Une brève critique du computationnisme JUIGNET Patrick. Une brève critique du computationnisme. Philosophie, science et société. 2015. [en ligne] http://www.philosciences.com
Le computationnisme désigne la doctrine qui veut ramener le fonctionnement intellectuel humain, la pensée, à une logique calculable. Cette doctrine va plus loin en prétendant que le calcul sous-tendant la pensée peut être formalisé et aussi bien être effectué par une machine. C'est la doctrine que nous nommerons le "logicocalculisme" pour simplifier.
Difficulté du calculisme
Il faut d'abord démontrer que la pensée est une logique calculable, ou y est réductible d'une manière ou d'une autre. Le logicocalculisme vient de Leibniz, mais il prend une forme plus précise avec Boole. Dans son ouvrage, An investigation of the laws of thought, on which are founded the Mathematical of logic and Probability (1854), Boole reprend ses précédents travaux et les généralise. « Le but de ce traité est d’étudier les lois fondamentales des opérations de l’esprit par lesquelles s’effectue le raisonnement ; de les exprimer dans le langage symbolique d’un calcul, puis sur un tel fondement, d’établir la science de la logique et de constituer sa méthode puis de faire de cette méthode elle-même la base d’une méthode générale que l’on puisse appliquer à la théorie mathématique des probabilités ; et enfin, de dégager des différents éléments de vérité qui seront apparus au cours de ces enquêtes des conjectures probables concernant la nature et la constitution de l’esprit humain ». (Les lois de la pensée, Vrin, Paris, 1992, p. 21 )
Le logicisme au sens précis a une ambition plus limitée. Il a été inventé par Frege et poursuivi par Russel. Le but du logicisme est d’utiliser le cadre de l’analyse logique pour explorer les notions fondamentales des mathématiques et en faire une théorie universelle. Le paradoxe de Russell, a été responsable de l'échec du projet de Frege, car il nécessitait de compliquer la logique sous-jacente, et l’introduction d’axiomes (comme l’axiome de l’infini), peu acceptables. De plus, le théorème d’incomplétude de Gödel a donné le coup de grâce au projet logiciste d’axiomatiser les mathématiques. Les thèses logicistes sont devenus irrecevables, surtout lorsqu’elles sont abordées à partir du cadre de la sémantique due à Tarski en termes de théorie des modèles. La théorie des types logiques élaborée par Russel dans les Principia fut supplantée par la théorie des ensembles, conçue comme une branche des mathématiques plutôt que comme une branche de la logique. Si nous avons fait ce détour par le logicisme c'est pour montrer le difficulté d'une entreprise pourtant réduite comme de ramener le calcul à la logique ou ne serais-ce que de les rassembler, comme Robert Blanché l'espérait, pour que les différences entre logique et axiomatique s'évanouissent et que es deux de fondent. Cela montre la difficulté énorme qu'il y aurait à ramener la pensée en général à la logique, puis au calcul. Le logicocalculisme (et son avatar computationniste) est une ambition démesurée qui n'a trouvée aucun début de réalisation sérieuse.
Le rêve leibnizien
La logicisation et la mécanisation de la pensée sont un vieux rêve de la philosophie occidentale qui s’amorce avec la démarche analytique de Descartes mais voit vraiment le jour avec Leibniz. Il sera repris par George Boole, et poursuivi par Frege, Gödel, Turing, Shannon, etc. C’est bien un rêve qui se réalise, au sens d’un idéal merveilleux, celui d’une méthode simple et infaillible pour raisonner juste. C’est assurément un beau projet que de pouvoir ainsi accéder au savoir universel grâce à une automatisation des processus de calcul valides. Sans parler des applications techniques de la programmation qui ont donné les extraordinaires possibilités de l’informatique.
Mais le rêve se transforme en cauchemar par l’anamorphose qui le retourne sur lui-même pour faire de la pensée une syntaxe automatique réalisée par notre cerveau-ordinateur. Pourquoi parler de cauchemar ? Parce que c’est une simplification abusive, réductrice et destructrice qui va dans le sens d'une machinisation de l'humain. Le vivant n’est pas mécanique et la pensée n'est pas une activité logico-mathématique. Elle est sous-tendu par des processus cognitifs complexes dont rien ne dit qu'il soient des processus logicomathématiques implémentés sous forme de circuits dans le cerveau. Que les ordinateurs puissent mimer et mettre en œuvre le pensée logico-mathématique n'implique pas que ce qui produit la pensée humaine fonctionne comme un ordinateur. C'est là un raisonnement analogique qui comme tout raisonnement de ce type n'a aucune valeur démonstrative.
Une autre perspective
L'évolution des artefacts leur fait gagner sans cesse en autonomie et en convivialité. Les artefacts auto-réorganisateurs sont encore expérimentaux mais c'est plutôt par eux que l'évolution de la recherche se fera. La bonne question n'est pas celle d'une computation au sein du cerveau mais de savoir si un artefact auto-organisateur, pourra-t-il un jour atteindre une organisation suffisamment complexe pour que puisse émergence en son sein d'un niveau représentationnel ? Il est possible qu'en complexifiant les artefacts, l'évolution des recherches produise un artefact capable d'atteindre un niveau de complexité suffisant pour que se produise un saut qualitatif dans les propriétés. La question devient alors la suivante : si un niveau de complexité suffisant est atteint permettant de produire une pensée artificielle de quel type sera-t-elle ?