La liberté
Delacroix, La Liberté guidant le peupleTable des matières
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Introduction
La liberté… Quel joli mot ! La liberté est un idéal. C'est justement parce qu'il nous plaît tant qu'il faut s'en méfier :
LIBERTÉ : c’est un de ces détestables mots qui ont plus de valeur que de sens ; qui chantent plus qu’ils ne parlent ; qui demandent plus qu’ils ne répondent ; de ces mots qui ont fait tous les métiers, et desquels la mémoire est barbouillée de Théologie, de Métaphysique, de Morale et de Politique ; mots très bons pour la controverse, la dialectique, l’éloquence ; aussi propres aux analyses illusoires et aux subtilités infinies qu’aux fins de phrases qui déchaînent le tonnerre.
Paul Valéry, Regards sur le monde actuel, « Fluctuations sur la liberté » (1938)
Qu'est-ce donc que la liberté ? Demandons à un jeune :
« Qu’est-ce que la liberté ?
– Faire ce que je veux.
– Et qu’est-ce que vous voulez ?
– Être libre. »
A première vue, la liberté consiste donc à pouvoir faire ce qu'on veut. C'est la liberté d'agir.
Hobbes a défini ainsi la liberté :
Le mot LIBERTÉ désigne proprement l’absence d’opposition (par opposition, j’entends les obstacles au extérieurs au mouvement), et peut être appliqué aux créatures sans raison ou inanimées aussi bien qu’aux créatures raisonnables. Si en effet une chose quelconque est liée ou entourée de manière à ne pas pouvoir se mouvoir, sauf dans un espace déterminé, délimité par l’opposition d’un corps extérieur, on dit que cette chose n’a pas la liberté d’aller plus loin. C’est ainsi qu’on a coutume de dire des créatures vivantes, lorsqu’elles sont emprisonnées ou retenues par des murs ou des chaînes, ou de l’eau lorsqu’elle est contenue par des rives ou par un récipient, faute de quoi elle se répandrait dans un espace plus grand, que ces choses n’ont pas la liberté de se mouvoir de la manière dont elles le feraient en l’absence d’obstacles extérieurs. Cependant, quand l’obstacle au mouvement réside dans la constitution de la chose en elle-même, on a coutume de dire qu’il lui manque, non pas la liberté, mais le pouvoir de se mouvoir ; c’est le cas lorsqu’une pierre gît immobile ou qu’un homme est cloué au lit par la maladie.
D’après le sens propre (et généralement admis) du mot, un HOMME LIBRE est celui qui, s’agissant des choses que sa force et son intelligence lui permettent de faire, n’est pas empêché de faire celles qu’il a la volonté de faire.
Thomas Hobbes, Léviathan (1651), II, 21
Bref : il faut distinguer liberté et puissance : ne pas pouvoir voler comme un oiseau ou ne pas être capable de comprendre les équations d'Einstein n'est pas un manque de liberté mais de puissance.
Etre libre d'agir, c'est donc ne pas être empêché de faire ce qu'on peut et veut faire.
A première vue, la liberté ainsi définie s'oppose à la loi, car la loi constitue bien une entrave extérieure à l'action individuelle.
Les lois humaines seraient donc des entraves à la liberté, et nous serions plus libres à l'état de nature qu'à l'état social. La liberté culminerait dans l'anarchie. Le slogan des anarchistes est d'ailleurs : « La liberté ou la mort ! »
Mais si la loi m'interdit de nuire à autrui (et limite ainsi ma liberté), elle interdit aussi à autrui de me nuire. Ce que je perds en liberté, je le gagne donc en sécurité. La liberté de chacun s'arrête là où commence celle d'autrui, et pas avant, comme l'affirme la Déclaration des droits de l'homme de 1789 :
Art. 4 : La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de borne que celles qui assurent aux autres Membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la Loi.
Art. 5 : La Loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la Société. Tout ce qui n’est pas défendu par la Loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu’elle n’ordonne pas.
Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789
Certes, la sécurité n'est pas la liberté. Mais en un sens la sécurité est une condition de la liberté. Je me sens plus libre de sortir le soir dans la rue si la loi est appliquée qu'en temps de guerre civile. De même, je me sens plus libre d'aller et venir dans un Etat réglé par des lois que dans une jungle où je risque à chaque instant d'être attaqué par une bête sauvage.
Ici, la question est de savoir si l'homme est fondamentalement bon ou mauvais. Pour être anarchiste il faut penser que l'homme n'est pas un loup pour l'homme, ou en tout cas qu'il est capable de vivre harmonieusement sans qu'un Etat ne soit nécessaire pour régler les éventuels conflits.
La loi est donc la condition de la liberté dans la mesure où elle assure la sécurité. Mais il faut aller plus loin : au-delà de la sécurité, la loi permet à l'action collective de se déployer. Pensons par exemple à la liberté d'entreprendre, qui est rendue possible par la loi qui assure le respect des contrats. De manière plus générale, si au lieu de penser seulement à la liberté individuelle on essaie de penser ce que peut être la liberté collective, c'est-à-dire comment organiser l'action entre les hommes, alors on peut penser que la loi est la condition de cette liberté.
C'est ce que disait Spinoza :
L'homme raisonnable est plus libre dans la cité où il vit sous la loi commune que dans la solitude où il n'obéit qu'à lui-même.
Baruch Spinoza, Ethique (1677), IV, prop. 73
Là encore, dire cela ne préjuge pas du type d'organisation qu'il est préférable d'adopter, et les anarchistes (toujours eux !) pourront toujours nous objecter qu'il est possible de vivre en société sans pour autant établir une loi explicitement. C'est d'ailleurs ce qu'ont fait toutes les sociétés anarchistes, quoiqu'elles aient dû payer leur absence d'Etat par une soumission de tous à l'esprit de tradition.
Finalement il suffit de comparer l'état de nature et l'état social pour voir ce qu'on gagne et ce qu'on perd par l'instauration de la loi :
Hors de l’état civil, chacun jouit sans doute d’une liberté entière, mais stérile ; car, s’il a la liberté de faire tout ce qu’il lui plaît, il est en revanche, puisque les autres ont la même liberté, exposé à subir tout ce qu’il leur plaît. Mais, une fois la société civile constituée, chaque citoyen ne conserve qu’autant de liberté qu’il lui en faut pour vivre bien et vivre en paix, de même les autres perdent de leur liberté juste ce qu’il faut pour qu’ils ne soient plus à redouter.
Hors de la société civile, chacun a droit sur toutes choses, si bien qu’il ne peut néanmoins jouir d’aucune. Dans une société civile par contre, chacun jouit en toute sécurité d’un droit limité.
Hors de la société civile, tout homme peut être dépouillé et tué par n’importe quel autre. Dans une société civile, il ne peut plus l’être que par un seul.
Hors de la société civile, nous n’avons pour nous protéger que nos propres forces ; dans une société civile, nous avons celles de tous.
Hors de la société civile, personne n’est assuré de jouir des fruits de son industrie ; dans une société civile, tous le sont.
On ne trouve enfin hors de la société civile que l’empire des passions, la guerre, la crainte, la pauvreté, la laideur, la solitude, la barbarie, l’ignorance et la férocité ; dans une société civile, on voit, sous l’empire de la raison, régner la paix, la sécurité, l’abondance, la beauté, la sociabilité, la politesse, le savoir et la bienveillance.
Thomas Hobbes, Le Citoyen (1642)
Mais Hobbes suppose justement que l'état de nature est un état de guerre. De sorte qu'il juge toute forme d'Etat préférable à l'anarchie, qui serait selon lui une guerre civile de tous contre tous.
Or on peut douter du caractère libérateur d'un Etat absolutiste. On peut aller plus loin dans la tentative de concilier la loi et la liberté, en exigeant que la loi soit faite par le peuple lui-même. C'est là toute la théorie de la démocratie, établie par Rouseau sous le nom de contrat social :
Ce passage de l’état de nature à l’état civil produit dans l’homme un changement très remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à l’instinct, et donnant à ses actions la moralité qui leur manquait auparavant. C’est alors seulement que, la voix du devoir succédant à l’impulsion physique et le droit à l’appétit, l’homme, qui jusque-là n’avait regardé que lui-même, se voit forcé d’agir sur d’autres principes, et de consulter sa raison avant d’écouter ses penchants. Quoiqu’il se prive dans cet état de plusieurs avantages qu’il tient de la nature, il en regagne de si grands, ses facultés s’exercent et se développent, ses idées s’étendent, ses sentiments s’ennoblissent, son âme tout entière s’élève à tel point que, si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent au-dessous de celle dont il est sorti, il devrait bénir sans cesse l’instant heureux qui l’en arracha pour jamais et qui, d’un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme.
Réduisons toute cette balance à des termes faciles à comparer ; ce que l’homme perd par le contrat social, c’est sa liberté naturelle et un droit illimité à tout ce qui le tente et qu’il peut atteindre ; ce qu’il gagne, c’est la liberté civile et la propriété de tout ce qu’il possède. Pour ne pas se tromper dans ces compensations, il faut bien distinguer la liberté naturelle, qui n’a pour bornes que les forces de l’individu, de la liberté civile qui est limitée par la volonté générale, et la possession, qui n’est que l’effet de la force ou le droit du premier occupant, de la propriété qui ne peut être fondée que sur un titre positif.
On pourrait sur ce qui précède ajouter à l’acquis de l’état civil la liberté morale, qui seule rend l’homme vraiment maître de lui ; car l’impulsion du seul appétit est esclavage, et l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté.
Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), Du Contrat social (1762), livre I, chap. 8
Mais cette exigence n'est pas toujours suffisante. Henri Lacordaire disait :
Entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c'est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit.
Henri Lacordaire, 52e conférence de Notre-Dame, 1848
Marx remarque que la liberté formelle s'oppose à la liberté réelle : en donnant les mêmes droits à tous, les Etats bourgeois assurent en réalité la domination des forts sur les faibles, c'est-à-dire des riches sur les pauvres.
Pour que la loi libère véritablement il faut donc qu'elle favorise ceux qui sont désavantagés au départ : c'est par exemple l'idée de discrimination positive.
La liberté a d'abord été conçue dans le domaine de l'action et de la politique. Il s'agit alors de la liberté de faire, et l'homme libre s'oppose au prisonnier ou à l'esclave. C'est là un concept de liberté qui a le mérite d'être clair et facile à comprendre. Mais on en est venu à se demander si la volonté elle-même est libre. Or il n'est pas évident du tout de savoir ce que signifie la liberté de la volonté.
Le champ où la liberté a toujours été connu, non comme un problème certes, mais comme un fait de la vie quotidienne, est le domaine politique. [...]
En dépit de la grande influence que le concept d’une liberté intérieure non politique a exercé sur la tradition de la pensée, il semble qu’on puisse affirmer que l’homme ne saurait rien de la liberté intérieure s’il n’avait d’abord expérimenté une liberté qui soit une réalité tangible dans le monde. Nous prenons conscience d’abord de la liberté ou de son contraire dans notre commerce avec d’autres, non dans le commerce avec nous-mêmes. Avant de devenir un attribut de la pensée ou une qualité de la volonté, la liberté a été comprise comme le statut de l’homme libre, qui lui permettait de se déplacer, de sortir de son foyer, d’aller dans le monde et de rencontrer d’autres gens en actes et en paroles. […]
[L]e cœur humain, nous le savons tous, est un lieu très obscur, et tout ce qui se passe dans son obscurité ne peut être désigné comme un fait démontrable. La liberté comme fait démontrable et la politique coïncident et son relatives l’une à l’autre comme deux côtés d’une même chose.
Hannah Arendt, La Crise de la culture, « Qu’est-ce que la liberté ? »
1. La liberté de penser
Qu'est-ce donc que la liberté intérieure ?
C'est d'abord la liberté de penser. Je suis parfaitement libre, remarquait Descartes, d'adhérer ou non à une idée. Personne ne peut me forcer à croire ou non une chose, et d'ailleurs personne ne peut même savoir ce que je pense. On peut donc me forcer à agir (par exemple à adopter les signes extérieurs d'une religion qui n'est pas la mienne, ou à abjurer publiquement mon dieu), mais non à penser telle ou telle chose.
La liberté de penser est donc une liberté évidente et indubitable, qui s'éprouvedirectement.
Et pourtant, on peut déjà critiquer ce point de vue. Le mathématicien est-il véritablement libre ? D'un certain point de vue, non, car il est soumis à la raison. On est plus libre quand on traite une rédaction de français qu'une dissertation de philosophie. Dans la mesure où on pense, on se guide en effet sur la vérité que l'on cherche à reconnaître et à exprimer. Personne ne peut m'obliger à accepter ou non une idée, mais quelque chose en moi m'y oblige tout aussi impérieusement : ma raison.
Toute la difficulté est de savoir si cette obéissance à la raison est une restriction de ma liberté – auquel cas on devra dire que le fou ou le sot sont plus libres que le sage – ou si au contraire ma liberté culmine dans la lucidité et l'obéissance à la raison
الإثنين فبراير 15, 2016 1:36 pm من طرف جنون