidegger qui est « cet être pour lequel il est dans son être question de l’être. »[16]L’homme n’a pas d’essence, puisque jeté au monde, il sera d’abord amené à exister en tant qu’existant, c’est-à-dire qu’il sera amené  à ex-ister : être hors du néant, donc amené à se tenir en dehors de soi-même, être condamné à ne pas coïncider avec son être, à la manière de la chose.

L’homme peut accepter d’avoir un rapport authentique à soi, ou se refermer dans l’inauthenticité en se posant comme une chose dans le monde, acceptant par ce choix l’anonymat du « on » et l’inauthenticité des relations quotidiennes. L’homme demeure entièrement ce qu’il fait. Sa liberté absolue l’oblige à endosser la pleine responsabilité de ses actes. Et il ne tient jamais qu’à lui de se tenir résolu et de rouvrir la question de l’être, à travers une interrogation sur sa propre existence. Le prompt refus d’accepter un tel état de fait peut facilement s’expliquer par ce que Sartre nomme l’angoisse[17]. Cette angoisse est liée à notre total engagement, au poids écrasant de cet engagement qui est au fondement de nos actes. Lorsque j’agis, je n’agis jamais pour moi seul. Et même si je tâche de m’abriter derrière le voile de la mauvaise foi, prétendant que mon acte ne vaut que pour moi-même, au moment où je me choisis par l’acte que j’accomplis, je choisis et engage par là l’humanité entière. Subjectif au départ, l’acte engage l’homme en général, c’est-à-dire que lorsque je me choisis un personnage, je choisis par là-même un rôle pour l’humanité. Je suis ce que je pense que l’homme en général devrait être. On peut alors mieux comprendre le rôle de l’angoisse. Inévitable pour celui qui voudrait se cacher sa responsabilité ; liée à la multitude des possibles et au fait que parmi tous, je ne puisse en choisir qu’un seul et doive, après coup, en assumer la responsabilité. L’angoisse se trouve être la révélation de mon attitude totalement contingente. L’angoisse est cette terrible lumière jetée sur ma facticité et l’infinité de ma liberté. On se trouve alors au centre de cette grande question kantienne : que dois-je faire ? Et rien d’extérieur à nous ne peut décider à notre place. Ni la Raison de la morale kantienne, car elle conduit à des dilemmes, donc est incapable de choisir. Ni les sentiments, car c’est moi qui accepte de les ressentir et non d’y résister. Ni les conseils des personnes de confiance, car je choisis les personnes dont j’estimerai les conseils ; ce ne sont donc pas eux, mais moi en définitive qui décide. Pas plus les signes extérieurs (vocation, destin…) car ils n’existent que par mon interprétation, et n’ont de valeur que si je leur en donne. Je peux alors choisir de me suicider rien ne m’oblige à sauver ma vie. Pas plus la prudence que tout autre motif raisonnable.

L’existentialisme n’est pourtant pas l’apologie de l’acte gratuit. Il n’y pas de nature humaine (universelle) mais une condition humaine (universelle). Pas de valeurs morales transcendantes à la subjectivité, mais une morale de l’engagement.

L’homme est entièrement libre. Aussi il ne peut nier que la découverte soudaine de cette liberté s’accompagne d’une morale du fait même qu’il se trouve soudain lié et solidaire à tout ce qui se passe dans le monde. D’abord, avant même d’agir, il doit tenir compte de choisir une morale en fonction de trois critères :

a) la situation qui s’impose à tout homme
b) l’universalité du projet, c’est-à-dire que tout homme devrait pouvoir faire la même chose que lui
c) l’authenticité de ses pensées, c’est-à-dire refuser la mauvaise foi et tendre vers l'authenticité.

Ainsi Sartre accorde à l’homme, le rôle de législateur de lui-même, car selon Sartre,  la « vraie » liberté se gagne en conformité à des règles. Il n’y a aucune aliénation de sa liberté. Certes, il sera soumis à la pression des circonstances, mais en tout état de cause, quoi qu’il choisisse, on ne pourra jamais accuser son acte de la moindre gratuité. 

Sartre a probablement modifié le concept d’existence ; certes, il s’est raccroché à l’école de l’humanisme – ce qui a ressemblé pour beaucoup à de l’opportunisme – cela l’a ainsi contraint  à apporter de nombreuses précisions à propos de l’homme, ce qu’il a pu ensuite organiser en doctrine. L’existentialisme se concilie désormais avec humanisme en ce sens que la liberté jamais altérée par le déterminisme est, en fait, éclairée par ce dernier[18]. Pour Sartre, l’homme est au centre de sa vie et de ses choix qu’il prend de son plein gré ; libre ou esclave, il est toujours libre et tout entier. Il n’est plus définissable par ce qu’il est mais par ce qu’il peut être. Jamais fermé sur soi, il peut se dépasser « hors de soi », vers des possibles qui ne dépendent que de lui. En acceptant cet argument philosophique, on pourrait enfin mettre à mal cette terrible tendance contemporaine à se trouver systématiquement des excuses, et que Pascal Bruckner avait très justement nommé en parlant de « tentation de l’innocence »[19].

Bien sûr, Sartre ne nie pas la détermination de notre condition physique et sociale. Mais notre liberté n’est pas limitée par celle-ci. Il réfute que nous ne soyons pas libres ni d’échapper au sort de notre classe sociale, ni aux maladies ou à nos passions – l’argument devenu un grand classique pour  nier la liberté humaine.

En fait, Sartre répond à l’argument du déterminisme, par l’argument même. Loin de m’affaiblir, le déterminisme propulse ma liberté au premier plan ;  m’oblige à choisir. Durant l’occupation, l’homme était systématiquement confronté au choix : collaborer ou résister ; ce choix révélait sa nature d’homme libre. Et face au choix, il demeurait encore libre de ne pas choisir : c’était un choix !
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(Chronique parue dans les [size=16]Carnets de la philosophie, n°2.)[/size]
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