Traditionnellement, on appelle « Ioniens » ou « premiers philosophes de la Grèce » un groupe de personnages ayant fleuri au VIe siècle avant J.-C. dans les grandes cités côtières d'Asie mineure, singulièrement dans la ville portuaire de Milet et la cité de pèlerinage d'Éphèse. Après Aristote et d'après lui, on nomme Milésiens Thalès, Anaximandre, Anaximène, et l'Éphésien Héraclite. À cette liste, il conviendrait de joindre quelques sages, comme Bias de Priène, et quelques historiens ou géographes, comme Hécatée, sans oublier les chefs de file des écoles dites « italiennes », nés en Asie ou dans les îles du bassin oriental de la Méditerranée, comme Xénophane et Pythagore.
[size=22]1. Circonstances historiques
La datation de la naissance et de la mort des personnages de l'
Antiquité pose des problèmes. Les doxographes avaient coutume non pas de donner ces dates, mais celle de la maturité, approximativement la quarantième année. Ils la déterminaient par une olympiade, c'est-à-dire une période de quatre ans. Dans le meilleur cas, où il est précisé qu'il s'agit du début ou de la fin d'une olympiade, on hésite à deux ans près. Les Anciens n'avaient pas non plus le scrupule de la date exacte : leur comput a été influencé par le souci de faire coïncider naissance, mort ou maturité avec un événement traumatisant, et par le souci de reconstituer des généalogies d'école, en respectant approximativement l'intervalle convenable de vingt années entre maître et élève. Compte tenu de ces déformations, on situerait la maturité de Thalès par sa coïncidence avec une éclipse de Soleil prévue par lui (585). On mettrait une différence d'environ vingt années, peut-être moins, entre Thalès et Anaximandre, dont on fait parfois coïncider la mort avec la chute de Sardes (546-545). Dix à quinze ans seulement le sépareraient de son condisciple ou rival Anaximène. Quant à Héraclite, on le vieillit peut-être en faisant coïncider sa maturité avec le début du
Ve siècle ou avec l'événement traumatisant que fut pour ses contemporains la chute de Milet (498) ; mais on le rajeunirait probablement en faisant coïncider sa maturité avec la bataille de Salamine (482). Entre la naissance de Thalès (env. 625) et la mort d'Héraclite, la « petite Asie » a vu croître et périr la dynastie lydienne de Crésus ; la « plus grande Asie » a vu grandir et crouler tour à tour l'empire babylonien de Nabuchodonosor et l'empire perse de Cyrus. Ce siècle fut celui des deux sièges de Jérusalem et de l'exil d'Israël. Il a connu Jérémie et Solon, les prophètes hébraïques des temps d'épreuve, la tradition hellénique des sages et, dans l'empire achéménide, l'expansion d'une religion devenue officielle avec le règne de Xerxès, la religion de Zoroastre. Ces grands mouvements ont bousculé les confins de l'aire hellénique. C'est donc sous la menace de l'invasion ou sous l'épreuve de l'esclavage que l'Ionie d'Asie a formé sa civilisation originale.
La base géographique de cette
culture est constituée par un groupe de cités en bordure de côte. Elles furent fondées par immigration à partir de la Grèce d'Europe, et installées sur territoire allogène, avec un hinterland ouvert sur les royaumes et empires d'Asie. Elles ont développé des institutions maritimes, commerciales et financières, et un embryon de capitalisme. Leurs entreprises maritimes rivalisaient avec celles des Phéniciens. Aux Babyloniens, elles auraient emprunté leurs techniques astronomiques d'orientation dans l'espace et le temps, devenues techniques de grande navigation. La petite merveille que représente l'alphabet phonétique grec, inconnu de la civilisation mycénienne, aurait été constituée à partir d'un alphabet phénicien. Il faut attendre que les spécialistes aient achevé de mettre à notre portée les problèmes inscrits en cunéiforme sur les tablettes babyloniennes pour apprécier plus exactement ce que Thalès doit à Babylone et le caractère spécifique de la mathématique grecque.
La science des Grecs et leur
philosophie représentent un
phénomène de culture développé à partir des limites de l'aire hellénique, au contact des grandes cultures allogènes. La propagation s'est faite de l'extrême est à l'extrême ouest, des zones proches de l'Iran et de la Babylonie aux zones proches des barbaries d'Europe occidentale ou d'Afrique. On ne saurait exagérer l'importance de la migration culturelle qui fut provoquée au
VIe siècle par l'invasion perse ou par la floraison des tyrannies dans le bassin oriental. Quelques-uns parmi les meilleurs ont choisi la liberté, transplantant leur savoir dans les cités neuves de Sicile ou d'Italie. En un milieu colonial réceptif à l'innovation, ils ont créé des formes inédites : la moins originale ne fut pas cette sorte d'ordre recruté par cooptation, sur critère de science et de sagesse, que représentent les groupes pythagoriciens. Une tradition attribue à l'émigré Xénophane la fondation de l'école d'Élée. Ainsi, les bordures de l'aire hellénique furent célèbres par leur savoir avant même les grandes cités continentales. C'est la génération d'après les guerres médiques qui a vu confluer vers
Athènes, devenue tête d'empire et centre culturel, des savants immigrés avec le statut de métèque, ou des visiteurs jouissant du statut de l'hospitalité, avant que la cité d'Athéna n'enfantât elle-même le type socratique et l'Académie, mère des universités.
2. Les sages de la Grèce
• La naissance du rationnel
Le terme de
sophos semble avoir désigné anciennement un homme habile, bien formé à quelque « technique » noble. De là, il serait venu à désigner un homme habile, bien formé dans les arts particulièrement estimés, parmi lesquels la prédiction des éclipses, l'arithmétique et la géométrie, et aussi la grammaire, la métrique et l'écriture. La philosophie grecque, dès le commencement, a pour base une réflexion sur la mathématique et la grammaire. Entre ces hommes habiles, les meilleurs se distinguaient par une ambition, une hauteur de projet héritées des faiseurs de cosmogonies. À la manière d'Hésiode, il faut savoir embrasser toutes choses divines et humaines, et raconter l'histoire depuis le commencement. Un sage est donc à la fois un homme éduqué par les techniques récentes, accoutumé à leur vocabulaire et à leur exigence de rationalité, et un homme versé dans « les plus grandes choses », ou « les choses du Ciel ».
C'est ce que signifie sinon l'histoire, du moins la légende des grands Ioniens. On peut prendre pour exemple leur chef de file, Thalès : on lui attribue la prédiction d'une éclipse ; comme il contemplait ces choses lointaines, il négligeait de voir le trou ouvert sous ses pieds ; et la servante barbare de railler le sage tombé dans le trou. Une autre histoire conte que le même Thalès avait prévu les conditions climatiques d'une récolte surabondante d'olives : il fit fortune en accaparant d'avance les récipients sur le marché. Ce mélange de savoir-faire et de hauteur désintéressée caractérise le sage. À son successeur Anaximandre, la tradition attribue l'invention d'une forme perfectionnée du cadran solaire et la rédaction d'une carte de géographie : peu de chose au prix de nos instruments de précision, mais ce peu de chose représente le passage à un mode rationnel de l'orientation dans l'espace et le temps, avec une capacité étendue de la triangulation des champs à celle de la terre explorée, et du calendrier des travaux et des jours aux ères calculées selon les déplacements de la ceinture zodiacale. De là à embrasser idéalement « le Tout », le pas fut franchi, et même, pour Anaximandre, à imaginer une infinité de mondes reposant dans une matrice divine au nom de l'Infini.
• La rationalité politique
Le sage garde pourtant souci de la cité humaine, représentée en homologie avec le Tout. La rationalité politique semble avoir devancé la rationalité physique et fourni au moins des éléments de son vocabulaire. Le terme de « Cosmos » signifie un « arrangement », comme l'arrangement des soldats en ordre de bataille, ou des citoyens appelés au vote, avant de signifier « l'arrangement divin des choses » et d'être laïcisé comme un substitut pour Ouranos. Le terme de « Dikè » dénomme encore une divinité qui préside aux délibérations du tribunal, et déjà un ordre étendu à l'équilibre de mer, terre et ciel, ou aux mesures du soleil. Faire œuvre de législation est une manière divine de vivre : historiquement, plusieurs de ces personnages ont donné des lois à leurs cités. Sous la menace de l'invasion, les cités côtières indépendantes entreprirent de se confédérer, en respectant dans leurs arrangements contractuels les normes de l'égalité ou de la proportion dans la répartition des charges, la distribution des voix et des honneurs. Elles eurent l'idée de se bâtir une capitale confédérale dans l'abri relatif d'une île côtière, selon la géométrie d'un urbanisme rationnel. Telle fut la première réponse au défi historique représenté par la menace des conquérants et la faiblesse des cités divisées : inventive et plus harmonieuse que la subséquente entreprise de l'empire maritime athénien. Le nom de plusieurs sages reste associé à la tragique histoire de la confédération que les Ioniens n'ont pas réussi à sauver. Au défi nouveau de la défaite, les uns (Xénophane) ont répondu par l'émigration porteuse de germes culturels, d'autres (Héraclite) par le repli vers l'intériorité d'une sagesse accommodée à la « Loi unique et divine » qui transcende la force des cités.[/size]
الأحد فبراير 14, 2016 11:20 am من طرف فدوى