ALCHIMIEUniversalis
René ALLEAU
L'alchimie a longtemps été confondue avec l'occultisme, la magie et même lasorcellerie. Au mieux, on la réduisait à un ensemble de techniques artisanales préchimiques ayant pour objet la composition des teintures, la fabrication synthétique des gemmes et des métaux précieux. Au XIXe siècle encore, Marcelin Berthelot ne voyait dans les opérations alchimiques que des expériences de chimie, dont l'objet principal était la recherche de la synthèse de l'or. Afin d'échapper aux enquêtes de police ou pour masquer leurs échecs, les alchimistes auraient usé d'un langage chiffré dont seuls les adeptes possédaient la clef. On en faisait ainsi soit des faux-monnayeurs soit des imposteurs. La découverte des textes alchimiques chinois, en particulier, est venue ruiner cette conception.
Photographie
[size=13]AlchimieJan van der Straet (dit Stradanus ou Stradano, 1523-1605), Le Laboratoire d'alchimie, 1571. Palazzo Vecchio, Florence. Crédits: Istituto Geografico De Agostini[/size]
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Ces erreurs d'interprétation des textes et cette méconnaissance des doctrines provenaient principalement des difficultés de déchiffrement du langage
symbolique des alchimistes. En effet, la
lecture de ces traités constituait, à dessein, une épreuve initiatique. Les maîtres ont voulu que leurs disciples mobilisent toutes leurs forces intellectuelles et spirituelles, claires et obscures, pour atteindre à l'illumination. Ceux-ci doivent s'arracher à leur temps et plus encore à eux-mêmes : oublier pour se souvenir. Ils doivent oublier pour retrouver. L'alchimiste a renoncé à la gloire, il devient anonyme. Il recrée et il tente de perfectionner par l'
art ce qui a été créé avant lui et laissé imparfait par la nature.
L'alchimie, aussi bien que l'
astrologie et la magie, doit être considérée comme une science traditionnelle. Elle doit être définie en fonction de ses rapports avec les structures et les valeurs des sociétés et des civilisations de type traditionnel, orientales et occidentales, antiques et médiévales où elle est née et où elle s'est développée. Il faut donc la considérer en fonction de ses propres critères et se garder de la réduire à nos systèmes.
L'alchimie ressemble à une science physico-chimique, mais elle est aussi et surtout une
mystique expérimentale. Sa nature est à la fois matérielle et spirituelle, et elle observe principalement les relations entre la vie des métaux et l'âme universelle. Elle désire délivrer l'esprit par la matière et délivrer la matière par l'esprit. Par de nombreux aspects, elle s'apparente à l'art, mais à un art suprême : le traditionnel « Art d'Amour ». Elle propose à l'homme de triompher du temps ; elle est une recherche de l'absolu.
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Universalis
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Le mot « alchimie » provient de l'arabe
al-kīmiyā, conservé dans le provençal
alkimia et dans l'espagnol
alquimia. Les noms anglais et allemand ont gardé une dérivation médiévale, attestée aussi dans les anciens noms français « alquémie » et « arkémie » (
XIIIe siècle).
La signification du substantif préarabe
kīmiyā, précédé de l'article défini
al, est encore controversée. Littré a rapproché les mots « chimie » et « alchimie » du grec Χυμ́ια, de Χυμ́ος, « suc », supposant que l'on désignait ainsi primitivement « l'art relatif aux sucs ». Diels a proposé d'y reconnaître plutôt le grec χυμα, « fusion », lequel indiquerait le caractère métallurgique de ces techniques antiques. Von Lippmann et Gundel ont rejeté l'hypothèse de Diels. Le mot
kīmiyā, par l'intermédiaire du syriaque, dériverait du grec χημ́ια et il aurait été formé sur l'égyptien
kam-it ou
kem-it, « noir » ; il évoquerait soit la « terre noire », nom traditionnel, selon Plutarque, de l'Égypte, pays qui aurait été le berceau des arts chimiques et alchimiques, soit la « noirceur » caractéristique de la décomposition de certains métaux.
L'
Encyclopédie de l'Islam mentionne cette dernière hypothèse. Elle rappelle, toutefois, que le mot
al-kīmiyā est synonyme d'
al-īksir. Le français « élixir » en dérive. Les
Mafatih-al-Ulum ont rapproché
kīmiyā de
kamā, « tenir secret ». Selon al-Safadī,
kīmiyā serait d'origine hébraïque et signifierait que cette science vient de Dieu vivant. Dans le
corpusalchimique de Jābir ibn Hayyān,
al-īksir est aussi conçu comme une émanation de l'esprit divin.
Festugière a rappelé que les plus anciens alchimistes grecs « rapportaient le nom et la chose à un fondateur mythique appelé
Chémès,
Chimès ou
Chymès ». La première mention de cette origine apparaît au
IVe siècle après J.-C. dans les œuvres du plus célèbre alchimiste alexandrin, Zosime de Panopolis, selon lequel Chémès aurait été un « prophète juif ». Cet auteur, selon un procédé fréquent dans la
littérature hermétique, voile ainsi une précieuse indication philosophique par un fait pseudo-historique : la légende a ici son sens premier et révèle exactement « ce que l'on doit lire », c'est-à-dire ce que l'initié doit entendre.
Ayant vécu longtemps à
Alexandrie qui comptait alors de nombreux savants juifs, Zosime ne pouvait ignorer qu'en hébreu
Chemesch est le nom du
Soleil. Afin de préciser son propos, Zosime, dans ses
Instructions à Eusébie, déclare : « Le grand Soleil produit l'Œuvre car c'est par le Soleil que tout s'accomplit. » Cet enseignement fondamental est confirmé par les derniers mots de la
Taḇuḻa Smaragdina, la
Table d'émeraude, célèbre « codex » alchimique attribué à Hermès Trismégiste lui-même : « Complet (achevé, accompli) est ce que j'ai dit de l'
Opération du Soleil. »
Selon ces données traditionnelles, l'indication d'al-Safadī sur l'origine hébraïque de
kīmiyāpeut d'autant mieux éclairer cette étymologie que le synonyme
īksir a conservé aussi un nom antique du Soleil, le grec Σειρ. Enfin, on observera que le turc
chems signifie également « soleil » et que, dans cette langue,
chami désigne adjectivement ce qui est d'origine « syrienne ».
On peut restituer ainsi au mot « alchimie » son premier sens probable. Les anciens savants juifs, grecs, syriens et arabes ont vraisemblablement donné ce nom à un savoir
sacré, à un ensemble de connaissances ésotériques et initiatiques, à l'antique « art sacerdotal » dont l'enseignement était fondé sur les mystères du Soleil, source de la lumière, de la chaleur et de la vie.
1. Une synthèse du savoir ésotérique
Marcelin Berthelot
fut le premier à entreprendre la traduction et la publication de collections manuscrites qui n'avaient pas encore été sérieusement étudiées par les historiens des
sciences. Ignorant le syriaque et l'arabe, ne connaissant qu'imparfaitement le grec, Berthelot fit appel à des collaborateurs érudits. Ceux-ci, malheureusement, n'étant point informés de la nature des opérations décrites par les textes obscurs et souvent cryptographiques qu'ils devaient traduire, s'en remettaient à la seule autorité de Berthelot afin de décider du sens qu'il convenait de donner à des passages difficiles. Dans ces conditions, on comprend que divers historiens spécialisés et, en particulier, von Lippmann, aient jugé sévèrement la singulière
méthode critique de Berthelot. Malgré ces réserves, ses célèbres collections publiées voici près d'un siècle n'ont pas encore été revues ni corrigées philologiquement ni scientifiquement, et l'on continue parfois de tenir pour sérieuses des thèses sur les origines de l'alchimie dont les sources documentaires ont été justement contestées.
PhotographieMarcellin BerthelotLe chimiste et homme politique français Marcellin Berthelot (1827-1907). Crédits: Hulton Getty[/size]
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Sans doute la perspective générale de Berthelot avait-elle l'avantage d'être simple et claire. Bornée par l'horizon culturel méditerranéen des « humanités classiques », en un temps où l'on ne soupçonnait point l'existence d'une alchimie chinoise et indienne bien antérieure à celle de l'école d'Alexandrie, l'explication de l'origine de ces théories et de ces pratiques se réduisait aisément à l'interprétation de ce que l'on croyait avoir été leurs plus anciennes structures. Berthelot, à partir des textes alexandrins qu'il avait fait traduire, supposa logiquement que ces connaissances avaient été d'abord artisanales et préchimiques : les premiers praticiens n'avaient cherché qu'à imiter l'apparence des gemmes et des métaux précieux, grâce à la composition de teintures et à la fabrication d'alliages ayant la couleur et le poids de l'or et de l'argent. Les résultats obtenus par ces faussaires auraient suffi à les abuser eux-mêmes sur la réalité de ces prétendues transmutations. Ultérieurement, les philosophes et les mystiques auraient contribué à prolonger pendant des siècles cette confusion entre les illusions théoriques et les réalités expérimentales jusqu'à l'avènement de la chimie positive et de la science véritable. Celle-ci, en effet, avait démontré rationnellement, depuis Lavoisier, que les métaux étaient des corps simples, c'est-à-dire indécomposables, ce qui suffisait à prouver le caractère chimérique de leur transmutation et la nature aberrante ou frauduleuse des opérations alchimiques. Ces superstitions médiévales, comme toutes les autres, avaient été heureusement dissipées par le
progrèscontinu des lumières de l'esprit humain.
À notre époque, cette interprétation positiviste de l'alchimie est devenue elle-même illusoire, historiquement et scientifiquement. Les travaux considérables des orientalistes et, principalement, des sinologues ont révélé la haute
antiquité et l'universalité des théories et des pratiques alchimiques traditionnelles, en montrant leur caractère sotériologique fondamental. D'autre part, contrairement aux dogmes lavoisiériens enseignés par les universités occidentales au
XIXe siècle, les physiciens nucléaires modernes ont décomposé tous les corps que l'on croyait simples, et vérifié ainsi la théorie alchimique traditionnelle de l'unité de la matière. De plus, la réalisation expérimentale de la transmutation du mercure en or a révélé que la prétendue chimère des alchimistes était singulièrement proche de la nature réelle de la structure atomique de ces deux métaux qui se suivent dans la classification périodique. Aussi d'éminents physiciens, comme Jean Perrin, n'ont-ils pas hésité à reconnaître dans les anciens maîtres de l'alchimie « les précurseurs géniaux des magiciens modernes de l'atome ».
• Un monde fermé
Toutefois, si l'alchimie n'a pas été une préchimie, elle ne fut pas davantage une « préphysique nucléaire ». En réalité, les sciences traditionnelles, par leur langage, leurs principes, leurs méthodes, leurs critères, leurs moyens et leurs buts, ne présentent aucun rapport avec les sciences modernes. Un savoir fondé sur le principe d'
analogie ne peut jamais être confondu avec des systèmes scientifiques dont toute la cohérence
logiquerepose, en dernière analyse, sur le principe d'
identité. L'un relève de la
poétique ; les autres, de la mathématique. Les sciences du Verbe ne sont pas les sciences du Nombre. Et les civilisations qui sont fondées sur les premières ne peuvent pas concevoir l'homme, la nature ni l'univers comme les cultures et les sociétés qui dépendent des secondes.
L'alchimie ne peut pas être comprise
chimiquement : elle doit être interprétée
alchimiquement. Ses théories et ses pratiques n'ont de sens et de portée qu'à l'intérieur de l'univers créé par les alchimistes, pour leur usage et non pas pour le nôtre. C'est un monde essentiellement
fermé, historiquement et logiquement lointain. La nébuleuse alchimique, avec ses images tentaculaires, ses labyrinthes peuplés de monstres, ses obsédantes étoiles, gravite au-delà ou en deçà de nos systèmes intellectuels. L'un des premiers historiens de l'alchimie, Lenglet-Dufresnoy, a dit des maîtres de cette science traditionnelle qu'ils sont « les plus illustres rêveurs dont l'humanité ait connaissance ».
Ce monde se donne simultanément pour imaginaire et pour réel, pour spirituel et pour matériel, pour subjectif et pour objectif. À la limite, ses symboles se confondent avec des phénomènes matériellement observables, si bien que la clef de ce vaste code apparemment abstrait est
concrète car le seuil d'intelligibilité des textes répond rigoureusement au seuil expérimental du Grand Œuvre.
En raison des difficultés des problèmes posés par les études alchimiques depuis que l'on a mieux discerné la complexité de leurs données, elles en sont venues à constituer une discipline historique, philologique et philosophique spécialisée. À partir des années vingt, les travaux considérables de von Lippmann, de Ruska, de Holmyard, de Thorndyke, les importantes contributions de Singer, de Taylor, de Read, de Hopkins, de Hartlaub, ont renouvelé tout l'état des connaissances en ce domaine. Des recherches plus générales, comme celles de
Jung, d'Eliade, de
Needham, ont montré l'intérêt de l'alchimie pour la
psychologie des profondeurs, pour l'histoire des religions et des civilisations.
Plus récemment, ces investigations se sont étendues à l'histoire de l'art, de la peinture et de la littérature grâce aux analyses critiques et aux thèses de nombreux chercheurs parmi lesquels on doit mentionner spécialement de Solier, Combe, Vernet, Sterling et Van Lennep. On peut prévoir que l'aspect sociologique de la situation des alchimistes eux-mêmes par rapport aux diverses communautés historiques de croyances et de valeurs qui, le plus souvent, les exclurent et les condamnèrent, ne manquera pas de retenir l'attention de futurs chercheurs.[/size]
الأحد فبراير 14, 2016 11:51 am من طرف فدوى