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- 1 . Cet article est paru en novembre 2000 dans l’ouvrage collectif intitulé : Peut-on encore croire au(...)
1Le progrès est chose difficile, sinon à définir, du moins à évaluer, sauf peut-être dans les domaines, notamment techniques, où il est susceptible d’être quantifié
1. Au fond, toute époque, prise globalement, est incommensurable aux autres, car le travail du temps empêche les mises en correspondances trop directes d’une période historique avec une autre plus ancienne. La durée qui nous sépare des époques antérieures n’est pas seulement un milieu dont l’opacité rendrait leur image plus confuse : au cours de ce temps-là, c’est notre vue même qui s’est modifiée, au point qu’elle ne nous permet plus de voir ce que voyaient nos prédécesseurs, même si nous l’avions sous les yeux. Or parler de progrès oblige à reconstruire intellectuellement les périodes passées afin de pouvoir faire des comparaisons. Mais ces comparaisons sont en toute rigueur impossibles, car nous ne pouvons pas faire que le temps ne nous ait pas faits ce que nous sommes devenus, et que nous ne vivions pas dans l’environnement technique, social et culturel qui est désormais le nôtre. En fait, à vouloir reconstruire intellectuellement les périodes passées, nous n’en faisons à notre insu que des objets de notre monde contemporain. Dans cette opération, notre appréciation du progrès perd évidemment beaucoup de son objectivité supposée.
2Il se pourrait bien que le mot progrès, qui résume à lui seul notre désir d’avenir, n’ait été inventé que pour nous consoler de la fuite du temps : « Le temps passe, certes, mais il passe de mieux en mieux... ». Ce mot magique fait de l’avenir un but et un accomplissement, et conduit à imaginer que le temps est le chemin de la perfection. La philosophie du progrès a effectivement été construite sur l’idée que le meilleur allait de toute façon advenir, sinon pour nous, du moins pour nos enfants. On s’en remettait au développement technique et industriel, croissant selon un temps orienté et continu. On croyait pouvoir, à partir de là, en étendre les bénéfices jusqu’à la politique et à la morale. Cette attitude faisait que
nous attendions sans cesse. L’idée de progrès procurait à l’anémie du présent une sorte de fortifiant, un sursaut d’énergie.
La crise de l’avenir 3Aujourd’hui, l’idée selon laquelle l’avenir serait systématiquement complice des initiatives humaines décline. Par une sorte de sortilège ou de maléfice, il suffit désormais à l’avenir de devenir présent pour se désenchanter. Progrès y a-t-il sans doute systématiquement, mais nous ne savons plus ni le désigner ni même le reconnaître. Le présent ne ressemble plus au passé, certes, mais il nous semble toujours empli de carence. Cette indigence devrait nous rendre impatients de l’avenir, mais l’avenir, lui, s’est mis à nous faire peur ! Certes, l’avenir a toujours fait peur, mais il nous inquiétait hier parce que nous étions impuissants. Il nous effraie aujourd’hui par les conséquences de nos actes que nous n’avons pas les moyens de discerner clairement. Le dynamisme du devenir ne s’exerce plus, car nous nous sentons impuissants vis-à-vis de notre propre puissance. Celle-ci nous gargarise de belles promesses autant qu’elle nous effraie. Notre maîtrise des choses et du monde est en effet à la fois démesurée et incomplète. Elle est suffisante pour que nous ayons conscience de faire l’histoire, mais elle est insuffisante pour que nous sachions quelle histoire nous sommes
effectivement en train de faire. Du coup, nous craignons cet avenir même que nous sommes en train de construire d’une façon apparemment délibérée.
4Cette angoisse latente nous pousse parfois à affirmer que le progrès est une idée, non pas déclinante, mais tout simplement morte. Mais à cette seule éventualité, nous sommes pris de vertige et angoissés plus encore. Paradoxes du progrès...
L’entropie croissante du présent 5À l’appui des discours inquiets et lancinants, on peut toujours avancer des facteurs objectifs, partout et constamment commentés : disparition des repères stables, fin des certitudes, mort des idéologies, crise du lien social, tyrannie de la technique et mondialisation contribueraient à l’angoisse qui délabre nos humeurs, englue nos espérances et engrisaille le présent. Du coup, « la pensée se porte sombre », comme écrit Dominique Lecourt
2. Anxiogène est aussi l’accélération incontestable du temps : cinq cents milliers d’années ont séparé l’invention du feu de celle de l’arme à feu, mais six cents ans ont suffi pour passer de l’arme à feu au feu nucléaire. Et aujourd’hui, qu’il s’agisse d’outils, d’ordinateurs ou de voitures, les nouveautés sont vite mises au rebut, et rares sont les fabricants qui ne proposent pas chaque année une « nouvelle génération » de leurs produits. Ainsi, porté hors de lui-même par cette ivresse chronique, notre monde échappe à toute forme d’arrêt et de repos. Il est devenu si entropique que la boutade de Simone Weil, qui prétendait que « désormais il faudrait dire des choses éternelles pour être sûr qu’elles soient d’actualité », gagne chaque jour une part de vérité. Que dire en effet du présent médiatique qui, aussitôt promu, cesse d’être ? Et que dire d’un avenir qui, à mesure que tout va plus vite, se fait moins palpable ?
- 2 . Dominique Lecourt, L’Avenir du progrès, Éditions Textuel, 1997, p. 15.
6Or, dans ce même temps où les ressorts de la prédiction nous semblent cassés, nous prenons conscience que l’influence de la technique risque de jouer sur des durées très longues, qui nous projettent en des futurs si lointains que l’humanité se surprend à devoir les envisager pour la première fois de son histoire. Pour comprendre l’amplitude de cette rupture, il suffira de revenir sur l’exemple que nous donne la radioactivité.
La dilatation des « durées à penser » 7La radioactivité fut découverte il y a tout juste un siècle. Elle allait démontrer, contre toute attente, que la matière n’est pas fondamentalement stable ; que l’atome n’est pas systématiquement immuable, ni d’ailleurs insécable ; que chaque noyau atomique a été créé au terme d’une succession d’événements et que certains noyaux se transmutent spontanément de façon irréversible, au bout de durées très variables.
8Dans un premier temps, cette radioactivité a obligé les physiciens à insérer la durée et la finitude, autrement dit la temporalité, dans le champ de leurs préoccupations. Le résultat est celui que nous connaissons : l’univers est maintenant considéré comme un processus réglé par la succession de phénomènes radioactifs ; il a un âge et son histoire est célèbre (big bang). Avec la radioactivité, c’est l’instable, l’éphémère et même le furtif qui ont trouvé place dans une physique jusqu’alors là rivée à la seule permanence.
9Depuis, un basculement s’est produit. Ce n’est plus seulement la temporalité de la matière que la radioactivité évoque aujourd’hui, mais aussi son « éternité » relative. C’est aux déchets nucléaires, susceptibles d’être enfouis profondément dans le sol pendant des centaines de milliers d’années, que l’on doit ce renversement. La temporalité toute neuve qu’apportait la radioactivité s’est monstrueusement dilatée, charriant dans son sillage maintes questions annexes : comment l’homme évoluera-t-il pendant cette période ? Est-il raisonnable de penser que, mis à part quelques différences culturelles, il sera encore notre « semblable » ? Embarrassantes questions, qui connotent le prophétique, et qui pourtant contiennent une date, un nombre d’années bien défini. Elles ne portent pas sur la fin ultime du monde, mais seulement sur son visage lointain.
10En moins d’un siècle, la radioactivité aura donc agi comme une
catapulte temporelle. Si sa découverte a exhibé l’instable, son usage force maintenant à penser le presque infiniment durable.
11Nous ne sommes plus certains de maîtriser les conséquences lointaines de nos actions. Nous sommes même certains que nous ne les maîtrisons pas toutes. Bien sûr, on pourrait objecter qu’il en a toujours été ainsi, que l’homme n’a jamais cru maîtriser le long terme, mais ce serait oublier qu’on a longtemps compté sur la nature, perçue comme régulatrice, pour compenser les désordres humains et préserver l’avenir. La nature apparaissait comme la dépositaire d’une sagesse implicite, sur laquelle l’homme devait modeler ses actions et aussi, dans une certaine mesure, sa façon de penser. Or la technologie a fini par mettre à l’épreuve ce pouvoir réparateur de la nature. Songeons à un autre exemple devenu classique, celui de l’effet de serre, ou à celui de la diminution de la quantité d’ozone stratosphérique par le biais de réactions chimiques mettant en jeu des produits répandus par l’homme dans l’atmosphère. Cette nouvelle donne sur les conséquences de « l’agir technologique », ajoutées à la dilatation des « durées à penser », modifie le regard que nous portons sur la nature. Désormais, nous voyons celle-ci comme un réceptacle, régulé mais fragile, capable de recevoir et de conserver les empreintes que font sur elle les actions et les idées. La terre est devenue une sorte de sphère supraconductrice, connectée désormais à ce qu’elle sera demain et après-demain, de sorte que nous ne pouvons plus dire que nous façonnons seulement « l’ici et le maintenant ». Ce que nous pressentons de l’avenir a désormais force sur nous, mais nous ne savons pas comment ajuster nos comportements à cette nouvelle pression du futur, car c’est l’idée même de réel qui est entrée en crise.
L’élargissement du réel 12Aujourd’hui, l’utilisation généralisée de simulations, de modélisations et de scénarios dans toutes les disciplines scientifiques changent le statut de l’expérience et du réel. Jadis, la réalité était tantôt l’objet, tantôt l’obstacle, tantôt le critère, tantôt l’épreuve ou le juge de la science. Elle avait le pouvoir de répondre « non, vous vous trompez », à ses investigateurs. Elle était donnée une bonne fois pour toutes. Aujourd’hui, cette réalité-là s’entoure de virtuel, et ses réponses ne sont plus tranchées. Ses contours ont cessé d’être fixes, car la science, désormais, traite des possibles, et non pas seulement de ce qui est. En ce sens, elle devient prolifique. En biologie, par exemple, le passage du phénotype au génome amène à intervenir sur le possible autant que sur l’existant.
13Cette montée du réel vers le possible ouvre des mondes nouveaux, que nous cherchons de plus en plus à créer, sans avoir à tenir compte de l’obstacle ou de l’épreuve du réel, autrefois irrécusable, et que nous contournons par des variations sur le virtuel. Cette libération par rapport à un réel naguère nécessaire impose aux scientifiques des responsabilités nouvelles, puisqu’ils se trouvent moins liés qu’avant à la fatalité de l’expérience. Ils réalisaient jadis leurs applications sous le contrôle du monde tel quel. Ils créent aujourd’hui, par des possibles qui se réalisent, un réel qu’ils peuvent ou non imposer, sans que personne puisse dire
a priori s’il est bon ou mauvais.
14Cette diversité des possibles empêche qu’on puisse se former une image de l’avenir. Cette imprécision rend elle-même difficile l’élaboration d’un projet. En effet, pour accomplir un projet, il faut le former, et d’abord le choisir pour le former. Et pour le choisir, il faut préalablement l’imaginer. Mais comment l’imaginer s’il est impossible de poser une forme de l’avenir ?
15Nos sociétés vont « pouvoir » (et peuvent déjà) avant même de savoir si elles eussent voulu pouvoir. Les progrès de la science et de la technique s’imposent à elles plus rapidement que leur désir explicite de les voir entrer dans les faits. Notre méfiance vis-à-vis de ces progrès est également augmentée par le fait que nous avons compris qu’il ne faut pas voir de dangers que là où séviraient des intentions perverses. Prenons l’exemple de la bioéthique. Il est devenu clair que le problème ne naît pas de la déviance isolée de tel ou tel scientifique, mais qu’il est consubstantiel d’un certain ordre préparé par nous tous, faiseurs et demandeurs de progrès en matière de thérapie génique ou de procréation assistée. Mais dès lors, comment garantir que nous pourrons, indéfiniment, nous adapter à ce que nous nous ajoutons ? La menace contenue dans ce type de questions nous ramène immanquablement à l’éthique, dont nous attendons qu’elle fasse office de ligne Maginot contre les effets pervers du progrès tous azimuts.
L’éthique et son retour 16L’actuel retour de l’éthique prend le mot dans un sens évidemment flou, penchant tantôt du côté du discours pieux, tantôt du côté de la morale laïque, tantôt du côté du supplément d’âme pour fin de siècle inquiète. D’une façon générale, on pourrait définir l’éthique moderne comme un principe de rapport à « ce qui se passe », comme une sorte de régulation de nos commentaires sur les situations dont nous sommes témoins, qu’elles soient historiques (éthique des droits de l’homme), scientifiques ou techniques (éthique du vivant, bioéthique), etc. Bref, la référence à l’éthique est devenue une sorte de code par lequel toutes les questions d’organisation, de politique ou de polémique deviennent aussitôt homogènes à des questions théoriques.
17Mais à quoi doit-on que ce mot savant, qui sent si fort son grec ou son cours de philosophie, soit aujourd’hui plébiscité ? Par quel chemin est-il arrivé sous les feux de la rampe ? Quelques réponses s’imposent, elles aussi souvent citées : les incertitudes économiques et sociales sont douloureuses, les repères symboliques manquent, la science n’a pas tenu toutes ses promesses, on a constaté qu’une volonté collective du Bien peut faire le Mal, qu’une idée trop précise du Bien mène à la catastrophe... Alors, dans ce flottement qui caractérise notre fin de siècle, on repense à l’éthique, et c’est plutôt mauvais signe. Car on s’intéresse à l’éthique comme on s’intéresse à la philosophie en général, c’est-à-dire seulement quand cela ne va pas bien. De même que le thème de la liberté n’est jamais si valorisé qu’au moment où règne l’oppression, on invoque l’éthique à l’heure où les hommes se sentent maltraités, et craignent de l’être encore davantage. Ne parle-t-on donc d’éthique que parce que l’on ne sait plus comment la pratiquer ? Le monde contemporain se montrant hésitant à nommer un Bien, tout se passe en somme comme si on chargeait l’éthique de maintenir dans le champ des idées nos illusions perdues.
La science en porte à faux 18Pris de malaise, assaillis de désillusions, c’est vers la science que nous nous tournons. Ce mouvement, nous l’effectuons toujours de façon ambivalente : soit nous voyons en elle le lieu présumé et exclusif de la certitude, soit nous la condamnons au motif qu’associée à la technique elle serait responsable de tous les dangers que nous sentons poindre. Dans le premier cas, on attend de la science, sinon la vérité, du moins l’indication de la bonne voie à suivre. On vient chercher auprès d’elle toutes sortes de cautions, de solutions, de certificats, de bénédictions, d’espoirs. On ne veut rien penser qu’elle n’autorise à penser ; on ne veut rien décider qu’elle ne couvre de son parapluie et on compte sur ses progrès pour devenir aptes à maîtriser la maîtrise qu’elle nous permet d’avoir sur les choses. Ce déplacement est entretenu par certains savants qui répandent l’idée d’une science bientôt toute puissante, proche d’accéder à la connaissance ultime. Une certaine biologie prétend déjà tenir sous son orbe ce qu’il en est de la vie, une certaine physique vise explicitement le tout de l’univers. Se crée ainsi une mystique de la science, à mille lieues de sa véritable nature. Bien sûr, nous découvrirons d’autres particules et nous inventerons de nouveaux matériaux et de nouveaux médicaments. Pour autant, ces découvertes nous indiqueront-elles ce que nous devons faire ? La science ne dit pas comment le monde devrait être.
19Dans le deuxième cas, celui du rejet pur et simple de la science et de la technologie au motif qu’elles seraient dangereuses ou maléfiques, on oublie la part de risque que comporte nécessairement l’aventure humaine. La marche de la science ne fait-elle pas partie de cette aventure ? Plutôt que de craindre l’avenir, nous devrions nous mettre en demeure de lui donner un contenu conforme à nos désirs ; au lieu d’attendre qu’il se contente d’advenir, nous devrions faire en sorte que son visage soit plaisant. Cela demande de la réflexion, de l’action, des renoncements, en tout cas une volonté d’anticipation sans laquelle l’avenir pourrait perdre toute conaturalité avec nos désirs présents. Mais n’attendons pas tout, ni de la science, ni de son rejet. Car ni la science ni la négation de la science ne choisiront l’avenir à notre place.
20Reste le plus difficile : organiser le débat entre les experts et les citoyens, faire s’exprimer les motivations, les désirs et les craintes. Le fait que science et démocratie ont déjà en commun de n’exister que par l’acceptation de la confrontation ne suffit manifestement pas à les concilier spontanément. Il faut au préalable que la confrontation en question ait vraiment lieu et que les échanges puissent s’organiser. Il s’agit de faire en sorte que les citoyens puissent se faire un jugement éclairé sur les grands enjeux technologiques du moment. Mais comment les inciter à se tourner vers les scientifiques pour leur demander : « En quoi ce que vous proposez est-il pertinent pour nous ? » ? Et comment obliger les experts à ne plus s’en tenir à leurs seules propres raisons, et à écouter celles des autres ?