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L’organisation du vivant
À partir du XVIIIe siècle, il est apparu que le concept d’organisation est indispensable pour expliquer le vivant. Mais, un ordre stable sous-entend une idée ou une volonté préalable pour qu'il existe, ce qui semble impliquer une conception téléologique du monde. Se pose alors le problème de savoir si une organisation de la réalité est possible sans avoir à supposer une intervention quelconque. Nous verrons, en suivant le cheminement des idées du XVIIIe siècle à nos jours, quelles réponses ont été apportées à ce problème.
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JUIGNET Patrick. L'organisation du vivant. Philosophie, science et société. 2015. [en ligne] http://www.philosciences.com [/size]
PLAN DE L'ARTICLE
- 1/ Les débuts
- 2/ Avec Bichat, le tournant
- 3/ Le concept au XIXe siècle.
- 4/ Du XXe siècle au nôtre
- 5/ Conclusion : vers une ontologie de l’organisation
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1/ Les débuts
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Peut-on aller jusqu’à dire avec Michel Foucault que « le concept d’organisation n’avait jamais servi avant la fin du [XVIIIe] siècle à fonder l’ordre de la nature … » [1] ? Pas vraiment, car l’idée d’une organisation présente dans la nature est ancienne. Elle apparaît dans le Traité de la génération des animaux d’Aristote et l’on en trouve diverses utilisations dans l’antiquité [2]. Toutefois il est certain que, dans la culture occidentale, elle prend de l’importance au XVIIIe siècle.
L’application du concept d’organisation au vivant apparaît dans le paysage intellectuel du XVIIIe siècle avec Diderot dans son opuscule Le rêve de d’Alembert [3]. Le personnage, d’Alembert imagine une situation : « Rien d’abord, puis un point vivant, [auquel] il s’en applique un autre, encore un autre et, par ces applications successives, il résulte un être un, car je suis bien un… ». On voit formulée l’idée d’éléments s’agrégeant pour former un individu unifié. Les éléments (les points) ne sont pas simples, ce sont des agrégats, des composés et le tout n’est pas homogène, il forme un système compliqué.
La question cruciale est de savoir quelle est la propriété qui permet l’agrégation ordonnée des éléments. Diderot propose la « sensibilité » dans un entretien avec d’Alembert [4], sans apporter de réponse à la question de savoir si la « sensibilité » est une propriété générale de la matière ou si elle est le produit de l’organisation. La notion de sensibilité, même si elle est floue et insatisfaisante, est néanmoins importante pour l’idée d’organisation, car elle permet de la concevoir indépendamment de toute volonté extérieure, ce qui évite « de se précipiter dans un abîme de mystère, de contradictions et d’absurdités » [5]. Des unités s’assemblent en un tout à partir d’une propriété qui leur appartient (la sensibilité).
La notion est reprise par Maupertuis en 1754, avec son Essai sur la formation des corps organisés. Son argumentation part d’une intuition de naturaliste. Il affirme que si quelques philosophes ont cru qu’avec la matière et le mouvement, ils pouvaient expliquer toute la nature, ce n’est pas suffisant en ce qui concerne les « corps organisés » des plantes et des animaux. Une attraction uniforme sur les parties de la matière ne peut aboutir à former les parties simples des corps et encore moins leur union dans des organes.
Dans les petites parties des corps vivants, c’est « l’organisation qui fait la différence » 6. L’organisation n’est pas qu’un arrangement des parties » [7], elle est plus que cela. D’où vient ce plus ? Si avec toutes les propriétés admises on n’est pas capable d’expliquer les corps organisés, il faut en admettre de nouvelles, il « faut avoir recours à quelque principe d’intelligence ». C’est une intelligence de la matière qui n’est pas la même que la nôtre, mais qui a des qualités comme « désir, aversion, mémoire » [8], qui caractériserait les éléments susceptibles d’arrangement.
De Monsieur de Buffon nous retiendrons le « moule intérieur » évoqué dans son Histoire naturelle des animaux. De la même manière que grâce à des moules nous donnons aux corps telle figure, « nous supposons que la Nature puisse faire des moules par lesquels elle donne, non seulement la figure extérieure mais aussi la forme intérieure » des être vivants [9].
Le terme de moule est métaphorique de celui d’agent formateur, car Buffon ne songe nullement à un moule concret. Ce moule intérieur est supposé car nécessaire, mais Buffon ne prétend pas dire ce qu’il pourrait être. Il affirme seulement qu’il existe car le développement ne peut se faire par la seule addition de molécules, « mais par une susception intime qui pénètre la masse ».