JUIGNET Patrick. Le cognitivisme. Philosophie, science et société. 2015. [en ligne] http://www.philosciences.com
Le cognitivisme est un courant de la recherche scientifique concernant le domaine des capacités à connaître, agir, parler, qui s’est amorcé au milieu du XXe siècle et se poursuit activement de nos jours. Le cognitivisme utilise et synthétise en un corpus original des disciplines diverses qui vont de la logique algébrique à la neurobiologie en passant par la linguistique et la psychologie ou encore la cybernétique et l’informatique.
Plan de l'article
- 1/ La naissance du cognitivisme et le computationnisme
- 2/ Des courants divers et peu homogènes
- 3/ Vers une définition synthétique
- 4/ Le rebondissement connexionniste
- Conclusion : Aller plus loin
1/ La naissance du cognitivisme et le computationnisme
Le cognitivisme doit être fermement distingué du comportementalisme car, bien que prolongeant certaines de ses tendances, il s’est développé sur une tout autre base et il a même fortement contribué à sa mise à l’écart. Ainsi en 1980, Mario Bunge se réjouit que l’on soit enfin sorti de la « longue et ennuyeuse nuit du behaviorisme ».
Tout en ayant une approche expérimentale, le cognitivisme y adjoint des réflexions issues de la théorie des systèmes, de la cybernétique, de l’informatique, de la linguistique, de la neurobiologie et de la philosophie du fonctionnement mental d’origine anglo-saxonne, disciplines qui lui ont apporté un enrichissement considérable.
Le projet original et fondateur du cognitivisme s’est formé dans les années 1940. Il s’agissait de créer une « science de l'esprit » valable pour la « machine » comme pour le « cerveau ». Nous mettons ces termes entre guillemets, car leur signification n’est pas clairement définie et a été sujette à des variations au sein du cognitivisme. Cette démarche est empreinte, au départ, d’une forte tendance réductionniste, car fondée sur l'affirmation d'Alan Turing (1936) selon laquelle tout ce que fait l’esprit humain peut être effectué par une machine. Le présupposé matérialiste se traduit par l’idée de chercher « comment les phénomènes mentaux peuvent être matériellement réalisés » (Dan Sperber, 1992).
Selon Francisco Varela, l'hypothèse cognitiviste fondamentale fut formellement posée en 1956 : la cognition peut être définie par la « computation de représentations symboliques » et ceci peut être fait aussi bien par le cerveau que par une machine. Cette hypothèse a été rendu plausible par l’algèbre de Boole qui permet de réaliser concrètement tout calcul. Elle peut être appelée du terme anglais qui s’est imposé, le « computationnisme », puisque dans ce cas l’esprit est considéré comme un traitement syntaxique, un calcul portant sur des représentations symboliques, qui sont elles-mêmes des traces, des marques matérielles. On retrouve, en 1989, le même projet exprimé par John Haugeland. « La pensée est une manipulation de symboles » et « la science cognitive repose sur l’hypothèse … que toute intelligence, humaine ou non, est concrètement une manipulation de symboles quasi linguistiques ».
Il y a au fondement du cognitivisme initial un postulat calculateur : la cognition serait fondamentalement du calcul. Cette manière computationniste de concevoir l’intelligence est centrale pour le cognitivisme, car c’est elle qui a permis de supposer que l'activité cognitive puisse être effectuée par un dispositif matériel. Il y a un parallélisme et une réduction possible entre cognition et traitement matériel électronique (ou neurologique) puisqu’un calcul peut être effectué par un machine. Citons Dan Sperber qui résume très bien la généralisation de la conception computationniste : si l'on considère une opération cognitive complexe, " il s'agit de décomposer le processus en opérations élémentaires et de ramener les représentations à des structures formelles dont la réalisation matérielle est concevable". (Introduction aux sciences cognitives, Paris, Gallimard, 1992, p. 405).
Ce type de pensée s’inscrit dans une tradition de recherche sur la mathématisation de la pensée qui remonte à Leibniz. Elle a progressé avec George Boole qui a publié en 1854 son livre princeps : An investigation into the Laws of Thought, on Which are founded the Mathematical of logic and Probability. Il y montre comment marier logique et algèbre et fonde l’algèbre logique qui porte son nom. Cette algèbre porte sur des classes, pourvues de trois opérations. La restriction de cette algèbre à deux éléments remarquables, le 0 et le 1, a permis la réalisation matérielle des calculs. Après d’autres sont venus Babbage, Frege, Gödel, Shannon, etc.
Le début de la doctrine computationniste apparut lors de la jonction des travaux d’Alan Turing et de Claude Shannon à la suite de la thèse de ce dernier en 1937, lorsque ce dernier proposa une théorie mathématique applicable à la transmission des signaux par un canal physique comme une ligne téléphonique. Il utilisa l’algèbre de Boole ce qui rendit possible un isomorphisme entre logique et circuits électriques fonctionnant sur un mode digital. À partir de ce moment, « calcul booléen, arithmétique et logique propositionnelle ou booléenne, sont réalisables ou matérialisables dans un circuit de Shannon » (Andler D., « Calcul et représentations : les sources », (Introduction aux sciences cognitives, Gallimard, 1992).