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 L’impérialisme américain, des origines aux guerres d’Irak et d’Afghanistan

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الموقع : لب الكلمة
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L’impérialisme américain, des origines aux guerres d’Irak et d’Afghanistan Empty
19102010
مُساهمةL’impérialisme américain, des origines aux guerres d’Irak et d’Afghanistan

force des taliban en Afghanistan, des rodomontades contre l’Iran à l’étau qui enserre le peuple palestinien, en passant par les menaces d’effondrement général du système financier mondial, les risques qui pèsent sur l’environnement, la misère qui touche des pans entiers de la population de l’Amérique latine ou des Caraïbes, les responsabilités de l’impérialisme américain dans les crises actuelles sont écrasantes. Le pays qui est à la pointe de la technologie, qui compte les plus grands scientifiques et les plus grandes universités, le pays le plus riche, dont la culture se diffuse au monde entier, utilise aujourd’hui ses armes ultrasophistiquées et ses ressources pour semer la terreur et la désolation, pour provoquer des coups d’État et des guerres civiles, pour soutenir des dictatures et écraser des peuples.Et pourtant, Sarkozy, Kouchner et bien des politiciens, des journalistes, des intellectuels nous expliquent que les États-Unis sont de vieux amis avec qui la France n’a jamais été en guerre, qu’ils sont venus deux fois à notre secours, qu’ils ont libéré l’Europe du fascisme et du nazisme et qu’ils ont sauvé la démocratie. Il y a un mois, Sarkozy a ainsi expliqué au Congrès américain, sans craindre le ridicule : « Chaque fois que dans le monde tombe un soldat américain, je pense à ce que l’armée d’Amérique a fait pour la France. »Alors ce soir, nous voudrions dresser un bilan de cette politique étrangère américaine, en commençant par évoquer les origines de ce pays jeune, qui était encore en formation vers 1850 et qui est devenu en moins d’un siècle la première puissance mondiale. Comment, après avoir fait profession d’isolationnisme et d’anticolonialisme pendant 150 ans, les États-Unis se sont-ils imposés au reste du monde ? Comment s’exerce aujourd’hui la domination d’un pays qui ne compte que 5 % de la population mondiale ?Si ce Cercle Léon Trotsky est consacré à la dénonciation de l’impérialisme américain, ce n’est pas que nous pensions qu’il soit par nature plus infâme ou plus immoral que l’impérialisme français. Nous ne sommes pas anti-américains, car nous sommes internationalistes. Nous rejetons toutes les formes de nationalisme - et l’anti-américanisme est une des formes qu’a souvent prises le chauvinisme français, de De Gaulle au Parti Communiste, en passant par bien d’autres. Nous discutons de la politique de l’impérialisme américain parce que nous combattons le capitalisme et que les États-Unis, étant les plus puissants, ont joué un rôle essentiel, notamment depuis 1945. Mais si l’impérialisme français est aujourd’hui de seconde zone, il n’a rien à envier, par ses méthodes et ses forfaits, à celui des États-Unis. Tout au plus peut-on dire que, dans le brigandage, dans la rapine à laquelle se livrent les grandes puissances, les États-Unis occupent la première place. C’est aux forfaits de ce chef de gang que nous allons consacrer cet exposé.De la formation des États-Unis d’Amérique à la Première Guerre mondiale

Une république bourgeoise

L’impérialisme au sens moderne du terme - c’est-à-dire celui du stade avancé du capitalisme, fondé sur l’exportation des capitaux, sur la mainmise sur des pays et des régions du monde afin de permettre au capital financier de ne pas étouffer dans ses murs - cet impérialisme-là donc, date, pour les États-Unis comme pour les grandes puissances européennes, de la fin du XIXE siècle. Mais dès que, un siècle plus tôt, les treize anciennes colonies britanniques de la côte Atlantique s’étaient associées pour former les États-Unis, ses dirigeants avaient regardé au-delà des seules frontières qui les constituaient. Les dirigeants des colons d’Amérique ont mené, lors de leur guerre d’indépendance contre la Grande-Bretagne entre 1776 et 1783, le premier soulèvement contre une domination coloniale. Mais les insurgés américains n’étaient pas des esclaves noirs se soulevant contre leurs maîtres, comme ce fut le cas peu après à Saint-Domingue, la future Haïti. C’étaient des descendants de colons venus d’Europe, et leurs dirigeants étaient de riches bourgeois, qui n’acceptaient plus le pacte colonial, c’est-à-dire le lourd tribut fiscal et économique prélevé par la Grande-Bretagne, ainsi que l’obligation de commercer avec elle plutôt qu’avec les autres pays ou même les autres colonies. En bourgeois, les « patriotes » américains voulaient la liberté de commercer et d’entreprendre. Et l’État qui sortit de la guerre d’Indépendance défendait ces intérêts-là seulement.La fameuse Constitution des États-Unis ne mentionnait même pas les Indiens. Elle ne reconnaissait aucun droit aux Noirs. Et les dirigeants du nouvel État ne voulaient pas non plus laisser les Blancs pauvres interférer dans les affaires de la bourgeoisie : les non-propriétaires étaient souvent privés de droits civiques et de nombreux garde-fous institutionnels, comme la séparation des pouvoirs, le suffrage indirect, les deux chambres du Congrès dont un Sénat renouvelé par tiers, étaient mis en place contre ce qu’ils appelaient la « tyrannie de la populace ». Les capitales des différents États et même celle de l’Union, Washington, furent délibérément choisies à l’écart des principaux centres de population. Le nouvel État se construisait en massacrant les Indiens, sur la sueur et le sang des esclaves noirs, et même contre les Blancs pauvres.Les États-Unis se sont développés extrêmement vite - Washington, qui commandait les armées de la jeune nation avant d’en devenir le premier président, en parlait comme d’un « empire qui se lève » dès 1783. Le pays a été, dès ses origines, la nation capitaliste par excellence, le capitalisme à l’état pur si on peut dire. En Europe, à la même époque, la société était marquée par la féodalité et par les archaïsmes de l’Ancien Régime. La bourgeoisie se heurtait à un fatras d’arriérations : le parasitisme de l’aristocratie, du clergé et des monarchies ; le morcellement du territoire en une multitude de fiefs, de duchés et autres principautés, qui ne faisaient souvent pas plus de quelques dizaines de kilomètres carrés, mais qui représentaient autant d’impôts, de péages, de taxes, de privilèges, de monnaies, de systèmes de poids et mesures ou de législations différentes. En France, cela fut vrai au moins jusqu’à la Révolution ; en Allemagne, l’unité ne fut réalisée qu’en 1871, et encore tout en préservant des royaumes et autres archaïsmes ; en Grande-Bretagne, tout au long du XIXe siècle, l’aristocratie a continué à peser et la monarchie n’a pas été abolie. Aux États-Unis, le territoire était, pour l’essentiel, libre de tout cet héritage de l’Ancien Régime, il était vierge d’une certaine manière. La bourgeoisie et le capitalisme pouvaient s’y développer sans autres entraves que les Indiens.Une nation jeune et expansionniste

Dès ses premières années, la République américaine, qui était encore, par rapport aux vieilles puissances européennes, un État petit, s’est affrontée à celles-ci. Ainsi, dix ans après leur naissance, les États-Unis ont été en guerre avec la France, qui avait pourtant été l’alliée des colonies américaines contre les Anglais ! C’était en 1798 : la France était en guerre avec l’Angleterre, notamment dans les Caraïbes. La Révolution française rencontrait une certain soutien dans les couches populaires des États-Unis et une hostilité comparable chez leurs dirigeants, qui choisirent bientôt le camp britannique. Ils firent voter une législation permettant d’expulser les Français, censés être de dangereux agitateurs républicains. Et les affrontements navals et les prises de navires se multiplièrent entre Français et Américains, au cours d’une guerre non déclarée mais réelle, de 1798 à 1800. Accessoirement, les États-Unis, malgré leur hostilité au nouvel État noir indépendant, aidèrent Toussaint Louverture, qui luttait à Saint-Domingue contre la tutelle française. En 1800, France et États-Unis firent la paix et, en 1803, les États-Unis devaient acheter la Louisiane à la France, un vaste territoire, bien plus grand que la Louisiane d’aujourd’hui.En fait, au-delà de l’hostilité vouée à la Révolution française par les dirigeants américains - pour l’essentiel issus des grandes familles bourgeoises, quand ils n’étaient pas tout simplement des planteurs esclavagistes cossus, à l’instar de Washington, de Jefferson et de tant d’autres - ce que cette première guerre montrait, c’était surtout la détermination des États-Unis à garantir la navigation de leurs bateaux de commerce. Cette résolution fit d’emblée partie des objectifs de la politique étrangère américaine.Alors qu’en Europe on se battait encore pour des raisons dynastiques, c’est pour protéger leurs intérêts commerciaux à l’étranger, notamment les exportations des produits de leur agriculture, que, dès leurs débuts, les États-Unis ont fait usage de la force. Au cours du seul XIXE siècle, les États-Unis sont intervenus militairement 99 fois à l’étranger. C’était parfois bien loin, par exemple dans la Méditerranée dès 1801-1805, contre le pacha de Tripoli. C’était une petite guerre où il s’agissait pour les Américains de protéger leurs bateaux de commerce de la piraterie. Le président Jefferson envoya une escadre de frégates qui attaquèrent les bateaux du pacha, firent le blocus de Tripoli où le consul américain fomenta une « révolution », levant une armée de quelque 400 hommes et contraignant le sultan à accepter un accord satisfaisant pour Washington. Cette guerre connut un autre épisode, en 1815, qui opposa cette fois-ci la marine américaine non seulement au pacha de Tripoli, mais aussi aux sultans d’Alger et de Tunis ; désormais, les États-Unis auraient en permanence une escadre en Méditerranée. L’histoire américaine a appelé cela la guerre « barbaresque » ; et comme les « barbares » étaient musulmans, après le 11 septembre 2001, plusieurs auteurs américains ont vu, sans rire, dans ces expéditions navales les origines du choc des civilisations et la première « guerre contre la Terreur » menée par les États-Unis !Cependant, en 1801, les États-Unis n’avait guère les moyens de mener de grandes entreprises loin de leurs bases. Entre 1812 et 1815, pour protéger leur commerce et garantir leurs frontières, ils durent mener sur leur propre territoire une nouvelle guerre contre la Grande-Bretagne. Il leur fallait d’abord consolider leur place au sein même des Amériques. Et c’est dans ce cadre que s’inscrit la doctrine Monroe de 1823. Les colonies espagnoles en Amérique conquéraient leur indépendance et les dirigeants des États-Unis redoutaient que les autres puissances européennes montantes comme la Grande-Bretagne n’en profitent pour étendre leur présence. Aussi le président Monroe revendiquait « l’Amérique aux Américains ». En échange, les États-Unis s’abstiendraient d’intervenir dans les affaires de l’Europe. Cette doctrine Monroe devait rester une des pierres angulaires de la politique étrangère américaine - enfin, surtout son côté « l’Amérique aux États-Unis », parce qu’on verra qu’à partir de la Première Guerre mondiale, les États-Unis se sentiront suffisamment forts pour intervenir directement en Europe.La conquête de l’Ouest

Et puis, au début du XIXE siècle, les États-Unis se trouvaient à l’étroit dans les limites des treize anciennes colonies, entre la chaîne montagneuse des Appalaches et l’océan Atlantique, entre les possessions britanniques du Canada au nord et celles de l’Espagne au sud. Et la première expansion, le premier empire des États-Unis, ce fut leur empire intérieur. Un futur président américain, John Quincy Adams, l’écrivit en 1811 : « Tout le continent de l’Amérique du Nord semble être destiné par la Divine Providence à être peuplé par une seule nation, parlant une seule langue, professant un seul système général de principes politiques et religieux. » C’est ce que, en 1845, un journaliste new-yorkais a appelé la « destinée manifeste » [de notre peuple] « à envahir le continent qui nous a été alloué par la Providence pour [notre] libre développement ». Cette expression ajoutait une justification morale à l’expansion territoriale, aux rapines et aux massacres auxquels les colons se sont livrés.Ces colons n’étaient pas forcément riches, loin s’en faut, mais ils étaient Blancs, souvent protestants et anglophones. Au coeur des mythes fondateurs de la nation américaine, il y a cette idée qu’elle s’est construite contre la tutelle coloniale - ce qui est vrai -, et qu’elle n’allait jamais user du colonialisme contre d’autres peuples. Mais en fait, très vite, pour leur développement propre, les États-Unis ont colonisé par les armes des terres vers l’ouest, des terres qui étaient habitées et dont les habitants ont été vaincus, parfois décimés, mais de toutes les façons dépossédés de leurs territoires.Les guerres contre les Indiens, commencées avant l’indépendance des États-Unis, se sont poursuivies et multipliées après. La conquête de l’Ouest n’était pas le seul fait des colons, c’était la politique de l’État fédéral, qui envoyait des troupes - dans les fameux « forts » - loin à l’ouest des grandes zones de peuplement de la côte Atlantique. Le but était d’obliger les Indiens à renoncer à leurs terres, convoitées par les colons anglo-américains. Ce fut un véritable génocide. On estime que peut-être dix millions d’Indiens peuplaient l’Amérique du Nord lors de l’arrivée des premiers Européens ; à la fin du XIXE siècle, ils n’étaient plus que 250 000 aux États-Unis, parqués dans des réserves sordides.Les guerres contre les Indiens, menées jusqu’à leur point final en 1890, ont donc permis aux États-Unis d’étendre leur territoire. Mais elles n’auraient pas suffi sans celles menées contre le Mexique. En effet, au cours de la première moitié du XIXE siècle, les États-Unis connaissaient un développement rapide. L’essentiel de la population était alors faite de cultivateurs- des fermiers indépendants au nord et à l’ouest, des planteurs esclavagistes au sud. Un des obstacles à l’expansion vers l’ouest, c’était la présence du Mexique, qui possédait l’essentiel des terres à l’ouest du Mississippi - l’équivalent de la moitié des États-Unis d’aujourd’hui.Cela se fit en trois temps. Première étape : dès 1819, la Floride espagnole fut acquise par les États-Unis en échange de leur promesse de ne pas toucher à l’immense Texas. Deuxième étape : le Texas. Il faisait un million de kilomètres carrés. Une fois que le Mexique eut arraché son indépendance, en 1821, il s’étendait donc sur les anciens territoires espagnols, soit tout l’ouest américain. En 1836, les colons blancs anglo-saxons qui étaient devenus majoritaires au Texas se séparèrent du Mexique, qui avait un régime despotique, pour devenir une « République à une seule étoile ». En 1845, les États-Unis, acceptèrent ensuite l’admission dans l’Union du Texas, qui s’étendait sur six des États actuels, et qui devint donc américain. Troisième et dernière étape : le reste des possessions mexicaines. Elles couvraient notamment cinq des États actuels, dont l’immense Californie sur la côte ouest. Aux États-Unis, on présenta les Mexicains comme un peuple inférieur, qui devait céder la place, comme les Indiens l’avaient fait. Et, de 1846 à 1848, les États-Unis leur livrèrent une pure guerre de rapine. La partie était inégale, vu leur dynamisme économique. La capitale, Mexico, fut mise à sac par les troupes américaines et 25 000 Mexicains furent tués ou blessés. Les États-Unis mirent la main sur toutes les terres au nord du Rio Grande, soit plus de 1,5 million de kilomètres carrés. Le Mexique perdait 40 % de son territoire, les États-Unis augmentaient le leur d’un tiers. En 1835, les deux pays avaient une superficie et une population voisines ; en 1848, les États-Unis étaient quatre fois plus grands et trois fois plus peuplés que le Mexique.Les États-Unis récupérèrent aussi l’Oregon, qui couvrait en tout ou en partie cinq des États d’aujourd’hui, grâce à un accord avec la ¬Grande-Bretagne en 1846. Ils connaissaient désormais leurs frontières actuelles, si on excepte quelques additions ultérieures, comme l’Alaska ou Hawaï.Donc, le premier expansionnisme des États-Unis a été la fameuse « conquête de l’Ouest », non pas outremer mais sur le continent. Cette expansion avait commencé à l’époque coloniale et elle s’est amplifiée après l’indépendance. Deux millions de kilomètres carrés en Louisiane ; 2,3 millions arrachés au Mexique ; 2 millions pour l’Oregon, et 1,7 million pour l’Alaska : en quelques décennies, les États-Unis ont multiplié leur surface par quatre ou cinq et sont devenus un État continental, de l’Atlantique au Pacifique.Le fait de planter un drapeau, ou d’installer un fort, ne signifiait pas que la colonisation était achevée, que les terres étaient réellement mises en valeur ou exploitées. Ce n’est que vers 1890 que ce qu’on appelait la « frontière » a été fermée, c’est-à-dire que les dernières résistances des Indiens étaient vaincues et que l’ensemble du territoire était colonisé.Pour ce peuplement, les États-Unis se sont notamment appuyés sur l’immigration. Celle-ci n’a pas toujours été massive : par exemple, dans le premier tiers du siècle, elle était très limitée ; en 1830, 98,5 % des Américains étaient nés aux États-Unis. L’immigration s’est envolée dans les années 1840, pour ne s’interrompre réellement que dans les années 1920, quand le gouvernement fédéral a fermé ses frontières. Mais pendant ces trois quarts de siècle, plusieurs millions d’Européens et, dans une moindre mesure, d’Asiatiques, ont émigré aux États-Unis, alimentant la croissance de l’économie et la colonisation du territoire. Un peu à la manière dont la Grande-Bretagne ou la France encourageaient leurs habitants à émigrer vers leurs colonies, les autorités américaines ont consciemment favorisé cette immigration et l’installation à l’Ouest, par exemple en offrant des dizaines d’hectares de terre à tous ceux qui étaient prêts à s’y installer et à les cultiver. Ce faisant, elles contribuaient à asseoir leur domination sur le continent.Un vaste marché national qui rend superflue la constitution d’un empire colonial

L’expansion vers l’ouest et vers le sud au cours de la première moitié du XIXE siècle eut une autre conséquence : l’intégration d’États esclavagistes dans l’Union semait les germes de la guerre de Sécession. Le conflit économique grandissait entre la bourgeoisie industrielle et dynamique du Nord et le Sud agricole et esclavagiste. Le Sud était une sorte de colonie de l’Angleterre qu’il alimentait en coton brut. Il était attaché au libre-échange, qui lui permettait d’exporter ses denrées. Au contraire, le Nord avait besoin pour son développement industriel de tarifs protectionnistes, mais il était incapable de les imposer comme il l’aurait souhaité en raison de la place politique grandissante des États du Sud dans la Fédération. Ce conflit déboucha sur la guerre de Sécession. Cette guerre, qui menaçait depuis des années, fut déclenchée par l’élection de Lincoln à la présidence en 1861 : Lincoln était du Nord et anti-esclavagiste, et onze États du Sud déclarèrent leur indépendance, autrement dit leur sécession. Lincoln et l’Union refusèrent, d’où cette guerre civile qui dura quatre ans. Ce fut la première guerre industrielle, la plus meurtrière que les Américains aient jamais connue. Le conflit fit 600 000 morts, 2 % des Américains, autant que toutes les autres guerres des États-Unis cumulées, de celle pour l’Indépendance à la guerre du Viêtnam. En empêchant la sécession des États du Sud, Lincoln et l’Union tranchaient la question de l’esclavage ; ils assuraient l’unité de la fédération, une unité qui n’était pas acquise. Surtout, ils assuraient l’hégémonie de la bourgeoisie du Nord : c’était le Nord, et non plus l’Angleterre, qui dominait désormais le Sud. Et l’ensemble du pays allait bientôt pouvoir rivaliser avec la Grande-Bretagne et les autres nations industrielles.Bien que réalisée dans la boue et le sang, la conquête de l’Ouest représentait un progrès historique. Marx et Engels soulignaient que les conquêtes réalisées sur le Mexique allaient permettre dans tout l’ouest américain un développement bourgeois qui aurait été infiniment plus difficile sous l’autorité d’un État mexicain, représentant surtout les intérêts d’une classe de propriétaires terriens semi-féodaux. Que l’on compare le devenir de l’Amérique latine, morcelée entre un grand nombre d’États plus ou moins entre les mains des latifundiaires, avec cet immense territoire unifié où la bourgeoisie capitaliste avait le champ libre, et l’on comprendra pourquoi c’est le nord de l’Amérique qui a connu le développement vertigineux qui allait être le sien.Et la victoire du Nord dans la guerre de Sécession a permis que les États-Unis existent au sens moderne du terme d’une nation capitaliste unifiée sous la direction de la bourgeoisie. Marx, qui avait soutenu le Nord, notait en 1866 : « Les États-Unis entrent seulement maintenant dans une phase révolutionnaire » . En effet, à l’issue de la guerre civile, le pays connut un formidable développement économique qui en fit, au tournant du siècle, la première industrie au monde. En 1890, l’industrie américaine produisait autant que celles de la Grande-Bretagne, de la France et de l’Allemagne réunies. En 1900, les États-Unis étaient le premier producteur mondial de charbon, de fonte, d’acier, de pétrole ; ils avaient un tiers du réseau mondial de chemin de fer. Au cours de cette période, de véritables trusts se constituèrent, sous la houlette des « barons voleurs » : Vanderbilt dans le chemin de fer, Carnegie dans l’acier, Rockefeller dans le pétrole, Morgan dans la banque, etc. Cet essor économique fut tout à la fois une des conséquences de l’immigration et une de ses causes : au début du XIXE siècle, la population américaine était, avec quatre millions d’habitants, inférieure à celle d’un petit pays comme l’Irlande ; en 1860, avec 30 millions, elle se situait au niveau des nations européennes comme la France ou la Grande-Bretagne ; avec 76 millions d’habitants en 1900, et près de 100 millions pendant la Première Guerre mondiale, les États-Unis les dépassaient largement. Alors qu’en 1860, le pays était loin d’être une nation « achevée », en 1890, tout le territoire américain était colonisé.C’est là une explication essentielle à l’absence d’empire colonial américain. Dans les années 1870, 1880, 1890, la France, la Grande-Bretagne ou la Belgique s’étaient lancées dans la course aux colonies, en concurrence les unes avec les autres. Leur capital financier étouffait dans les frontières nationales et voulait se donner des marchés protégés, c’est-à-dire interdits aux autres puissances, des réservoirs de main-d’oeuvre, des territoires où investir leurs capitaux - c’était tout l’intérêt des chasses gardées coloniales de ce nouvel âge impérialiste. Si les États-Unis ne les ont pas imitées, ce n’est pas en raison de l’idéal « anticolonialiste » dont ils se réclamaient. Mais parce que la bourgeoisie américaine, dont la richesse était à l’origine concentrée dans quelques villes de la côte Est, s’était constitué au long du XIXE siècle un immense marché intérieur, en usant du protectionnisme, tout un continent en somme, qui connut une expansion phénoménale.L’émergence de l’impérialisme

Cependant, les États-Unis protégeaient et développaient leurs exportations vers l’étranger, comme leur approvisionnement dans les ressources dont ils manquaient. J’ai évoqué les incursions précoces de bateaux de guerre américains dans la Méditerranée au début du XIXE siècle. En 1853 et 1854, une énorme armada fut également envoyée contre le Japon pour l’obliger à ouvrir ses ports aux bateaux américains, avec succès. L’acquisition de l’Alaska, acheté à la Russie en 1867, avait notamment pour but de renforcer la présence des États-Unis dans le Pacifique, plaçant le Japon et la Corée à proximité de leur territoire. En 1866, un navire américain, lourdement armé, accosta en Corée pour imposer un accord commercial. Comme le gouvernement coréen fit savoir qu’il ne voulait ni du commerce occidental, ni des missionnaires chrétiens, les États-Unis envoyèrent quelques centaines de marines qui ne firent pas de quartier parmi les Coréens. Un diplomate américain les décrivait comme une « race hostile et semi-barbare », pour laquelle « la vie humaine a peu de valeur et dont les soldats accueillent la mort avec la même indifférence que les Indiens d’Amérique du Nord ». Cela inaugurait une longue présence américaine en Corée. On pourrait multiplier les exemples : en Chine, dans le Pacifique, en Asie, en Argentine, au Nicaragua, en Uruguay, et même dans l’Angola portugais, l’attitude des États-Unis dans les pays où ils envoyaient les marines fut la même que celle des puissances européennes. Ils appelaient cela la « porte ouverte » - c’était une jolie feuille de vigne pour la politique de la canonnière : la porte doit être ouverte au commerce et au pillage ; et si elle résiste un peu trop, il faut l’enfoncer !Certes, vu l’immensité du marché intérieur américain, la question des marchés étrangers ne revêtait pas la même importance que pour des pays comme la Grande-Bretagne, la France, sans parler de la Belgique. En 1898 encore, 90 % des produits américains étaient vendus sur le marché intérieur. Mais les 10 % restants rapportaient quand même un milliard de dollars par an, et des secteurs comme le tabac, le coton, le blé, le pétrole et de plus en plus de secteurs de l’industrie dépendaient des marchés extérieurs. En outre, des marchés juteux - on parlait déjà avec beaucoup d’excitation, dans les milieux d’affaires, de « l’inépuisable » marché chinois - risquaient d’être fermés par la politique colonialiste et les monopoles établis par les puissances européennes. À la toute fin du siècle, le capitalisme américain commençait aussi à étouffer dans ses frontières. En 1900, avec 5 % de la population mondiale, les États-Unis produisaient 32 % des denrées alimentaires. Le sénateur Beveridge expliquait ainsi : « Les usines américaines fabriquent plus de produits que le peuple américain ne peut en utiliser ; le sol américain produit plus qu’il ne peut consommer. Le destin a tracé notre politique : le commerce du monde doit être à nous, il sera à nous… Nous couvrirons l’océan Pacifique de nos navires. »Enfin, les grands trusts visaient d’emblée l’échelle internationale, notamment pour leurs approvisionnements. Ne pas être impérialiste, c’était laisser ces ressources sous la coupe des puissances européennes. Donc les trusts américains avaient besoin que leur État utilise la diplomatie et la force armée pour s’assurer la mainmise sur les gisements dont ils dépendaient.Une fois que les milieux d’affaires furent convaincus que leur salut passait par l’impérialisme qu’on avait jusqu’à présent tant dénoncé chez les Européens, il ne restait plus qu’à le parer des habits de la justice. Ce fut fait avec Cuba, qui était alors une des dernières colonies espagnoles, où plusieurs révoltes indépendantistes s’étaient déjà produites ; la dernière, de 1896 à 1898, fut réprimée de façon extrêmement brutale par l’armée espagnole, qui tua 200 000 Cubains, le huitième de la population. L’opinion publique américaine était indignée, la presse réclamait un soutien aux Cubains. Des compagnies américaines exploitaient la canne à sucre, les fruits, le tabac et le minerai de fer de l’île, située à quelques encablures de la Floride, que les autorités américaines convoitaient depuis longtemps. En février 1898, les États-Unis déclenchèrent et gagnèrent vite la guerre hispano-américaine, surnommée la « splendide petite guerre » par leur secrétaire d’État, c’est-à-dire le ministre des affaires étrangères. Cuba ne fut pas colonisée au sens strict du terme, mais passa totalement sous la tutelle américaine. C’est alors que la fameuse base navale permanente fut concédée à Guantanamo. Désormais, et jusqu’en 1959, la politique extérieure de Cuba et une bonne partie de sa politique intérieure allaient être décidées par les États-Unis, et l’ensemble de l’économie cubaine serait désormais tournée vers le commerce avec eux. Les industriels du bois américains avaient souhaité la guerre, qui leur permettait de mettre la main sur les quatre millions d’hectares de forêts cubaines ; United Fruit s’introduisait dans le sucre cubain ; Tobacco Company s’installait aussi ; en 1901, 80 % des exportations de minerais cubains étaient dans des mains américaines.Toujours en 1898, les États-Unis s’emparaient de Porto Rico, une autre colonie espagnole de la Caraïbe, encore américaine aujourd’hui ; de Hawaï, qui avait déjà été investie par les missionnaires et surtout par les propriétaires de plantations d’ananas, et qui était décrite par les milieux officiels comme « un fruit mûr prêt à être cueilli » ; des îles de Wake et de Guam dans le Pacifique ; et enfin des Philippines. Là, les choses furent plus compliquées : l’archipel comptait un important mouvement nationaliste, qui était en passe de chasser les Espagnols. Les nationalistes philippins étaient certes très heureux que les Américains les aident, mais beaucoup moins qu’ils veuillent remplacer la domination de l’Espagne par celle… des États-Unis. Aussi la guérilla menée contre l’occupation espagnole se retourna bientôt contre l’occupation américaine. Le poète britannique Rudyard Kipling appelait l’Amérique à assumer le « fardeau de l’homme blanc », c’est-à-dire la colonisation des peuples inférieurs et cela tombait bien car les Américains considéraient effectivement les Philippins comme des sauvages. Ce fut une guerre très dure, bien plus dure que contre l’Espagne : pendant trois ans et demi, 70 000 à 120 000 soldats américains pourchassèrent les Philippins. De 250 000 à un million de Philippins y laissèrent la vie ; les troupes américaines torturaient, tuaient les prisonniers et les civils, brûlaient les villages, mettaient en place des camps de concentration. Le racisme qui prévalait aux États-Unis, où plusieurs centaines de Noirs étaient lynchés chaque année, contribuait à rendre la guerre encore plus brutale. L’écrivain Mark Twain disait que « les bandes blanches [du drapeau américain] devraient être peintes en noir, et les étoiles être remplacées par des têtes de morts ». L’objectif de la guerre n’était pas dissimulé. Le sénateur Beveridge expliquait ainsi au Sénat, en 1900 : « Les Philippines sont à nous pour toujours… Et à quelques encablures […] se trouvent les inépuisables marchés chinois… Nous ne renoncerons pas à jouer notre rôle dans la mission civilisatrice à l’égard du monde que Dieu lui-même a confiée à notre race… Le riz, le café, le sucre, la noix de coco, le chanvre et le tabac… le bois des Philippines peut fournir le monde entier pour le siècle à venir… le charbon, l’or… Nous avons été accusés d’avoir mené aux Philippines une guerre cruelle. Messieurs les sénateurs, c’est tout le contraire… Les sénateurs doivent se souvenir que nous n’avons pas affaire à des Américains ou à des Européens mais à des Orientaux. » Les Philippines devinrent une colonie, ce qu’elles restèrent jusqu’en 1946. Et leur économie passa totalement sous le contrôle des trusts américains.Avec Porto Rico et Cuba, les dirigeants américains avaient pris possession des premiers morceaux de ce qui devait constituer l’« arrière-cour » des États-Unis. Cette zone, comprenant les Caraïbes et l’Amérique centrale, puis plus tard l’ensemble de l’Amérique du Sud et du Pacifique, fut établie par une série de présidents à partir de 1898. L’un d’entre eux, Theodore Roosevelt, ne faisait pas mystère de ses méthodes : « J’ai toujours aimé, disait-il, le proverbe d’Afrique de l’Ouest : “Parle doucement, porte un gros bâton, et tu iras loin”. » Roosevelt ne parlait pas doucement, semble-t-il ; en revanche, il se servit à de nombreuses reprises de la force. Le canal de Panama était son premier objectif : au début du XIXE siècle, ce vieux projet n’avait toujours pas été réalisé ; il permettrait pourtant de réduire des deux tiers la distance entre les deux façades côtières des États-Unis. La province de Panama appartenait à la Colombie. En 1903, les États-Unis organisèrent sa sécession. Puis ils conclurent un traité avec la nouvelle république de Panama, par lequel ils obtenaient la concession à perpétuité de la zone du canal, « à l’exclusion totale de l’exercice, par la République de Panama, de ses pouvoirs, autorités et droits souverains ». Le canal fut inauguré en 1914, et demeura sous souveraineté américaine tout au long du XXE siècle.Et les États-Unis intervinrent désormais de façon similaire dans toutes les Caraïbes et en Amérique centrale, qui constituèrent désormais ce qu’on a appelé le « lac américain ». En 1898, les États-Unis avaient donc, d’une certaine façon, procédé à un tournant, en mettant directement la main sur des territoires outre-mer. Mais ce virage fut éphémère. L’essentiel des terres d’Asie et d’Afrique étaient déjà colonisées et la conquête des Philippines avait posé des difficultés inattendues. Aussi préférèrent-ils désormais plus simplement intégrer des pays à leur zone d’influence, intervenir dans leurs affaires intérieures, y garantir la bonne marche des affaires américaines plutôt que d’y assumer la tutelle politique directe. L’impérialisme américain n’allait certes pas faire marche arrière dans sa conquête de nouveaux marchés, de nouvelles réserves de main-d’oeuvre et de ressources naturelles. Mais il mènerait cette conquête au nom de l’anti-colonialisme.En quelques décennies, les États-Unis étaient donc devenus non seulement la première puissance industrielle et commerciale mais la première puissance tout court, même si cela ne se voyait pas encore bien en Europe, en raison de la distance et du rôle de leur marché intérieur. À l’époque où le monde entier était partagé entre les puissances européennes, ils n’ont pas bâti de grand empire colonial, ils se sont contentés de réclamer ce qu’on appelait alors la « porte ouverte », c’est-à-dire le libre accès de leurs entreprises aux marchés et aux ressources. Et en ayant recours à la force militaire aussi souvent que nécessaire. Comme le dirait un président des États-Unis, « The business of America is business. » (« L’affaire de l’Amérique, ce sont les affaires ») . Cette devise a été à la base de toute leur politique étrangère.Haut de page L’impérialisme américain, des origines aux guerres d’Irak et d’Afghanistan Pucehaut-b506d
Au XXE siècle, le plus puissant des impérialismes

La Première Guerre mondiale, ou comment tirer profit tout à la fois de la neutralité et de la participation

À la veille de la guerre de 1914-1918, la suprématie économique américaine ne s’était pas encore vraiment traduite sur le plan politique : le monde demeurait dominé par la vieille Europe. Mais pendant qu’à Londres ou Paris, on avait les yeux rivés sur les incidents coloniaux de Fachoda ou d’Agadir, les États-Unis devenaient la première puissance économique mondiale.De 1914 à 1917, les États-Unis jurèrent qu’ils allaient rester neutres. Neutres mais pas indifférents. Car la guerre offrait des opportunités à l’économie américaine. D’abord parce que les Alliés, la France et la Grande-Bretagne, avaient besoin de matières premières, de pétrole, de laine, de zinc, de coton, de bois, de fer, de munitions et de nourriture. Le commerce extérieur des États-Unis fut dopé. Pendant les années de guerre, les salaires réels y baissèrent mais il y eut 21 000 millionnaires de plus. Les pays en guerre avaient également besoin d’argent. Officiellement, les États-Unis ne prêtaient pas aux pays belligérants. Mais dans la mesure où ils autorisaient leurs banques comme Morgan à le faire, cela revenait au même. Et c’est pendant la Première Guerre mondiale que les États-Unis devinrent une grande puissance financière et Wall Street la première place boursière au monde.Enfin, ils mirent la main sur des investissements allemands et surtout britanniques en Amérique du Sud, où ils s’imposèrent. Donc, l’alliance économique officieuse avec la France et la Grande-Bretagne signifiait que les États-Unis les aidaient à mener la guerre tout en minant leur puissance économique. Les milieux d’affaires américains souhaitaient l’entrée en guerre - chaque rumeur de paix faisait baisser les cours de Wall Street, qui ne remontaient que quand il était clair que la boucherie continuait. Il ne restait qu’à convaincre les Américains eux-mêmes, qui étaient très réticents - pourquoi iraient-ils se faire tuer dans une lutte entre les empires européens ? Cela fut fait progressivement, à l’aide de propagande et de quelques incidents bien montés en épingle.En novembre 1916, Woodrow Wilson se fit réélire à la présidence en critiquant le bellicisme de l’autre candidat et en disant : « Il est des nations trop fières pour se battre. » Son slogan de campagne disait de lui : « Il nous a tenus à l’écart de la guerre. » Wilson inaugurait ainsi une pratique de plusieurs présidents : promettre la paix avant d’entrer en guerre. Six mois plus tard, alors que l’Allemagne, qui était devenue la principale rivale des États-Unis, menaçait de l’emporter, l’Amérique entrait en guerre, avec cet argument, qui devait reservir pas mal de fois : « Il faut que le monde soit sûr pour la démocratie. » Wilson, qui mentait donc comme un arracheur de dents, a pourtant réussi à se forger l’image d’un pacifiste respectueux des droits des peuples. Quand il avait été élu pour la première fois en 1912, il avait juré que c’en était fini de la politique d’intervention à l’étranger pour les intérêts américains. Mais sous son administration, les marines étaient intervenus au Mexique, en Haïti, en République dominicaine, à Cuba, à Panama, au Honduras, en Chine, au Guatemala, soit plus que sous les trois précédents présidents réunis ! Et il a donc engagé les États-Unis dans la Grande Guerre en 1917 ! Cependant, des rassemblements pacifistes furent organisés dans tout le pays : toute une partie de la population demeurait hostile au conflit, notamment parmi les immigrants, qui ne voulaient pas de la guerre pour les colonies de l’Europe. Il fallait un million de soldats et en six semaines il n’y eut que 73 000 engagés volontaires. Wilson et le Congrès instaurèrent donc la conscription. 900 opposants à la guerre, syndicalistes révolutionnaires, socialistes et anarchistes furent accusés d’« espionnage », arrêtés et jetés en prison.Les États-Unis, qui mobilisèrent quatre millions d’hommes, des troupes fraîches et un armement moderne, firent basculer l’équilibre militaire et économique en faveur de la France et de la Grande-Bretagne. Les États-Unis en sortaient considérablement renforcés : certes, 116 000 jeunes Américains y avaient laissé la vie mais c’était peu par rapport aux 1 400 000 morts français, aux 1 700 000 Allemands ou Russes ; et ce n’était de toute façon pas cela qui allait gêner les profiteurs de guerre. Certes, les contribuables américains avaient dû financer la guerre mais les entreprises et l’ensemble de l’économie américaines en sortaient renforcés. En 1920, un cinquième de l’or mondial, deux cinquièmes du fer, du charbon, de l’étain et de l’argent, deux tiers du pétrole, 85 % des automobiles étaient produits par les États-Unis ; leurs coffres-forts contenaient presque la moitié des réserves d’or, et leur flotte comptait pour un tiers du tonnage mondial. Sans parler des positions conquises à l’étranger.Les États-Unis avaient donc d’abord financé le conflit, à distance, puis, par intérêt, ils étaient entrés en guerre. Et leur chef d’État parvint à faire croire à des millions d’hommes à travers le monde qu’ils étaient animés d’un idéal de paix et de justice ! En effet, les quatorze propositions du président Wilson pour le monde de l’après-guerre évoquaient l’autodétermination des peuples, l’intégrité territoriale des petits et des grands États, la fin de la diplomatie secrète, la liberté de navigation sur les mers, la limitation de la course aux armements et une « Société des nations » destinée à mettre tout cela en oeuvre. Bref, se moquerait Trotsky, ce serait « le bonheur général » et « la paix universelle ». Ces 14 points venaient juste après la révolution d’Octobre 1917 et la proclamation par les bolcheviques du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, qui avaient un vaste écho. Pour faire pièce à l’écho de la Révolution russe, Wilson reprenait donc certaines expressions des bolcheviques, à cette différence fondamentale près qu’il ne s’agissait pas de renverser le capitalisme mais de le préserver pour le plus grand profit des États-Unis.« La guerre mondiale a définitivement obligé les États-Unis à renoncer à leur isolationnisme continental, écrivait Trotsky en 1920. Élargissant son essor, le programme de son capitalisme national, — « l’Amérique aux Américains » (doctrine de Monroe) — a été remplacé par le programme de l’impérialisme : « Le monde entier aux Américains ». … l’Amérique est entrée dans la guerre, a joué un rôle décisif dans la défaite de l’Allemagne et s’est mêlée de résoudre toutes les questions de politique européenne et mondiale.… La Société des Nations ne devait plus être en somme qu’une société jouissant d’un monopole mondial, sous la firme : Yankee & Co. »Le traité de Versailles de 1919 qui concluait la guerre renforçait les empires coloniaux et il foulait au pied les vaincus, préparant ainsi la guerre suivante. Quant aux États-Unis, ils se joignaient aux autres impérialismes en envoyant plusieurs milliers de soldats en Sibérie contre la Russie des soviets, avec l’échec que l’on sait. En public, Wilson prônait la démocratie et la liberté des peuples ; en secret, il arrosait d’argent les généraux blancs les plus réactionnaires. Les États-Unis ne reconnurent l’URSS qu’en 1933, une fois que le stalinisme avait rendu fréquentable l’État issu de la Révolution russe.Entre les deux guerres, une domination consolidée

Entre les deux guerres mondiales, les États-Unis étendirent leurs ramifications dans le monde entier et il était désormais évident qu’ils avaient surpassé la Grande-Bretagne. En 1924, Trotsky redoutait encore que la rivalité entre ces deux puissances ne les conduise à la guerre ; en fait, les États-Unis l’emportèrent par la seule guerre économique. Non seulement la production industrielle et le commerce américains étaient supérieurs, mais même des pays de l’Empire britannique, comme le Canada ou l’Australie, étaient maintenant bien plus intégrés à l’économie américaine qu’à celle de leur métropole impériale. La politique de la porte ouverte portait ses fruits ; en 1939, 25 % des importations chinoises provenaient des États-Unis, contre 6 % en 1913 ; et la part britannique déclinait d’autant. Les États-Unis se posaient de plus en plus en gendarmes dans leurs zones d’influence classiques : les Caraïbes, les « républiques bananières » d’Amérique latine, le Pacifique et l’Extrême-Orient. C’est à cette époque que des entreprises de cuivre comme Anaconda ouvrirent des mines au Canada, au Chili ou en Afrique, que General Motors installa des usines dans une quinzaine de pays, que ITT, United Fruit, Ford ou General Electric investirent massivement à l’étranger, que le pétrole mexicain fut partagé par les trusts américains ou que Firestone obtint sa concession de caoutchouc au Liberia. Entre 1919 et 1933, il n’y eut pas un seul jour où les marines n’intervinrent pas à l’étranger, notamment dans à peu près tous les États d’Amérique latine et des Caraïbes, de Cuba (quatre fois) au Guatemala, du Honduras à la République dominicaine. Certains pays furent occupés longtemps, comme le Nicaragua pendant 21 ans ou Haïti pendant 19 ans. Ce type d’opérations était devenu tellement banal que les marines avaient édité un petit livre, le Manuel des petites guerres (le Small wars manual), qui expliquait comment s’y prendre. Très souvent, ces interventions se faisaient au nom des « portes ouvertes » et de la « liberté des mers ». Quand les États-Unis attaquaient la Chine, c’était pour la « libérer » du Japon. Trotsky notait ironiquement : « L’Amérique libère toujours quelqu’un, c’est en quelque sorte sa profession. »En même temps, la crise des années 1930 enraya brutalement l’expansion de l’industrie et du commerce. Les États-Unis, qui étaient jusque-là les croisés du libre-échangisme, devinrent protectionnistes. Tout le commerce mondial se contracta. En Allemagne, le retrait des capitaux américains plongea le pays dans une crise terrible. La guerre économique avec le Japon s’accentuait : depuis la fin du XIXE siècle, étouffant dans ses frontières, le Japon s’était constitué un petit empire en Extrême-Orient. En 1931, il avait envahi la Mandchourie et ses cent millions d’habitants ; en 1937, il attaquait le reste de la Chine. Le sort des Mandchous et des Chinois ne préoccupait guère les autorités américaines. Mais dans la mesure où la moitié de leurs importations de matières premières venaient d’Asie, la perspective que l’accès à ces ressources soit un jour bloqué les inquiétait.La guerre de la démocratie contre le fascisme ?

À l’approche de la guerre en Europe, les États-Unis jouèrent de nouveau la carte de la neutralité. La Seconde Guerre mondiale a eu des causes très semblables à la première : les pays de « l’Axe », l’Allemagne, le Japon et, dans une mesure moindre l’Italie, étaient des puissances en expansion, que le partage du globe ne satisfaisait pas en l’état et qui voulaient une plus grosse part du gâteau. Pour les États-Unis, il s’agissait de mettre en échec leurs principaux concurrents, l’Allemagne en Europe et plus encore le Japon en Asie. Comme la Première Guerre mondiale, la Seconde était un conflit pour le partage du monde entre puissances capitalistes. Et pourtant, aujourd’hui encore, bien des Américains mais aussi des Européens pensent que c’était une guerre différente, menée par les démocraties contre les États fascistes, voire une guerre pour la liberté et contre l’oppression. En France, on apprend cela à l’école - et c’est une idée que le Parti Communiste a aidé à répandre dans les classes populaires : « la Seconde Guerre mondiale était une guerre juste, et c’est aux États-Unis que nous devons notre liberté. »Bien sûr, cette conviction tient à la brutalité des occupations allemande et japonaise et à l’extermination des Juifs d’Europe. Pourtant, rien mais absolument rien de cela n’entra en considération dans la politique américaine, dont les motivations étaient les mêmes qu’en 14-18. Dans les années 1930, les dirigeants américains, tout comme les dirigeants français ou britanniques, se félicitaient que Hitler ait écrasé le mouvement ouvrier allemand et mis un terme à la menace qu’il représentait pour la bourgeoisie. Quant aux persécutions que les nazis faisaient subir à leurs opposants politiques ou aux Juifs, elles ne pesaient guère. Quand la guerre éclata en septembre 1939, les États-Unis restèrent officiellement neutres. En 1940, ils livrèrent des bateaux de guerre aux Britanniques - mais en échange de bases militaires aux Antilles, à Terre-Neuve, aux Bermudes, et dans le Guyana britannique. Tout comme Wilson en 1916, Franklin Roosevelt se fit réélire en promettant la paix : « Nous ne participerons pas à des guerres étrangères, nous n’enverrons pas notre armée, notre marine, ou notre aviation combattre dans des pays étrangers, hors du territoire américain, sauf si nous sommes attaqués », disait sa plateforme électorale en novembre 1940. Cette promesse mensongère répondait à l’opposition de l’opinion publique à la guerre.Six mois après avoir été réélu, Roosevelt engagea l’économie américaine aux côtés de la Grande-Bretagne, lui sauvant sans doute la mise et permettant à l’industrie américaine de gagner de l’argent sur le conflit. En Asie et dans le Pacifique, les intérêts des États-Unis étaient directement concernés : la plus grande part des métaux et du caoutchouc utilisés en Amérique provenait de Malaisie, de Birmanie, de Thaïlande, comme d’importantes quantités d’autres matières premières. Et ils entraient donc de plus en plus en concurrence avec les intérêts japonais. La guerre entre les deux pays ne commença qu’en décembre 1941 mais elle était envisagée depuis les années 1930, et activement préparée depuis près de deux ans. En 1941, Roosevelt tint une réunion au sommet sur cette grande question : « comment amener les Japonais à tirer les premiers sans nous mettre trop en danger nous-mêmes ? » Toute la stratégie américaine consista donc à poser des revendications au Japon (égalité d’accès à la Chine, retrait des troupes japonaises du sud de la Chine et de l’Indochine) et, par la guerre économique, à l’acculer à la guerre tout court. Les États-Unis lui coupèrent toutes les livraisons de pétrole et de fer, pour lesquelles le Japon dépendait d’eux à 80 %. L’attaque japonaise de Pearl Harbor, le 7 décembre 1941, permit d’emporter l’adhésion de la population : les États-Unis étaient attaqués sur leur sol, il fallait bien qu’ils se défendent. Mais malgré tout, certains refusèrent le chantage du gouvernement. Par exemple, en 1943, 500 000 mineurs firent grève pendant douze jours alors qu’ils étaient accusés de toutes parts, y compris par le Parti Communiste Américain, de trahir leur pays ; et ils ne furent pas les seuls à se battre.Alliée du Japon, l’Allemagne déclara la guerre aux États-Unis au lendemain de Pearl Harbor. Cependant, les États-Unis n’intervinrent directement dans la guerre européenne que de façon très graduelle, en laissant leurs alliés, le Royaume-Uni et surtout l’Union soviétique, supporter l’essentiel de l’effort jusqu’en 1944, comme ils avaient laissé la France et la Grande-Bretagne le faire de 1914 à 1917. Encore en 1943, alors que les Américains s’affrontaient à six divisions allemandes en Italie, les Soviétiques devaient en combattre 185. Quand les troupes américaines débarquèrent en Normandie, les lignes allemandes étaient déjà enfoncées sur le front de l’Est et la défaite de Hitler n’était qu’une question de temps. C’est pourquoi, malgré la mobilisation de 18 millions de soldats, les États-Unis eurent 400 000 tués, alors que l’Union soviétique perdait 20 à 25 millions d’hommes et de femmes, soit 50 fois plus.Aux États-Unis même, 110 000 Américains d’origine japonaise, citoyens américains pour trois quarts d’entre eux, furent parqués dans des camps pendant trois ans.Les villes allemandes et japonaises furent systématiquement bombardées. Quand l’Allemagne avait bombardé les villes britanniques, Roosevelt avait dénoncé une « barbarie inhumaine ». Américains et Britanniques firent bien pire. Des villes entières comme Dresde, Hambourg, Berlin, Leipzig furent détruites par des bombes incendiaires - pas tant en raison de l’intérêt militaire qu’elles présentaient que pour terroriser, atomiser, disperser ces grandes concentrations ouvrières. Au Japon, l’armée américaine choisit aussi de se concentrer, une fois qu’elle eut la supériorité, sur les civils japonais plus que sur les cibles militaires. Avant même l’usage de la bombe atomique, l’aviation américaine avait détruit, par ses bombes incendiaires, à fragmentation, au magnésium, au phosphore ou au napalm, 40 % de Nagoya, 55 % de Kobe, 99 % de Toyama, ou encore la moitié de Tokyo (185 000 victimes en une nuit). En tout, 69 villes japonaises furent détruites. Comme le disait le général américain Curtis LeMay, qui commandait ces opérations, si les États-Unis avaient perdu, lui et d’autres auraient été jugés comme criminels de guerre ; mais ils ont gagné et ce furent les vaincus qui furent jugés. On nous répète, aujourd’hui encore, que les dirigeants américains ont utilisé l’arme atomique pour mettre plus vite fin à la guerre et donc « épargner des millions de vies humaines », comme disait le président Truman (en 1949, il ne parlait plus que de « 200 000 vies »). Mais c’est une contre-vérité. Quand la bombe atomique fut larguée sur Hiroshima et Nagasaki, la guerre était déjà gagnée. Dès juin 1945, le Japon avait offert sa capitulation, à la seule condition du maintien de l’empereur. Et les États-Unis étaient prêts à faire cette concession, qu’ils ont faite en fin de compte, car ils jugeaient que l’empereur était un facteur de stabilité. Même le chef d’état-major de Roosevelt puis de Truman, le général William Leahy, devait écrire dans ses mémoires : « L’utilisation de cette arme barbare ne nous a été d’aucune aide matérielle dans notre guerre contre le Japon. » En revanche, les États-Unis redoutaient qu’une révolte ne soulève les peuples, notamment les vaincus. Et l’utilisation de la bombe atomique était une effrayante démonstration de force, d’abord à l’égard du peuple japonais ; ensuite, à l’égard de l’Union soviétique, alliée alors mais héritière de la Révolution russe, et bientôt de nouveau ennemie ; enfin, à l’égard des travailleurs et des peuples opprimés du monde entier. À tous ceux-là, la menace du feu nucléaire devait inspirer le respect de l’ordre impérialiste.Les États-Unis étaient les grands vainqueurs. Ils avaient assis leur domination au travers des deux guerres mondiales : ils avaient laissé pendant plusieurs années les Européens s’affronter et s’épuiser avant de s’engager et de l’emporter. Alors qu’en 1945, la Grande-Bretagne et l’Union soviétique sortaient très affaiblies du conflit, la production américaine avait plus que doublé en cinq ans, notamment grâce aux exportations. Leur hégémonie atteignait des records. Ils avaient maintenant les trois quarts des stocks d’or mondiaux, fondaient 55 % de l’acier, produisaient 60 % des biens manufacturés, 70 % du pétrole et presque la moitié des richesses de toute la planète.Le partage de l’après-guerre

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