Espérances déçues au Maroc Monté sur le trône le 30 juillet 1999, le roi Mohammed VI s’est vite affirmé comme le véritable patron du royaume. Si certains s’étaient imaginé que le prince héritier, timide, allait avoir des difficultés à s’imposer face à une classe politique redoutable, ils se sont lourdement trompés. Et pourtant, malgré l’autorité dont il dispose, le jeune roi n’a pas encore entrepris – sauf pour le code de la famille – l’ensemble des réformes que l’opinion démocratique attendait.
Par Ignace Dalle Les débuts du jeune roi Mohammed VI – né le 21 août 1963 – ont été d’autant plus faciles qu’il bénéficiait d’une grande popularité. Il avait été tenu à l’écart des affaires de l’Etat. Il n’était impliqué dans aucune question de sécurité ou de politique politicienne, contrairement à son père Hassan II sur lequel Mohammed V (grand-père du souverain actuel) s’était appuyé, en lui laissant le soin de régler des problèmes délicats comme la répression du soulèvement berbère du Rif en 1958-1959.Les goûts simples de Mohammed VI et l’aversion qu’on lui prête alors pour le rituel étouffant de la cour sont bien accueillis. Les Marocains commencent à croire qu’à l’écrasante présence de Hassan II va succéder le règne apaisant d’un homme jeune, moderne et peu porté sur le protocole. Ses premières interventions publiques font bonne impression. La
« sollicitude » et l’
« affection » dont il se prévaut pour les
« couches sociales les plus défavorisées », son désir d’activer la Fondation Mohammed-V
« qui voue son action aux affaires des pauvres, des nécessiteux et des handicapés » (
1) sont bien perçus.Ses déplacements dans le nord, l’autorisation accordée à Abraham Serfaty (
2) de rentrer au pays, le limogeage du « vizir » Driss Basri, ministre de l’intérieur de 1979 à 1999, et la nomination de nouveaux gouverneurs achèvent de convaincre les plus sceptiques que quelque chose change enfin dans un Maroc où les langues se délient (
3).Parallèlement, les partis politiques historiques, Union socialiste des forces populaires (USFP) et Istiqlal en tête, facilitent la tâche du nouveau roi en se rangeant derrière sa bannière et, plus encore, en se gardant de négocier leur soutien. A peine Hassan II est-il mort, le 30 juillet 1999, que la « Koutla », bloc démocratique qui regroupe la gauche et l’Istiqlal, affirme vouloir
« rester fidèle à la mémoire et à la voie tracée par Hassan II ». Tant de complaisance après des décennies de répression et d’humiliations ne laisse pas de surprendre.Mais, très vite, le système se montre plus fort (
4). Le poids des habitudes et la sournoiserie des courtisans ont assez rapidement raison des désirs de changement. Les anciens conseillers et la plus grande partie de la famille royale recommandent de préserver la
hiba de son père, ce mélange de crainte et de respect sans lequel il n’y a plus de monarchie digne de ce nom...Le 30 juillet 2000, à l’occasion du discours du Trône, le ton du nouveau monarque a changé. Les références au pacte sacré d’
« allégeance qui unit depuis treize siècles le peuple à son roi », les hommages rendus au père, au grand-père et à toute la dynastie alaouite, les remerciements pour la
« fidélité sincère », le
« loyalisme fervent », l’
« adhésion en bloc cher peuple » autour du trône, l’
« histoire glorieuse » de ce même peuple, son
« présent prometteur » et son
« avenir radieux », rien ne manque. Hassan II aurait pu signer un texte qui évite d’évoquer le moindre changement constitutionnel et, en particulier, le passage de l’
« alternance consensuelle » à l’
« alternance démocratique » chère au socialiste Abderrahmane Youssoufi (
5), que Mohammed VI a maintenu à la tête du gouvernement.Le nouveau roi ne prend donc aucun risque et s’accommode des textes en vigueur. La continuité est totale. En février 2004, le comble de l’absurde est atteint au moment où la région d’Al-Hoceima, au cœur du Rif, est frappée par un violent séisme. La
« détestable mentalité makhzénienne (
6)
» – selon l’expression du directeur de l’hebdomadaire
Tel Quel, Ahmed Reda Benchemsi – a des conséquences déplorables sur l’aide aux sinistrés. Toujours aussi servile, l’administration, plus préoccupée de plaire au palais que de secourir les milliers de paysans blessés, affamés et ruinés, bloque toute circulation ou presque pour permettre au convoi royal de se déplacer sans entraves. Le premier ministre Driss Jettou est également prié de rester à Rabat aussi longtemps que le roi ne se sera pas rendu sur place...Les derniers – et rares – conseils des ministres ont lieu, quand ils ne sont pas annulés, dans un climat (
7) tel que le directeur de l’hebdomadaire
Le Journal, Aboubakr Jamaï, s’en émeut : il dénonce un
« système » antidémocratique dans lequel les relations entre le monarque et ses conseillers, d’une part, le gouvernement et les partis politiques (décrédibilisés), d’autre part, sont franchement mauvaises (
8).Ainsi, contrairement à ce qu’on pouvait attendre d’un souverain « moderne », Mohammed VI n’a pas rompu avec l’étiquette et les pratiques anciennes, à l’exception notable de son mariage (
9). Dans un entretien accordé à l’hebdomadaire
Paris Match (
10), il se montre d’ailleurs très clair :
« Le protocole est et reste le protocole. La rumeur a rapporté que j’avais fait en sorte de chambouler quelque peu ce qui existait. C’est faux. Le style est différent mais (...)
je tiens à ce que sa rigueur et chacune de ses règles soient préservées. »Si l’on convient avec Flaubert que
« la forme est la chair même de la pensée », on ne pourra s’empêcher de voir dans le maintien d’un protocole désuet la marque d’un système dans lequel le chef n’a de comptes à rendre à personne et fait ce que bon lui semble.Ni son inexpérience ni sa modernité supposée ne paraissent avoir conduit Mohammed VI à repenser le mode de fonctionnement du pouvoir. Et c’est sans doute le plus préoccupant. Monarque absolu, Hassan II avait laissé quelques bons techniciens de la finance, comme MM. Abdellatif Jouahri et Mohammed Berrada, gérer l’impopulaire ajustement structurel de l’économie imposé par le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale. Dans une certaine mesure, les ministres « technocrates » avaient parfois, sous son règne, leur mot à dire dans la marche des affaires de l’Etat.Sous Mohammed VI, après l’éviction sans ménagement de M. Abderrahmane Youssoufi, en octobre 2002, son successeur M. Driss Jettou, ministre de l’intérieur sortant, a été l’objet d’une campagne de harcèlement menée en particulier par le secrétaire d’Etat à l’intérieur, M. Fouad Ali El Himma, ami du monarque. Que des hommes à peine âgés de 40 ans et à l’expérience politique ou économique limitée puissent traiter de cette manière un premier ministre plus expérimenté – qu’ils avaient de surcroît imposé à une classe politique réticente – montre le degré de
« déliquescence » du pouvoir, selon l’expression d’Aboubakr Jamaï.L’arrogance de ce petit groupe, auquel appartient également M. Mounir Majidi, secrétaire particulier du souverain et gestionnaire du riche patrimoine royal, irrite de plus en plus de hauts responsables et en inquiète beaucoup d’autres qui se demandent où va le royaume.Excellent connaisseur du pays et peu suspect d’être un adversaire irréductible, le professeur Rémy Leveau posait déjà la question à la fin de l’année 2000 :
« Moi, je dis les choses tout bêtement : est-ce que Mohammed VI va continuer à faire des affaires ? Dans un système en voie de transition démocratique, le roi ne peut pas être entrepreneur. Il ne peut faire concurrence aux entrepreneurs. Dans cette situation, il faut qu’il renforce sa position d’arbitrage (
11).
»Premier entrepreneur, premier exploitant agricole, principale fortune du pays, le roi, qui détient tous les pouvoirs constitutionnels, est à la fois juge et partie. Et l’hégémonie de la monarchie dans le monde des affaires n’a jamais été aussi forte depuis cinq ans. Le « roi des pauvres » serait-il devenu celui des riches ? Le souverain s’en défend. A ceux qui dénoncent l’
« affairisme » d’une partie de son entourage, le palais répond qu’il faut stimuler la libre entreprise, et en donne l’exemple avec la consolidation d’un puissant groupe industriel et financier privé : l’Omnium nord-africain (ONA) (
12). Mais les conditions peu transparentes dans lesquelles s’est construit ce groupe font que l’argumentaire des avocats du palais ne convainc pas les économistes, marocains ou étrangers (
13).Depuis août 1999, le régime s’est aussi distingué, en politique étrangère, par une série d’initiatives malencontreuses qui ont brouillé son image. En juillet 2002, l’affaire de l’îlot Persil (Leïla pour le Maroc), objet d’un conflit de souveraineté ouvert avec l’Espagne, n’a pu être réglée que grâce aux bons offices du secrétaire d’Etat américain, M. Colin Powell, exaspéré d’avoir dû consacrer deux jours à travailler sur cette
« petite île stupide ; pas même une île, un rocher (
14)
». L’idée de dépêcher une douzaine de militaires sur ce caillou inhabité et démilitarisé fait partie de ces maladresses accumulées par le souverain.Le dossier du Sahara occidental n’a pas été mieux géré, et le manque d’imagination de la diplomatie marocaine a conduit à d’inutiles tensions avec le représentant spécial des Nations unies, l’ex-secrétaire d’Etat américain James Baker (
15), proche du président George W. Bush – il a d’ailleurs présenté sa démission en juin 2004 et a été remplacé par le diplomate péruvien Alvaro de Soto. Toutefois, la prolongation de six mois par le Conseil de sécurité, le 29 avril, du mandat de la Mission des Nations unies pour un référendum au Sahara occidental (Minurso) – M. Kofi Annan, secrétaire général de l’ONU, avait demandé dix mois – montre que les pressions internationales se sont atténuées. La « guerre contre le terrorisme » et, plus encore, l’image déplorable des Etats-Unis dans l’ensemble du monde arabo-musulman incitent les Américains à ménager leurs « amis » arabes.Washington a signé un accord de libre-échange (
16) avec Rabat, le 15 juin 2004. Par ailleurs, le président Bush a attribué au Maroc la qualité d’
« allié majeur non-OTAN » pour sa lutte contre le terrorisme, et à Mohammed VI celle de
« dirigeant visionnaire au sein du monde arabe ». Mais il ne l’a pas invité au sommet du G8 de Sea Island, en juin 2004, alors qu’il a tenu à la présence des présidents de l’Algérie, de la Jordanie, du Yémen et de Bahreïn...Sur le plan sécuritaire, l’acharnement contre le journaliste Ali Lmrabet, condamné à quatre années de prison pour
« outrage à la personne du roi » (à cause de caricatures jugées
« offensantes »), a eu un effet désastreux pour la réputation du royaume (
17). Là encore, il a fallu l’intervention de M. Colin Powell, avant la conclusion de l’accord de libre-échange, pour mettre un terme à l’entêtement des autorités marocaines, qui ontfini par libérer le journaliste le 7 janvier 2004.Quelques jours après les attentats du 16 mai 2003 qui firent 45 morts, dont 12 islamistes, à Casablanca, l’adoption d’une loi antiterroriste n’a rassuré ni les organisations de défense des droits humains (
18) ni les partenaires habituels du Maroc en Europe. Cette loi, qui définit de façon floue le terrorisme, ouvre la porte à toutes sortes d’interprétations. Donnant beaucoup de facilités à la police, elle est jugée aussi dangereuse qu’excessive par de nombreux juristes.Le ministre de la justice, M. Mohammed Bouzoubaa, a précisé que, depuis la mise en place de cette loi, 2 112 personnes ont été inculpées... Un chiffre qui ne tient compte ni des innombrables interpellations plus ou moins musclées ni des sévices généralisés (
19). Dénonçant cette
« logique de répression et de vengeance », M. Patrick Baudouin, président d’honneur de la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH), n’hésite pas à parler de
« justice d’abattage (
20)
».Pour justifier ce retour en force des pratiques répressives, Mohammed VI explique que l’
« ère du laxisme » est terminée et qu’il est temps de
« faire face aux désinvoltes et à ceux qui s’évertuent à empêcher les autorités publiques et judiciaires de veiller à protéger l’intégrité et la sécurité des personnes et des biens (
21)
».Les défenseurs du régime font aussi valoir que les publications de livres ou de témoignages sur les « 35 années de plomb » (1963-1998) se sont multipliées ainsi que les articles de presse sur des sujets que nul n’aurait songé à aborder du vivant de Hassan II. Tout cela n’est pas faux, mais reste le fait d’une poignée de militants et de journalistes courageux, à la merci de l’arbitraire.La campagne menée contre le capitaine Mustapha Adib (
22) et sa condamnation sévère, la cabale montée par la police contre le cousin du roi, Moulay Hicham, les ennuis déjà cités du journaliste Ali Lmrabet, l’interdiction du
Journal – toujours privé, depuis la fin 2000, de la publicité à laquelle il pourrait prétendre – et de
Demain, qui n’a pas reparu (
23), les tortures infligées à Mohammed Rachid Chrii, militant de l’Association marocaine de défense des droits de l’homme (AMDH), à Safi, et, surtout, la chasse aux « barbus » depuis les attentats de mai 2003 et l’adoption de la loi antiterroriste, montrent que les acquis dans le domaine des libertés et des droits humains demeurent fragiles – parfois même, ils sont remis en question.En revanche, le nouveau code de la famille doit être porté au crédit de Mohammed VI. Après trois années de relatif immobilisme et de décisions controversées en politique intérieure, le souverain a joué un rôle essentiel dans son adoption, en janvier 2004, par les deux Chambres. Loin de baisser les bras comme l’avait fait le premier ministre de l’époque, M. Abderrahmane Youssoufi, après une manifestation islamiste en mars 2000 ; loin de se satisfaire d’une réforme timide dont se serait sans doute contenté M. M’hammed Boucetta à la tête de la commission royale chargée de réviser la
moudawana (nom arabe pour le code de statut personnel), Mohammed VI est intervenu dans un sens favorable aux revendications des militantes féministes (
24).Il entend
« affranchir la femme de toutes les entraves qui l’empêchent d’apporter sa pleine contribution à l’édification d’une société solidaire ». Et veut rester vigilant :
« L’important n’est pas de l’avoir créé , mais que les dispositions suivent concrètement sur le terrain (
25).
»La création de l’Institut royal de la culture amazighe (IRCA), l’une des principales revendications du mouvement berbère, constitue une autre bonne initiative à mettre à l’actif du souverain.Pour importantes qu’elles soient, ces décisions semblent cependant loin de répondre aux attentes des citoyens. Le souverain ne donne pas l’impression de prendre la mesure des difficultés vécues par ses compatriotes, et encore moins d’avoir une vision précise de ce qui pourrait être fait pour y apporter un début de solution. Ce que, dès 2002, soulignait Rémy Leveau : le roi
« éprouve les plus grandes difficultés à maîtriser les données des problèmes auxquels il est confronté (
26)
». Et, malheureusement, les jeunes cadres inexpérimentés qui l’entourent ne lui sont pas d’un grand secours.A trop étaler ses fastes, à trop s’exposer sur les plans économique, politique et social, la monarchie est de plus en plus contestée. Sa légitimité, sans être remise en question, semble moins solidement fondée, et sa place exacte est à redéfinir. L’un des dangers qui guettent Mohammed VI est de ne répondre à la montée de l’islamisme qu’en optant pour le tout-sécuritaire, sans s’attaquer aux causes profondes de l’écho que rencontrent les thèses extrémistes. La majorité des Marocains, qui vivent difficilement, n’ont pas le sentiment que le régime se préoccupe de leur sort. Dans ce contexte, le coût annuel de la monarchie marocaine – dix-neuf fois plus élevé que celui de son homologue espagnol en valeur absolue (selon une évaluation du quotidien espagnol
El País) – et l’état de son patrimoine, considérable, ne représentent pas des questions anodines. Redistribution des richesses et réforme fiscale figurent parmi les mesures réclamées.Une autre question : le roi doit-il s’impliquer tous azimuts ? Cela ne risque-t-il pas d’avoir des conséquences très lourdes ? Ne vaudrait-il pas mieux qu’il prenne du recul et trouve une position d’arbitre, en restaurant la crédibilité de la classe politique, sans laquelle rien ne pourra se faire ? Le mépris et l’indifférence que cette dernière suscite, largement dus à l’attitude du palais depuis plusieurs décennies, ne peuvent que profiter aux extrémistes. Sauf à vouloir réduire la vie politique à sa plus simple expression, un tel dénigrement ne paraît plus possible (
27).La monarchie, note justement Abdeslam Maghraoui (
28),
« peut et doit être réformée en clarifiant sa relation constitutionnelle et juridique avec l’Etat, la société et le gouvernement ». Cette conviction est partagée par ceux qui veulent voir le Maroc entrer dans la modernité en se dotant d’une véritable monarchie constitutionnelle et en jetant aux oubliettes l’actuelle Constitution
« octroyée » par le roi.Les attentats du 16 mai 2003 ont constitué un premier et tragique avertissement à un système qui ne prend pas en considération les réalités douloureuses d’une frange de la population comme celle qui vit à Sidi Moumen ou Hay Thomas, bidonvilles de Casablanca. Ceux du 11 mars 2004 à Madrid, dont la plupart des auteurs venaient du Maroc, ont placé ce pays sur la liste des
« exportateurs du terrorisme international ».Fragilisée de l’intérieur, pointée du doigt à l’extérieur, la politique du Maroc semble plus incertaine que jamais, en dépit du pouvoir absolu de celui qui tient entre ses mains sa destin