Le pluriel latin elementa désignait, le plus souvent, les « quatre éléments » : le Feu, l'Air, l'Eau et la Terre (cf. Sénèque, Naturales Quaestiones, III, 12 ; Cicéron, Academica, I, 26) et le singulier elementum, d'un usage bien plus rare, l'un des « quatre éléments » (cf. Pline,Naturalis Historia, X, 191). Les alchimistes grecs, s'agissant de l'ensemble des « quatre éléments », employaient un seul mot, tetrasomia, la « tétrasomie », matière des quatre « métaux », au sens hermétique de ce terme.
L'extrême diversité des phénomènes, les multiples changements des corps, les constantes mutations opérées par des forces elles-mêmes variables posaient trop d'énigmes à l'esprit humain pour qu'il pût concevoir avant une époque relativement tardive de l'histoire des civilisations une interprétation philosophique de la Nature et de l'Univers, une physique et une cosmologie. De tout temps, certes, les peuples primitifs surent utiliser pratiquement, dans les techniques de leur vie quotidienne, les puissances protectrices et les propriétés destructives du feu, les effets dissolvants et purifiants de l'eau, ainsi que ceux des fermentations et des putréfactions produites par l'air et par la terre. Mais les premières spéculations abstraites sur les fonctions universelles des éléments ne se sont pas dégagées des cosmogonies magico-religieuses, en Extrême-Orient comme en Occident, antérieurement au VIe siècle avant l'ère chrétienne, au plus tôt, qu'il s'agisse deThalès de Milet, en Grèce, ou bien des théoriciens du yin et du yang, en Chine, lesquels, selon Maspero, n'apparaissent pas avant l'époque du Xi ci, traité annexé au Yi jing, auIVe siècle avant J.-C. Il convient de rappeler à ce sujet avec M. Granet qu'« il ne nous est parvenu aucun fragment où se retrouve une préoccupation philosophique de ce genre et qui puisse être estimé sensiblement antérieur au Ve siècle ». Les témoignages les plus anciens et les plus certains de tous ceux que l'on possède sur le yin et le yang sont donnés par un recueil poétique, le Shi jing, dont la compilation ne peut être antérieure au début du Ve siècle avant J.-C. Les philosophies naturalistes de l'Inde sont encore plus tardives que celles de la Grèce et de la Chine. Quant aux théories des alchimistes d'Alexandrie sur les éléments, elles ne furent élaborées qu'après la fusion des civilisations grecque et égyptienne, à l'époque des Ptolémées, et elles atteignirent leur plus haut degré de développement vers la fin du IVe siècle et au commencement du Ve siècle après J.-C., pendant le règne de Théodose Ier et de ses successeurs.
Ces indications chronologiques montrent que le raisonnement cosmologique, fondé sur la systématisation de l'observation des phénomènes, représente une conquête relativement récente par rapport à la longue évolution protohistorique de l'humanité et que l'on doit distinguer de l'intuition cosmogonique dont témoignent les mythes primitifs et les religions de la haute antiquité. L'intérêt des théories des éléments pour l'histoire des sciences vient précisément de ce qu'elles correspondent aux premières tentatives de la raison pour expliquer l'Univers à partir de ses principes constituants, et non pas pour l'interpréter en fonction de l'existence de puissances divines et surnaturelles.
L'influence des théories cosmologiques des éléments a été profonde et durable. On en retrouve des vestiges dans l'esprit scientifique jusqu'au XVIIIe siècle, en Occident, et plus tardivement encore, en Orient. Leurs symboles ont inspiré maintes œuvres d'art et retiennent encore l'attention des psychanalystes modernes, notamment depuis les travaux de G. Bachelard. Enfin, le système des éléments a joué un rôle capital dans les disciplines ésotériques traditionnelles, dans l'alchimie, l'astrologie et la magie, ainsi que dans certains enseignements initiatiques comme, par exemple, ceux de la gnose ismaélienne.
[size=22]1. Les écoles de Milet et d'Éphèse
• Les Ioniens
Vers 600 avant J.-C., Thalès de Milet, le fondateur de l'école ionienne, semble avoir été le premier philosophe qui ait tenté de dégager une théorie cosmologique préscientifique des systèmes magico-religieux babyloniens et égyptiens. En effet, la conception centrale de la cosmologie de Thalès, selon laquelle l'Eau était l'élément primordial de l'Univers, ne doit pas être interprétée littéralement. « On prétend avec beaucoup de raison, dit Bayle, que Thalès ne fut pas l'inventeur de cette doctrine et qu'il l'avait empruntée ou des Égyptiens ou des anciens poètes de la Grèce. Quelques auteurs disent que le Chaos d'Hésiode est, au fond, le même principe que Thalès appelait Eau. »
Il s'agit, en effet, de l'Océan cosmique, éternellement fécond, origine éthérée des êtres et des choses, au sens des anciens dogmes orientaux, plutôt que de l'élément aqueux proprement dit. Thalès enseignait que tout fut engendré par cette puissance, répandue dans la substance éternelle et par la succession nécessaire des phénomènes.
Les flots de l'
éther ou « les eaux éternelles », selon l'enseignement des mystères, formaient les astres et les alimentaient par leurs forces perpétuelles. « L'étendue éthérée, disait un chant sacré orphique, et sa révélation lumineuse : la Mer, l'Océan, l'abîme du Tartare, tout ce qui est né, tout ce qui doit naître, tout est renfermé dans le sein de l'Être un qui existe par lui-même et duquel tous les corps sont nés. »
Thalès, l'un des Sept Sages de la Grèce, comparait, selon Sénèque, le globe terrestre à un navire abandonné à lui-même et flottant dans un océan immense dont il suivait toutes les irrégularités.
Aristote ne semble plus avoir compris ce souvenir d'une science perdue : « Les Anciens, écrit-il dans sa
Métaphysique, disaient que la Terre est entourée d'eau, qu'elle est une île, et qu'elle penche, tantôt d'un côté, tantôt d'un autre. »
Anaximandre, selon Diogène Laërce, enseignait que le principe de toutes choses était un élément toujours identique à lui-même, infini et immuable, sans que l'on puisse le comparer au feu, à l'air ou à l'eau, car ses parties seules étaient changeantes. Il n'existait aucune différence réelle à l'intérieur du Tout que ne pouvaient altérer les actions ni les pensées des êtres dans le temps ni dans l'espace. Anaximandre, selon Moréri, était capable de prévoir les tremblements de terre : « Il en avertit les Lacédémoniens, et l'événement vérifia sa prédiction. » Ce philosophe assurait que la Terre, dont la forme est sphérique, flotte au sein de l'infini.
Anaxagore, né à Clazomènes vers 500 avant J.-C., fut condamné pour impiété parce qu'il avait soutenu une
astronomie mécaniste. Il enseignait, au grand scandale des dévots, que les astres n'avaient point d'âme. Les éclipses provenaient de l'interposition de corps obscurs. L'Univers, dans lequel tout participe à tout, où toutes choses sont en chaque chose, où le végétal contient des semences qualitatives capables d'être transformées en matière animale (germes auxquels Aristote donna le nom d'« homéoméries »), le Cosmos est animé par un principe, le
Noûs (ou Esprit). Ce principe ordonnateur ne se mêle à rien, bien qu'il soit présent à tout ce qu'il anime et gouverne. En se séparant de l'inertie primordiale, le
Noûs a déterminé la rotation d'un tourbillon centrifuge qui sépare le sec de l'humide, le chaud du froid, l'éther de l'eau. Formés par condensation, les aérolithes sont des pierres qu'enflamme leur arrachement à ce tourbillon. Selon Anaxagore, il n'y a point d'élément insécable ni de limite à la petitesse. Les êtres sont constitués par des ensembles de qualités ; les unes, apparentes et manifestées, les autres, cachées et manifestables, de nature spermatique, dont le développement dépend de l'apport de germes semblables, en nombre suffisant. Cette dernière théorie d'Anaxagore, opposée à l'
atomisme « quantitatif », exerça ultérieurement une profonde influence sur les recherches des alchimistes grecs.
Anaximène, disciple d'Anaxagore, exagéra les tendances de son maître et attribua l'origine de l'Univers à un fluide invisible, substance éternellement active dont l'air était le symbole. Tout résultait de la condensation ou de la raréfaction de ce fluide aérien, infini dans son essence primordiale, fini temporairement dans les phénomènes de sa manifestation. Loin que les dieux en fussent les auteurs, Anaximène enseignait au contraire qu'ils en étaient sortis.
Diogène d'Apollonie reconnaissait aussi pour principe cosmologique l'infini aérien et prétendait qu'existe une infinité de mondes dispersés dans l'espace. Il enseignait que rien ne se fait de rien et que rien ne se résout en rien. Archélaüs, fils d'Apollodore, attribuait à l'air infini l'origine de toutes choses et il en faisait naître le feu et l'eau. Œnopide de Chio appelait ce fluide la « Vierge Aphrodite », « comme si jamais, observe Julius Firmicus, la virginité pouvait plaire à Vénus ».
Lorsque la
tradition ésotérique initiale se perdit, on crut que tous ces philosophes avaient attribué à l'élément matériel aérien, au gaz élémentaire, l'engendrement de l'Univers. Leur doctrine était bien différente. Le Chaos d'Hésiode, les « flots cosmiques » de Thalès, l'« élément infini » d'Anaximandre, le
Noûs d'Anaxagore, l'Air d'Anaximène étaient des expressions symboliques des deux polarités de la cause substantielle. L'unité de la substance, encore comprise par Thalès, reflétait l'enseignement des mystères sur l'Océan cosmique,
père et
mère de tous les êtres, sur l'« Âme du monde », éternellement féconde par soi-même et dont les modes de manifestation, venus de l'infini, retournent à l'infini sans perte ni changement. À partir d'Anaximandre commencent des spéculations philosophiques différentes et qui, peu à peu, séparent de la substance unique ses attributs pour les constituer en entités indépendantes. Cette différence avec les théories cosmologiques des Ioniens est confirmée par saint
Augustin : « Les premiers Ioniens, dit-il, croyaient que la matière avait d'elle-même la puissance de s'organiser. Ils lui attribuaient un mouvement perpétuel qui, selon l'occasion, engendrait toutes les formes, et ils lui reconnaissaient une énergie, une âme répandue partout qui, étant le principe de toute action, ne diminuait en rien l'infinité de son essence. Ils ajoutaient que les formes ont une existence si fugitive qu'on ne peut assurer qu'elles soient réellement, car elles changent sans cesse, et que l'existence réelle ne réside que dans l'absolu. »
• La cosmologie d'Héraclite
La
philosophie d'Héraclite constitua, semble-t-il, une tentative analogue à celle de Thalès, dans la mesure où l'une et l'autre de ces doctrines furent inspirées par l'enseignement ésotérique des mystères. Les meilleurs spécialistes modernes de la cosmologie héraclitéenne ont mis en évidence les « couples contrariés » d'éléments sur lesquels s'articule ce système. Des échanges compensés aboutissent à un équilibre entre le Feu, l'Être primordial, la Mer, la Terre et le « Praester », atmosphère chargée de vapeurs sèches ou humides. Au rythme des jours et des nuits, de la grande année et de ses saisons, l'ordre et la durée d'un
Cosmos qui ne cesse de vivre et de mourir dépendent de la juste proportion du
Logos, mesure équitable des rapports universels de puissance entre toutes les parties opposées, soit dans la nature, soit chez l'homme et jusqu'au sein de la Cité.
L'art de maintenir à mi-chemin les forces couplées du
Cosmos et de l'
Anthropos porte le nom de
Dikè, la « Justice ». Car « toutes les lois humaines tirent leur nourriture de la loi unique et divine ». Au sens héraclitéen, la « Justice » évoque singulièrement le constant réajustement des rivalités et des échanges d'attributs que l'on observe aussi, à une époque très voisine, dans la cosmologie et dans l'anthropologie chinoises. Les problèmes posés par l'interprétation des « tablettes » héraclitéennes, notamment par le découpage des phrases des textes selon la ponctuation, sont curieusement analogues à ceux que tentent de résoudre, dans le déchiffrement du
Daode jing, de Laozi, les lettrés chinois et les sinologues occidentaux. Ces messages, condensant le maximum de sens avec le minimum de mots, sont caractérisés, d'ailleurs, par une égale obscurité comme par un style « oraculaire » ou volontiers sibyllin, plus proche de celui des devins que de la langue des philosophes. De toute évidence, les textes héraclitéens appelaient des commentaires oraux, de même que ceux de Laozi, un enseignement direct de maître à disciple. Dans ces conditions, la critique moderne en est réduite à proposer des hypothèses au sujet de ces théories cosmologiques, car elle ne saurait prétendre imposer des explications.
On sait, par exemple, que le Feu héraclitéen n'est pas seulement l'élément igné, présent dans les phénomènes naturels. Une âme peut s'y substituer et il apparaît aussi comme un « Feu pensant ». Dans ces conditions, la cosmologie rejoint, chez Héraclite, la mystique et l'ascèse, comme elle fonde l'épistémologie. Notre
logique dualiste moderne, qui oppose l'esprit à la matière, l'étendue à la pensée, le
Moi au non-Moi, éprouve de constantes difficultés à comprendre, par exemple, comment une « âme » peut se maintenir « sèche et disponible à l'incandescence ». Cependant, de telles notions n'étaient pas considérées métaphoriquement, que ce fût par les alchimistes, par les gnostiques ou par les mystiques, d'Extrême-Orient ou d'Occident. Les éléments opéraient intérieurement et extérieurement dans le
Cosmos et dans l'
Anthropos des métamorphoses
analogues et non pas
semblables, en ce sens qu'une même puissance, le
Logos, déterminait leurs justes proportions et les aspects harmoniques de leurs puissances, c'est-à-dire leur
dynamique complémentaire, mais non pas des similitudes expérimentales rationnellement descriptibles. Le
Logos héraclitéen n'est pas plus réductible que le
Dao de Laozi à la seule
mesure finie des êtres et des choses ni à leur raison limitée, car il n'a pas lui-même d'autre mesure que l'infini et l'éternité, comme tout ce qui participe directement de sa natur[/size]
الإثنين فبراير 15, 2016 9:07 am من طرف فدوى