Les drogues nous ennuient avec leur paradis. Qu’elles nous apportent plutôt un peu plus de savoir. Nous ne sommes pas un siècle à paradis »
Henri MichauxConnaissances par les gouffres.
1J’hésite de plus en plus à parler des drogues et des pratiques de drogues en raison des certitudes, des idées romantiques ou des solutions radicales et objectivantes qui traversent cette clinique comme autant de passions d’ignorance. La difficulté à saisir la complexité des toxicomanies est trop souvent liée à la curiosité de vouloir savoir quelque chose sur les drogues ou de conforter ses
a priori moraux et idéologiques sur ce phénomène. Bien qu’il soit important de connaître les effets des produits et de les distinguer dans leurs conséquences stupéfiantes, hédonistes ou dommageables, cette question n’est pas au premier plan pour la psychanalyse ni le clinicien confronté à la souffrance du sujet aux états de dépendance ou au manque dont les toxicomanes se plaignent.
2C’est donc plutôt à la visée des pratiques de drogues, dans ce qu’elles favorisent, neutralisent ou substituent qu’il nous faut orienter nos interrogations pour en saisir la complexité et sa signification.
3Dans cette perspective, il faut rappeler que la pensée contemporaine persiste dans le malentendu et à croire que le toxicomane est malade de la drogue, qu’il suffirait d’éradiquer les toxiques ou d’éloigner les usages des produits pour qu’ils cessent de se détruire. Il est tout aussi faux de penser cette problématique du côté d’une relation d’objet, d’en faire une pratique orientée vers le seul plaisir, de faire de l’usager dépendant un coupable ou une victime, un pervers ou un délinquant et de maintenir la confusion et l’amalgame entre toutes les pratiques de drogues.
4Par ailleurs, lorsqu’on se réfère à la psychanalyse laïque, l’hypothèse du paradis des toxicomanies est elle-même discutable autant que peut l’être l’idée du paradis des religions. Si l’idée du paradis au sens Freudien est une fable et l’avenir d’une illusion, cet espoir est surtout à considérer comme le désir de retrouvaille d’un univers passé et perdu des premiers temps de la vie.
5C’est la perte de l’objet primordial qui pousse à projeter un monde passé devant soi alors qu’il évoque la substitution d’un temps définitivement perdu, impossible à retrouver et surtout interdit.
6Cette perte soustraite à la conscience, marquée par des amnésies de l’enfance et par les opérations pacifiantes s’est transposée en espoirs comme par exemple avec les investissements amoureux fréquemment déçus. Ces expériences nécessairement insatisfaisantes relancent habituellement le désir, l’entretiennent et, d’une certaine manière, le préservent.
7Il arrive quelquefois que le passage de cet univers premier vers le monde des désirs soit compromis par l’insuffisance ou l’échec des opérations pacifiantes qui se déclinent par l’intégration de la loi symbolique qui relève de la traversée œdipienne.
8De ces failles et à la place du manque et du désir, peut advenir une souffrance indicible et une haine infinie que les addictions contiennent.
9Ainsi, si ce n’est pas la drogue qui fait le toxicomane, la complexité des pratiques compulsives de dépendance à l’héroïne ou celles injectables de Subutex
*, ces pratiques, qui très souvent engagent des dommages corporels, signifient une souffrance qui se sert du corps et de la drogue pour s’exposer, faisant que c’est le toxicomane qui produit la drogue et non l’inverse.
10Cette souffrance psychique transposée au corps signale en tant que figure du ravage l’échec de l’institution du sujet au sens de Legendre, une débâcle du père et de sa fonction qui permet de supporter la vie.
11À propos de la vie et des pratiques de drogues, Freud écrivait en 1929 dans
Malaise dans la civilisation, qualifiant les drogues de briseurs de soucis que pour supporter la vie :
- 1 . Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation, Paris, PUF, 1981, [1929], p. 18-19.
« nous ne pouvons nous passer de sédatifs
[...] ils sont peut-être de trois espèces
[...] de fortes diversions, qui nous permettent de considérer notre misère comme peu de chose, puis des satisfactions substitutives qui l’amoindrissent, enfin des stupéfiants qui nous y rendent insensibles. L’un ou l’autre de ces moyens nous est indispensable »
1.
12Pour lui, les stupéfiants sont destinés à éloigner les hommes de la souffrance, à rechercher de fortes jouissances et, dans certains cas, éviter la psychose qu’il désigne de tentative de «
révolte désespérée », alors que l’intoxication représente une «
consolation ».
Clinique 13Quand les toxicomanes s’engagent dans un travail psychothérapique, ils sont imprévisibles, inconstants, insatisfaits et constamment tentés par l’échec, les rechutes dans les drogues. Quand leur état s’améliore, c’est ce moment qu’ils vont choisir pour rechuter et invalider le thérapeute.
14On observe que la passion pour la drogue occupe toute la place, donne du sens à leur vie qui ressemble à un itinéraire dommageable à l’usage d’un chemin de croix parcouru de malheurs et de morts.
15Les récits sont traversés par une position victimaire récurrente, des plaintes dépressives, des amnésies, quelquefois un secret de famille est découvert ou un préjudice de l’enfance éprouvé et transposé dans la haine.
16Quand on sait que ce qui se transmet c’est tout, que rien n’échappe à la transmission intergénérationnelle et que c’est ce qu’on ne veut pas ou ne peut pas transmettre qui se transmet, la transmission de lacunes entraîne des effets ravageants qui prennent formes par des dommages sur soi.
17André Green considère les dommages corporels comme des formes substituées des dépressions qu’il réfère au narcissisme de mort et à des deuils blancs et inaccomplis que Nicolas Abraham et Marie Torok qualifient de fantômes ou de cryptes dans leur livre
L’Écorce et le Noyau.
18Cette problématique entraîne certains patients à répéter les échecs, à faire de leur vie un malheur par la prostitution, l’escalade dans les drogues et les doses, parfois en associant d’autres addictions alimentaires comme l’anorexie ou l’alcool ou en s’injectant du Subutex
* en provoquant des septicémies graves.
19La haine de soi qui est omniprésente, tout comme la haine qui s’adresse aux autres est une idéologie du ressentiment qui, selon Jacques Hassoun est la conséquence d’un préjudice subi ou fantasmé au temps de l’enfance.
20Ce préjudice auquel renvoie la haine produit entre autres les réactions thérapeutiques négatives si fréquentes dans la clinique des états de dépendance, que Lacan situe comme la conséquence d’avoir été un enfant non désiré.
21C’est ainsi que certains patients ratent les rendez-vous, compromettent tous risques d’investissements transférentiels, transgressent les contrats, détournent les prescriptions et donnent à voir d’apparentes trahisons.
La réaction thérapeutique négative 22Freud, en 1923, rapproche la réaction thérapeutique négative au désir du malade d’obtenir une aggravation de son état. Cet obstacle qui s’oppose à la guérison est pour lui lié à la culpabilité qui trouve dans le maintien l’aggravation et la persistance de la maladie et dans la souffrance une satisfaction par la punition.
23Invalider les thérapeutes et leur faire des reproches participe de la même logique car le but qui est visé est de répéter la preuve pour le patient qu’il est en possession d’une force de destruction qui lui permet de se préserver des objets extérieurs et des investissements.
24Tout progrès doit alors être compromis par cette organisation psychique défensive et négative qu’il faut pouvoir accepter provisoirement comme une nécessité sans vouloir ni précipiter un changement, ni cautionner cet état de fait, ce qui reviendrait au même car ce processus est une protection de mise en défaut du désir qui trouve dans la réalité extérieure une preuve confirmant le bien fondé des convictions persécutrices.
25Cette position fondamentalement transgressive est à comprendre comme pour conserver une pseudo maîtrise de la situation en initiant l’échec et le rejet plutôt que d’avoir à subir la répétition d’une nouvelle expérience d’abandon.
26Situer la haine du point de vue de cette hypothèse recentre le problème du côté du désir et incite les patients à rechercher la signification de ces mouvements de haine pour leur donner du sens.
27Certains semblent attachés à la haine comme une cause et une passion essentielle et, quand cette haine est dirigée contre soi comme dans la mélancolie qui en est le prototype, les autoaccusations, la négation de soi, ces plaintes correspondent, comme le signale Freud dans
Deuil et mélancolie, à des plaintes dirigées contre un autre (le plus souvent maternel) vis-à-vis duquel le sujet a vécu un préjudice.
28Cette problématique, si elle fait penser au masochisme, signale avant tout la présence dominatrice de la pulsion de mort que la théorie lacanienne désigne de principe de destruction qui se tient au-delà du principe de plaisir et qu’il faut expliciter.
Au-delà du principe de plaisir 29Il faut signaler avant tout que le principe de plaisir est un chemin raisonnable qui est destiné à tenir le sujet en deçà de la limite de la jouissance que l’absence de satisfaction le plus fréquemment signifie et que nous avons tous plus ou moins de mal à supporter.
30Lorsqu’on se réfère à la théorie lacanienne, le principe de plaisir est à comprendre comme un principe qui ne se satisfait pas parce qu’il est marqué par le principe de réalité et par un sacrifice difficile d’une jouissance perdue. C’est pourquoi, l’ensemble des situations qui renvoient à des investissements d’objets, les relations affectives et amoureuses sont caractérisées d’une certaine dose d’insatisfaction qui maintient par la déception une position désirante. Cette position désirante nécessaire peut être quelquefois inaccessible parce que la déception est insupportable, voire dangereuse.
31La haine, les transgressions, le forçage du corps peuvent alors subvertir cette menace en trouvant une cause possible.
- 2 . Jacques Lacan, L’Éthique de la psychanalyse, Séminaire Livre VII, Paris, Seuil, 1986 [1959-60], p.(...)
32Dans son séminaire,
L’Éthique de la psychanalyse, Lacan se demande : «
vers quel but la jouissance progresse t’elle pour prendre appui sur la transgression pour y arriver »
2. Plus loin, il écrit que dans son rapport avec le sens du désir qui vise cette jouissance, la jouissance satisfait la pulsion de mort et la destruction.
33Cette destruction, ajoute-t-il, n’est pas le point zéro ou le principe de nirvana mais un au-delà de l’apaisement qu’il situe comme une «
volonté de destruction directe ». Il constate à la suite de Freud que le masochisme participe de ce scénario, ce qui lui fait faire l’hypothèse qu’au bout de cette visée, il est possible que se tienne la « douleur d’être ».
34Dans
Les Formations de l’inconscient, il insiste sur ce point :
- 3 . Jacques Lacan, Les Formations de l’inconscient, le Séminaire Livre V, Paris, Seuil, 1998, p. 246.(...)
« si le retour à la matière inanimée est effectivement concevable comme le retour au plus bas niveau de la tension, au repos, rien ne nous assure que dans la réduction au rien, de tout ce qui s’est levé et qui serait la vie, là dedans aussi si l’on peut dire ça ne remue pas et qu’il n’y ait pas au fond la douleur d’être
» 3.
35Cette jouissance qui avoisine la destruction, Lacan la qualifie de jouissance du corps ou de la Chose et de jouissance interdite ou hors-la-loi.
- 4 . Nestor Braumstein, La Jouissance, Paris, Point, « Hors Ligne », 1992, p. 258.
36Reprenant les thèses de Lacan, Nestor Braumstein dans son livre sur la jouissance, décrit cette jouissance hors-la-loi comme un «
excès qui se loge dans un corps qui échappe à la symbolisation »
4.
37Exclue du langage, elle ne peut être repérée que par des traces sur le corps, des dommages somatiques ou des passages à l’acte des états limites, psychotiques ou mélancoliques en tant que figures du ravage.
38Cette jouissance est à distinguer de la jouissance phallique marquée par la castration et donc par l’insatisfaction qui est transposée dans la parole et dans les montages de la sexualité et de cette jouissance Autre, de l’Autre sexe, féminine qui est elle aussi au-delà de la parole et que les mystiques ont constituée dans l’extase mystique.
39À propos de la limite et des effets de la transgression, Lacan rappelle dans l’
Éthique que :
- 5 . Jacques Lacan, L’Éthique de la psychanalyse, Séminaire Livre VII, Paris, Seuil, 1986 [1959-60], p.(...)
« Tout ce qui franchit la loi ou qui s’en affranchit fait l’objet d’une dette au grand livre de la dette. Tout exercice de la jouissance comporte quelque chose qui s’inscrit au livre de la dette dans la loi
» 5. 40C’est probablement dans cette logique d’un prix à payer que le toxicomane se fait des trous dans le corps, dans les dents, que l’anorexique a toujours et encore quelque chose de trop à perdre, de chair, de peau, que l’alcoolique souffre dans ses organes comme autant de lambeaux du corps qu’il faut détacher.
41Se mortifier correspondrait à la mise à l’épreuve d’un châtiment, d’une perspective masochiste qui, contrairement aux apparences, est la trace d’une tentative de liaison de la pulsion de mort à la pulsion de vie.
- 6 . Nestor Braumstein, La Jouissance, Paris, Point, « Hors Ligne », 1992, p. 38.
42En principe, «
La jouissance de la chose est perdue, selon Braumstein
, la jouissance ne sera possible qu’une traversant le champ des paroles mais ce sera une autre jouissance masquée et évocatrice nostalgique »
6 d’où le manque à être.
43Si le désir est la conséquence d’une position d’exil de la Chose et de la jouissance du corps, le manque à être convoque des expériences habituellement ratées de comblement et d’espoirs de retrouvailles et de satisfactions.
- 7 . Sylvie Le Poulichet, Toxicomanies et psychanalyse. Les nacroses du désir, Paris, PUF, 1987, p. 51.(...)
44Dans cette problématique et chez celui qui s’adonne à l’addiction, le corps de jouissance et de chair ne serait pas perdu, ni transposé dans les images ni dans le langage. C’est cela qui engendrerait selon Sylvie le Poulichet une
« forme de disparition du désir tandis que le corps n’est pas élaboré dans l’articulation des signifiants »
7.
45C’est pourquoi, forcer le dépassement de cette impasse, s’acharner sur ce corps, sacrifier un bout de soi, un organe peut signifier transposer la souffrance psychique dans un lieu du corps, dans un dommage corporel ou d’organe. C’est sacrifier la livre de chair du marchand de Venise de Shakespeare qu’évoque Clavreul dans
Le Désir et la Loi concernant les alcooliques et leurs problèmes somatiques.
Pour conclure 46En terme de préliminaires à tout traitement possible des toxicomanes et des toxicomanies, la clinique des addictions aux drogues indique que la dépendance est un état qui signifie l’opposition à la nécessité de la perte, de la dette symbolique, qui refuse l’impératif du sacrifice de la jouissance et qui utilise la transgression pour jouir en payant par des dommages corporels à répétitions l’impossibilité d’accéder et de s’établir dans le principe de plaisir.
47L’autodestruction qui signale que le sujet est à la place de l’objet perdu de l’objet primordial perdu n’est pas uniquement la trace d’un refus ou d’un déni de la perte de cet objet mais également que le sujet l’incarne pour l’encrypter et le récupérer, nous indiquant à l’occasion de sa passion pour les drogues la persistance d’un univers carencé de manque dont il ne se remet pas.