Dans la tradition philosophique, on trouve plusieurs définitions de l’homme. La célèbre définition aristotélicienne,
zoon logon echon (animal doué du langage ou animal rationnel) fournit le paradigme ainsi
que la méthode de toutes les définitions successives. Il s’agit
d’ajouter au vivant, à l’animal, quelque chose d’autre, quelque chose de
plus, qui permette de le caractériser et le fasse entendre comme
différent des bêtes. Cette diversité peut être conçue différemment : en
tant qu’élévation du degré ontologique, comme chez Aristote, ou en tant
que rupture violente, comme dans le
Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes chez
Jean-Jacques Rousseau. Mais un trait est commun à toutes ces
définitions de l’humain : toutes, sans exception, elles écourtent leur
tâche en recourant à la notion d’animal. Si le mot « homme » enjoint
tout de suite une explication abyssale, sans références ni point
d’appui, la tâche paraît par contre s’abréger lorsqu’on fait appel au
mot « animal », avec l’adjonction d’une délimitation exclusive. Dans
cette présomption de simplification, on assume alors l’animal comme un
terme de référence, comme l’unité de mesure adéquate au démesuré humain –
comme ce qui ne demande pas d’explications et qui permet à l’homme de
se situer, lui assurant une maîtrise sur lui-même.
2La
philosophie s’est ainsi toujours approchée de l’animal comme devant une
notion univoque, simple, « naturelle » et sans oscillation : pur
ensemble de besoins, l’animal ne semble mériter aucune considération
abyssale, mais tenir très bien l’épreuve de cette « domestication »
philosophique.
3Mais mettons-nous un instant à la place de l’animal.
4Déjà
cette intention se révèle d’une complexité sans précédents. Peut-on se
« mettre à la place » des animaux, en leur enlevant le droit d’avoir une
place
autre – ou,
tout bêtement, de ne pas en avoir? Peut-on prendre la parole à la place de celui qui ne l’a pas (la parole, autant que la place) ?
5Amorçons
pour un instant les choses de façon inverse : tentons de définir
l’animal à partir de l’homme, soit de prendre en compte la démesure et
le caractère abyssal du vivant non-humain. L’animal est, pourrait-on
dire, ce à la place de quoi il ne nous est pas donné de nous mettre ; ce
qui n’autorise aucune substitution sans qu’il soit immédiatement altéré
dans sa spécificité ; ce qui oblige à une simplicité et sobriété
désarmantes – car l’animal ne demande rien, n’articule rien, et nous
renvoie en miroir l’image d’un homme incapable de
faire sans dire.
L’animal serait alors, dans la structure inversée de notre argument,
« un homme capable d’un faire silencieux » (il ne serait donc pas un
homme).
6Mais
encore, faudrait-il préciser la nature du silence de l’animal. Pour
Nietzsche, le silence de l’animal est dû à un oubli : dans la
Seconde considération intempestive,il
explique que, lorsqu’il voulut parler et dire à l’homme pourquoi il ne
parle pas, l’animal ne put pas le dire car il l’oublia avant même de le
dire. Néanmoins, à bien y regarder, si l’animal « s’obstine » à rester
silencieux, c’est aussi que le silence de l’animal n’a rien à voir avec
le silence de l’homme. Il y a un silence qui est le négatif de la parole
(ou qui est une perte de parole), mais il y a aussi un silence qui,
pour ainsi dire, précède la parole, qui n’est donc nullement un silence
de paroles. Au point qu’on ne peut même pas dire qu’il s’agisse d’un « silence ». Ainsi, l’animal, à proprement parler,
n’est pas silencieux.
Il demeure hors de l’alternative entre la parole et le silence. Il est
la suspension même d’un tel registre « humain, trop humain ».
7Penser
l’animal du point de vue de l’animal même – intention celle-ci certes
paradoxale et vouée d’avance à l’échec puisque « animale, trop animale »
– voudrait alors dire suspendre la question qui demande « pourquoi ? ».
Par exemple : « Pourquoi le chien reste-t-il là silencieux à me
regarder ? » Or, du chien il ne faut dire ni qu’il parle, ni qu’il ne
parle pas, les deux propositions opérant en effet de la même manière une
simplification du silence qui accompagne cette question.
8En
revanche, devant l’animal, il faut se tenir en-deçà de toute prétention
d’explication et reconsidérer la moindre observation ainsi dite
« naturelle ». La vache mange l’herbe toute la journée dans le champ. Le
chien nous suit et nous regarde silencieux. Le ver ne nous regarde même
pas. Et l’homme n’est pas capable de ne rien attendre – de ne rien
demander, de ne rien dire. Où est alors la limite entre homme et
animal ? Y a-t-il la possibilité de tracer cette séparation sans tomber
dans les deux excès du « trop » (le « trop humain » de Nietzsche et le
« trop animal » de notre paradoxe) ?
9Ce
volume, loin de vouloir répondre à ces questions, cherche du moins à
les poser par le moyen d’une prolifération d’accès au thème de l’animal.
Les textes qui suivent sont le résultat de trois journées d’études
organisées à Strasbourg dans le Musée Zoologique et dans le Musée d’Art
Moderne et Contemporain par le Parlement des philosophes et l’Équipe
d’Accueil et de Recherche en Philosophie (2326) de l’Université Marc
Bloch – Strasbourg II.
10Les
journées avaient été conçues selon trois axes de recherches : le
rapport de l’animalité à la littérature, à l’éthique et à la science. On
se demandait :
11–
Y a-t-il un emploi philosophico-littéraire de l’animal qui serait
commun à Kafka, Nietzsche et d’autres écrivains ? « Animalité » désigne
communément les pulsions, les déviances, le refoulé d’un état
quasi-indomptable : la partie charnelle de l’humain, le geste fou de la
survie face à la rationalité. Comment la littérature se rapporte-t-elle à
la gestualité animale ? S’agit-il d’une imitation, d’un devenir-animal
de celui qui écrit ?
12–
L’animal est altérité sans réponse, qui ne serait récupérable par
aucune phénoménologie et par aucune compréhension morale. Penser
l’animalité, tout comme penser l’étrangeté absolue ou la folie, oblige
ainsi à toucher la limite de tout anthropocentrisme, voire de tout
humanisme, à penser la différence en ne la comblant par aucune saisie
totale, mais en la laissant toujours différer de et dans la pensée.
Comment la philosophie se tient-elle à cet impossible ?
13–
Que dit l’éthologie à propos de l’animal ? L’animal est défini comme le
vivant sans langage, sans raison, incapable de rire, qui ne peut pas
faire usage de sa main, qui n’éprouve pas le besoin de se vêtir, qui ne
connaît pas la pudeur. Mais ces façons de le saisir sont toutes issues
du postulat d’une différence originaire avec l’homme : peut-on penser
l’animal en faisant abstraction de l’homme ou du rapport à l’humain ?
L’éthologie, est-elle consciente d’user du
logos, d’une
rationalité proprement humaine, pour définir l’animal ? Et ainsi ne
s’écarte-t-elle pas de ce qui serait propre à l’animal ?
14La
pluralité de thèmes et des approches constituait une richesse
importante pour cette rencontre, d’autant plus que les moments d’échange
qui ont suivi les interventions ont permis de fabriquer un terrain
commun de recherche et d’expérimentation de la parole philosophique.
S’ils peuvent paraître dans la forme actuelle ne pas suivre un seul fil
directeur, ni relier définitivement l’inaccessibilité de la place de
l’animal, les articles reportés de suite, revus pas les auteurs en vue
de cette publication, portent quand même la trace de ce travail commun
et permettent de retracer le moment d’échange interdisciplinaire promu
par cette rencontre. Si l’animal y trouve une place, celle-ci n’enlève
rien de l’inquiétude de son tracement, au c