21Toute la question est de savoir si l’éthicisation qui caractérise la modernité est relative, c’est-à-dire si elle s’accommode d’une éclipse passagère du christianisme ou bien si elle est absolue, c’est-à-dire si elle réalise, à terme, la “ relève ” même du christianisme. J. Habermas se sépare de M. Weber, en défendant cette seconde interprétation. Sans doute, celle-ci apparaît-elle non seulement plus logique, mais aussi plus apte à rendre compte du phénomène global de la sécularisation. Même si elle repose, comme d’ailleurs celle de Weber, sur un présupposé invérifiable, à savoir celui de l’existence d’une corrélation nécessaire entre l’éthique et la religion, elle a du moins pour conséquence de circonscrire au mieux l’événement culturel, social et politique qui préside aux destinées de la modernité.
L’éthique de la parole communicationnelle 22Avec Habermas, l’éthicisation prend un tour définitif
17. Elle trouve sa légitimation, d’abord, dans le
modèle hégelien des
Leçons d’Iéna. L’homme n’existe comme individu qu’en tant qu’il est socialisé. Or, la socialisation (
Sozialisierung), à la différence de la collectivisation (
Vergsellschaftung), se réalise grâce au travail et au langage. Elle représente, à cet égard, le milieu de la constitution de toute individuation. La subjectivité humaine est, en effet, traversée par l’Autre, qui désigne la dimension de l’ordre symbolique sous-tendant l’ordre social. Le travail, conçu au sens large d’une activité finalisée et formative, ainsi que le langage, conçu comme médium de reconnaissance, délimitent, selon Hegel, la médiation, par laquelle tout sujet se trouve interpellé par autrui. Sans doute, cette opération passe-t-elle par le conflit, mais ce dernier fait, après tout, partie de l’histoire des rencontres humaines, tendues vers la paix et la réconciliation.
- 17 . J. Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, Paris, Fayard, t. I, 1987, p. 159-281. Voir à ce(...)
23Le modèle hégelien est lui-même la résultante d’un modèle évangélique sécularisé. C’est à la lumière de cet horizon chrétien que Habermas l’élargit aux dimensions de l’éthique. La parole chrétienne passe par la lutte et la division, pour promouvoir la paix. C’est dire que l’amour et la charité y jouent un rôle capital. Or, c’est sur ce pouvoir contestataire et testimonial de la parole que les réminiscences chrétiennes laïcisées se cristallisent. J. Habermas parle de réconciliation, de libre discussion, d’inter-compréhension, d’éthique fraternelle, d’accord et d’entente, de finalité, de projet et de valeur. Or, c’est ce modèle chrétien laïcisé qui, avec le modèle hégelien, fournit les bases théoriques de l’éthicisation du monde moderne.
24J. Habermas prend ses distances par rapport à M. Weber sur deux points essentiels. Le premier concerne la religion qui est, à ses yeux, absorbée dans l’éthique. La modernité extrait et assume les schémas moraux que la religion avait lestés de contenus idéologiques. Dans cette perspective, le retour au religieux apparaît incompatible avec le processus engagé. Le second point touche au statut et à la fonction des valeurs, qui se situent à deux niveaux distincts. D’une part, en amont de la culture et des activités, nous rencontrons les valeurs idéales qui sont fondées de droit et qui, à ce titre, composent le profil de l’ordre symbolique : le vrai, l’amour, le beau, le juste, le bien... D’autre part, en aval des activités, nous posons des objectifs et recourons à des visées que nous nous imposons de fait. Or, on se tromperait à amalgamer, comme le fait Weber, ces deux registres. Les valeurs, dans la modernité, sont sans doute éclatées au plan empirique, mais cela ne signifie pas qu’elles soient éclatées de droit et que l’ordre symbolique se trouve à ce point détérioré qu’il requiert l’appoint du religieux, pour être restauré. Au désenchantement du monde, Habermas oppose la foi pratique en la libre discussion, capable de trier et de reformuler les valeurs indispensables à la vie sociale. Les chrétiens se contrediraient à prendre ombrage de cette incarnation radicale de l’éthique évangélique, qui “ vérifie ” enfin leur foi.
25Le modèle de Habermas est sans doute plus complexe qu’il n’apparaît. Il comporte, en effet, une visée politique, déontologique et morale. La
visée politique s’inscrit dans l’usage argumentatif de la parole. La libre discussion a, en effet, pour but de définir les bases d’un accord entre les individus. Pour ce faire, elle porte non seulement sur la définition d’objectifs communs, mais aussi sur la redéfinition des normes et des raisons qui légitiment tel choix plutôt que tel autre. Argumenter, c’est, en effet, rechercher ensemble les bases de nouveaux équilibres, qui se réalisent à la faveur de consensus révisés. C’est donc déconstruire pour construire. À la différence du compromis qui fixe une plate-forme minimale d’accord, le consensus remet en question les normes des activités au nom de nouvelles normes plus accordées aux valeurs que l’on défend. L’éthique se déploie dans l’espace public de la démocratie. C’est l’idéal de la démocratie, et non plus celui de la religion, qui légitime cette démarche.
26La visée politique exige, pour être efficace, une
déontologie de la communication. Il existe, en effet, des règles de l’échange qui, à la différence des normes comportementales, ne sauraient être remises en question, sans ruiner la construction du consensus. Quelques indications suffiront pour illustrer cette composante. Il n’y a pas de communication possible si les interactions verbales ne sont pas validées par une triple exigence de vérité, de justesse et de sincérité. La vérité garantit l’adéquation des présuppositions existentielles aux contenus propositionnels avancés. La justesse, quant à elle, vérifie la congruence des énoncés au cadre consensuel qui sert de référence au débat. Enfin, la sincérité répond de la conformité du langage tenu à l’intention du locuteur. Telles sont, entre autres, les règles de base qui représentent, pour ainsi dire, les données essentielles d’une déontologie des interactions verbales. Sans doute, cette déontologie n’est-elle pas le fait d’un code écrit, mais elle se trouve inscrite dans les régulations de tout échange.
27Cette visée déontologique définit, en fin de compte, la condition liminale ou minimale de toute
éthique de la communication. Or, celle-ci comporte, semble-t-il, trois axes majeurs : celui du questionnement, de la situation du sujet et de la priorité des fins. Le questionnement est inhérent au pouvoir négatif de la parole qui, par essence, dit le réel en le reconstruisant. Communiquer, c’est se risquer dans l’univers d’un discours qui reconstitue symboliquement les choses, c’est consentir à la rencontre, mais en acceptant de faire le détour par l’exploration des possibles. On le voit, la communication éthique suppose que les locuteurs prennent au sérieux la capacité créative et récréative de la parole qui commence par nier ce qu’elle affirme, même si elle n’est pas formellement dubitative, ironique ou optative. Aussi, engagés dans cette aventure, les locuteurs n’occupent aucun point fixe. Ils sont tour à tour destinateurs, destinataires et témoins de leurs dires. Autrement dit, ils deviennent acteurs à la première, à la deuxième ou à la troisième personne d’un vouloir-dire commun. Mais, au bout du compte, l’activité communicationnelle a pour finalité l’entente fraternelle, le désir de dépasser les conflits, le plaisir de s’accorder sur des valeurs communautaires et sur des options essentielles. À la différence de l’activité stratégique ou téléologique qui cherche à obtenir des résultats, elle vise à constituer l’être-ensemble. On comprend alors que l’éthique communicationnelle se réalise à ces trois conditions : le risque de chacun dans un monde praticable, la décision de devenir acteur et donc sujet de la parole, la priorité absolue donnée à l’entente interpersonnelle sur tout autre objectif, tangible et immédiat.
Les figures 28Le paradigme de l’éthicisation est celui de la parole communicationnelle, dont la fonction essentielle est de transcender le réel, en découvrant le champ des possibles. Il comporte plusieurs figures, qui, qualifiées par les pratiques sociales, se sont succédées, dans la modernité contemporaine, sans pour autant disparaître, au fil de leur émergence. C’est ainsi que nous glissons d’une éthique de la libération à une éthique de la confiance, en passant par les déterminations d’une éthique de l’urgence, de la légitimation et de la conjuration. Mais chacune de ces références se trouve redistribuée, lorsque l’une d’entre elles s’en vient occuper le devant de la scène. Or, en cette fin de xx
e siècle, c’est le discours d’une éthique de la confiance qui semble s’imposer, au point d’intégrer les précédents.
29La figure de l’éthique de la
libération est sans doute née d’une conjoncture politique et sociale, qui définit le modèle de référence, qui a cours autour des années 1950. Elle cristallise, en effet, la demande d’autonomie des peuples colonisés, mais aussi la demande de reconnaissance des classes sociales défavorisées et des groupes marginaux. C’est, en effet, une volonté de sortir d’une stigmatisation conventionnelle qui légitime alors la revendication éthique. Mais l’exigence de libération, qui résulte d’une transposition de l’exigence religieuse de salut, n’est pas que de nature politique et sociale. Elle exprime aussi les droits fondamentaux de la personne à la liberté d’expression. Les motifs de la citoyenneté et de l’individualisme se renforcent l’un et l’autre, dans ce nouvel espace.
30L’éthique de l’
urgence vient, dans la seconde moitié du xx
e siècle, surdéterminer l’éthique de la libération. Bien sûr, elle résulte de l’extension du modèle de la libération aux peuples qui souffrent de la pauvreté et de la maladie, comme l’illustre la défense des causes humanitaires, mais aussi aux opprimés, aux malades, aux contaminés et aux exclus de toutes sortes. Ce nouvel axe de revendication renforce le précédent. L’éthique est affaire de temps, de mobilisation et d’intervention. Elle suppose une prise de conscience de ce que l’histoire, qui est une production humaine, doit paradoxalement se construire contre le temps. Ainsi, la notion d’accélération, de vitesse et de performance qui est une valeur fondamentale de la modernité, vient-elle ici définir une composante essentielle de la trajectoire éthique.
31Jusque vers les années 1978, fin des Trente Glorieuses, les exigences éthiques ont porté sur des actions syndicales, humanitaires et caritatives extérieures à l’engagement professionnel. Mais avec la montée du chômage, avec l’impérialisme du marché et avec le développement de nouvelles professions dont le collectif des travailleurs sociaux est, pour le moment, aussi bien le symbole que le symptôme, elles se sont émoussées, pour devenir un label de
légitimation et d’
authentification. Le métier (
ministerium) est un ministère : il est naturellement au service d’une morale privée. La profession, en revanche, ne saurait être reconnue sans “ professer ” une éthique affichée. Aussi, tout professionnel doit-il témoigner non seulement d’une compétence technico-pratique, mais aussi d’une compétence à l’éthique, d’abord liminale, qui s’organise autour de la notion de pacte et de confiance ; puis minimale, qui sanctionne, dans un contrat, le respect déontologique du code et des styles ; enfin maximale, qui cherche à définir, dans un consensus, les conditions d’une action meilleure. L’éthique de la légitimation a finalement pour fonction de couronner la reconnaissance d’une profession et d’élargir le champ qualitatif de ses interventions.
- 18 . Tel est le modèle que développe H. Jonas, dans Le Principe de responsabilité, trad. J. Greisch, Pa(...)
32Contemporaine de l’éthique de la légitimation, nous trouvons l’éthique de la
conjuration 18. La figure précédente se trouve circonscrite à l’activité professionnelle, la présente cherche à engrammer cette légitimation dans l’espace et le temps d’une civilisation. L’espace, c’est celui de l’économie mondiale du marché et, par conséquent, des interactions professionnelles. Le temps, c’est celui de l’avenir incertain qu’aucune prévision ne saurait profiler à l’avance. L’homme moderne se rend alors compte qu’il n’a ni la maîtrise de l’espace, ni celle du temps. Autrement dit, les rapports humains, les mieux régulés et les plus codifiés, ont pour fondement ultime la confiance mutuelle et le crédit réciproque. C’est ainsi que l’avenir économique lui-même devient tributaire de l’état affectif des groupes et des collectivités, du climat social, du désir de paix et du degré de sécurité, de l’optimisme résolu des acteurs et des responsables. La croissance a pour moteur la confiance.
33Cette dernière figure vise à conjurer les peurs et les incertitudes de l’avenir. Elle est requise par le monde des affaires qui ne sauraient prospérer, sans l’espoir qu’elle re-génère. C’est pourquoi elle se trouve trop souvent annexée et récupérée par le business qui voit en elle la plus sûre alliée de son développement. Activité téléologique et activité communicationnelle sont mis sur un même pied d’égalité, voire assimilées l’une à l’autre, à moins que la seconde ne soit carrément subordonnée à la première. Loin de contrevenir aux tendances du marché, le recours aux valeurs humanistes, réalisé dans la gestion des ressources humaines, en favorise l’expansion. On perçoit alors l’importance de l’éthicisation du monde, en cette fin du xx
e siècle. Le recours incantatoire à l’éthique a pour fonction de gérer les angoisses et les peurs du lendemain. Il a pris le relais des utopies, des rêves eschatologiques et des millénarismes, pour nous aider à nous risquer dans le troisième millénaire. L’éthique hante l’imaginaire de la modernité, comme jadis la religion.
Du risque à la confiance 34L’éthicisation du monde moderne est finalement fondée sur le risque et sur la confiance. En prenant, aujourd’hui, cette forme radicale, la parole communicationnelle vise à réduire les incertitudes qui limitent et paralysent non seulement le domaine restreint des relations professionnelles et commerciales, mais aussi l’ensemble des relations humaines. La confiance faite à autrui libère la confiance en soi. Attitude plus que jamais nécessaire, dans un monde planétaire où les sujets se trouvent menacés par les structures et les systèmes qui pèsent sur eux. Grâce à l’éthique, les rapports sociaux se transforment en relations sociales.
35Pour en arriver là, il nous faut conjuguer l’expérience de l’engagement à celle d’un risque assumé dans la confiance. On s’en doute, en effet, le sujet humain, exilé du monde des objets, perçoit l’extérieur comme une menace. Phénomène d’autant plus flagrant, que, jamais totalement maîtrisés, les événements naturels et historiques, même les plus calculés, échappent, au bout du compte, à toute prévision. Aussi, pour gérer cette incertitude, le sujet humain cherche-t-il à se réfléchir dans les codes des dispositifs qu’il construit. Ce sont ces codes qui, analogues aux Idées de Platon, sont placés en surplomb de la réalité et de la subjectivité, pour servir de modèles, de moteurs et de cadres à la vie sociale. Ce sont ces mises en forme méta-stables qui cristallisent les potentialités de la subjectivité dans des réseaux ou des systèmes à la fois objectifs et subjectifs, mi-techniques et mi-humains, fonctionnels et relationnels.
36La vie moderne se caractérise essentiellement par l’utilisation incontournable de systèmes qui traversent les champs des pratiques, des professions et des savoirs. Ainsi, n’en finirait-on pas de dénombrer ces
lieux communs, qui se croisent ou s’opposent. Qu’ils soient associatifs, scolaires, éducatifs, informatiques, médiatiques, économiques, moraux, techniques, linguistiques, thérapeutiques, patrimoniaux, esthétiques, religieux, caritatifs, linguistiques..., qu’ils relèvent des loisirs, des transports, de la parenté, de l’entreprise, de l’apprentissage, etc., ils pèsent, de tout leur poids, sur les individus sociaux. Ils nous font peur, parce que, si nous les ritualisons sans distance critique et sans âme, ils peuvent nous “ décorporéiser ”, nous aliéner, nous précipiter dans la folie de la schizophrénie et du délire. On ne saurait, pour autant, nous isoler dans un refus idéologique de mauvais aloi, nous mettre en retrait de leur influence. Certes, on peut et on doit se méfier du danger de déracinement qu’ils font courir à leurs usagers potentiels, sans compter celui de nivellement des discours et des comportements. Mais la meilleure façon de pallier cette menace est d’en faire bon usage, en voyant en eux des instruments de gestion et de rencontre et, ce faisant, de les rendre de plus en plus performants et adaptés à l’homme. La question n’est plus de se rendre maîtres et possesseurs de la nature, mais des systèmes eux-mêmes. Il s’agit donc de conjurer un risque par un autre : celui de l’aliénation technique par celui de l’engagement éthique. Engagement qui est peut-être notre meilleure assurance contre la folie collective...
37Dans un tel contexte, le problème de l’éthicisation est inséparable de celui de la liberté de l’homme. On retrouve, en effet, la problématique spinoziste et kantienne de la liberté conçue comme conscience réflexive et utilisation stratégique des déterminismes. Le sujet de la modernité est inséparablement sujet épistémique et sujet éthique. Le sujet épistémique est, en effet, transformé par la compétence qu’il mobilise, en utilisant les systèmes qu’il traverse. Par le fait même, il fait preuve d’une attitude éthique, puisqu’il prend conscience des déterminismes et s’en sert comme autant d’instruments d’une libération indéfinie et d’une liberté infinie. Voilà pourquoi le sujet éthique est le cœur du sujet épistémique. Il enjoint, en effet, à ce dernier d’utiliser les systèmes non seulement comme des médiums d’extension des connaissances et de gestion de la vie, mais aussi comme des milieux d’ajustement mutuel, de parole communicationnelle, de partage convivial.
38Est-il besoin de le rappeler ? Chacun de ces systèmes est en incessante et continuelle transmutation. Il se présente comme un des lieux d’apprivoisement de la nouveauté. L’événement, celui qui survient dans le système, ou bien encore celui qui préside à la naissance ou à la mort de ce dernier, entraîne des ruptures qui obligent au risque et à la confiance. On ne s’étonnera pas de ce que, à l’entrée de ces réseaux, nous trouvions des hommes compétents, experts à l’instar des nomothètes de Platon, qui jadis veillaient au bon fonctionnement de la cité. Ces personnages sont les garants de la fiabilité fonctionnelle des systèmes et des services que ceux-ci sont censés rendre, mais aussi de la fiabilité relationnelle qui permet aux usagers de communiquer en paix. L’éthique a pour fonction essentielle de transformer en espaces de rencontre ces multiples zones de côtoiement utilitaire.
39On le comprend, la confiance finit par s’imposer comme l’exigence fondamentale de tous les rapports humains. Elle permet de dépasser le risque inhérent aux systèmes, en les instrumentalisant et en les humanisant. L’expert, ce professionnel aguerri, est la figure du sujet épistémique qui a maîtrisé l’usage de ces dispositifs et du sujet éthique qui fait appel à la confiance de chacun. Mais, en s’acquittant de cette mission, il aide l’usager à devenir lui-même compétent, c’est-à-dire professionnel lui-même, sinon expert comme lui, l’invitant à se familiariser avec de nouvelles activités et à se risquer dans de nouvelles rencontres. Après tout, on peut rêver et espérer.
40La modernité a pour épicentre la subjectivité dont l’affirmation inconditionnelle parvient à faire basculer l’être du pôle de la présence vers celui de la représentation. De principe, de racine et de fondement, l’être se transforme en un objectif à atteindre, en un objet représenté, en un spectacle à réaliser. Mais, sur ce parcours, l’individu a besoin de la technique pour formater l’être qu’il projette au-devant de lui. On pourrait s’imaginer, à la suite de certains auteurs, que la modernité définit alors le moment historique et critique d’une distanciation extrême entre le sujet humain et ses productions techniques. Mais on se tromperait à durcir et à figer cet écart. La technique est, en effet, la raison subjective en action. Certes, comme le note M. Heidegger, la subjectivité reste en retrait dans la technique. Mais c’est précisément du lieu de ce retrait qu’elle s’emploie à esthétiser le monde. L’art lie désormais son destin à la technique qu’il a pour fonction d’humaniser, au prix parfois d’une dénégation monstrueuse, qui disloque l’œuvre. Mais c’est à l’éthique que revient la tâche de parachever ce gigantesque travail de recréation du monde. Sans doute, le règne de la raison moderne, avec ses déterminations subjectives, techniques, esthétiques et éthiques annonce-t-il une nouvelle manière de penser l’humanité de l’homme, qui prend, semble-t-il, la timide relève de l’antique humanisme. En tout état de cause, l’éthique communicationnelle témoigne, sous un mode non conventionnel, de la sacralité de l’homme. Nul ne niera qu’il s’agit d’une religion nouvelle, mais sans rite, sans imaginaire codé, sans autre Dieu que le prochain, le “ socius ”, le frère.