Cet entretien avec Stéphane Rozès a été réalisé le 2 février 2009. Stéphane Rozès est politologue, spécialiste de l’Opinion, Président de CAP (Conseils, Analyses et Perspectives) et enseignant à Sciences Po [
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Stéphane Rozès —
Quel est le regard que vous portez sur la crise financière et économique actuelle en tant que spécialiste de l’opinion ?Stéphane Rozès — Il faut d’emblée préciser que mon travail est d’interpréter l’opinion et les représentations collectives des Français, puis de les confronter au réel pour comprendre leur imaginaire. Cet imaginaire est leur façon de s’approprier un cours des choses qui leur échappe. Ainsi dans la période actuelle, la prévalence du capitalisme patrimonial (celui des actionnaires) sur le capitalisme managérial a rendu l’avenir contingent.Cette prévalence de la finance venait de la conjonction de plusieurs facteurs liés à la globalisation économique (ou au contexte géostratégique consécutif à la chute du mur de Berlin), elle-même portée par des révolutions technologiques, notamment en matière d’information et de communication qui ouvrait de nouveaux marchés. Cela accélérait le désenclavement des lieux d’arbitrages économiques par rapport aux lieux de souveraineté démocratique. L’Etat Nation qui fondait l’identité politique se scindait : le premier se retirant de la seconde.Avant cette rupture, la confrontation entre capital et travail au sein de la nation était régulée par des mécanismes démocratiques. Au total, pour assurer la paix sociale, il s’agissait de dégager une contrepartie de prospérité pour le plus grand nombre au travers du salaire. Mais ce mode de régulation s’est progressivement transformé dans les pays à haut niveau de compromis social. La demande des droits créances en matière économique, sociale et culturelle continuait à perdurer alors même que les processus économiques amenaient les Etats à rechercher la ressource financière rare à l’extérieur et à moins arbitrer au sein des nations le rapport capital/travail de façon équilibrée.Pour répondre à cette contradiction, la tendance des gouvernements fut d’externaliser sur d’autres types d’instances, notamment l’Europe, le soin de résoudre la contradiction. Ce mécanisme a remis en cause les cohérences entre les lieux de décisions économiques et les lieux de décisions politiques. Cela entraîna une limitation des ressources du travail et une hypertrophie du crédit et de la finance. Plus fondamentalement, cela a donné lieu à un entraînement systémique où les enjeux économiques, sociaux et environnementaux de long terme étaient relativisés au profit des arbitrages de court terme des uns et des autres. D’où la prépondérance de la finance sur l’économie.—
Comment ce basculement d’hégémonie du capitalisme managérial vers le capitalisme patrimonial est-il réfracté au travers des mouvements d’opinion ?Stéphane Rozès — Depuis le milieu des années 1970, les catégories populaires ont connu des restructurations et elles ont dû s’y adapter. Cela s’est traduit politiquement jusqu’au début des années 1980 par l’adhésion à la rupture avec le capitalisme de la Gauche, et ensuite, par l’abstention et la préférence nationale du Front National.A partir du milieu des années 1990, la nouveauté est que les classes moyennes, les cadres dans l’entreprise et une majorité de citoyens, ressentent ce dessaisissement des politiques sur le cours des choses. Cela correspond au basculement du capitalisme des managers à celui des actionnaires.Les Français nous disent à ce moment que ce sont les marchés financiers qui semblent guider le monde et non les gouvernants démocratiques. C’est le moment où les individus ne voient plus la cohérence entre ce qu’ils font dans le présent et la pérennité de leur devenir socio-professionnel. C’est le moment où prévaut en France un antilibéralisme idéologique au sens où les individus ne se reconnaissent plus dans le cours économique des choses alors qu’ils l’entretiennent au quotidien sur les marchés.Ce qui permet à la société avant l’arrivée de la crise de « tenir ensemble » est le fait que les contradictions ne sont pas seulement systémiques. Si elles étaient
seulement systémiques, il y aurait une projection des individus vers autre chose.Dans nos études, on observe à partir du milieu des années 1990 que les individus intériorisent les contradictions sous forme de tension entre ce qu’ils disent (le souci de la solidarité) et ce qu’ils font dans la vie quotidienne. Ils veulent profiter de la globalisation, comme consommateurs, mais ils en redoutent les effets sociaux, comme salariés. Ils consomment de manière compulsive pour se distinguer des autres, mais ils s’inquiètent aussi de l’avenir environnemental.Bien sûr, les demandes sociales ne sont pas exactement de la même nature selon les catégories sociales. Mais le développement de la société de consommation a rendu tous les secteurs propices à intérioriser ces contradictions systémiques.
In fine, les individus sont eux-mêmes scindés et demandent aux instances politiques verticales de résoudre la contradiction qu’ils vivent en eux.—
Qu’est-ce que l’avènement de la crise change sur le plan des représentations collectives ?Stéphane Rozès — L’Opinion juge la crise à la fois extérieure et inévitable. Déjà dans nos études lors de la crise de 2002 les Français émettaient ce jugement. C’est parce que les individus faisaient des choses ne correspondant pas à leurs souhaits et non pour des raisons théoriques qu’ils pensaient que les choses ne pourraient perdurer. La crise financière comme la crise climatique sont l’expression de la prévalence du court termisme et d’un raccourcissement du temps. On ne peut plus externaliser sur le futur, dont on se dit qu’il sera moins favorable que le présent. La contradiction de systémique devient alors individuelle.La crise actuelle est proprement sidérante pour l’Opinion. Elle fut d’abord perçue comme immatérielle, voire elle fut niée par les catégories populaires qui disent connaître depuis longtemps la crise dont l’évocation actuelle par les gouvernants aurait été une justification pour leur faire accepter des choses insoutenables. Puis les Français ont attendu le politique pour trouver les bonnes solutions.Quelles sont les voies de sortie face à ce choc qui vient percuter les contradictions intimes des individus relatés à l’instant ? Ce choc va amener par la force des choses un rigorisme de la part des individus. Etant scindés, ils vont passer d’une logique de relative abondance variable, selon les catégories sociales, à une pénurie les obligeant à resserrer leurs incohérences.Deux perspectives se dessinent dans ce contexte. Soit un rigorisme vertueux. Cela nécessite que les individus puissent faire un travail sur eux qui ne sera possible que si leur environnement financier, économique, social et politique bouge. Cela nécessite que le débat démocratique fasse prévaloir le souhaitable commun de long terme sur les arbitrages privés de court terme. Soit il n’y a guère de modification dans l’environnement des individus et des groupes sociaux, et dans ce cas, on voit se pointer le risque de l’autoritarisme. C’est-à-dire le risque que les individus expulsent hors d’eux les contradictions qui sont les leurs sur des boucs émissaires. Cette façon de recourir au tri entre le bon grain et l’ivraie porte les germes de l’autoritarisme.—
Peut-on valablement considérer que l’un des effets de la crise serait de déstabiliser l’orthodoxie libérale des élites dominantes, économiques et politiques, leur croyance à la toute puissance du marché ?Stéphane Rozès — D’abord, les discours des élites dirigeantes à partir du milieu des années 1990 ont pris la mesure des évolutions de l’opinion en y apportant des réponses de nature différente. Il est un peu tôt pour dire quels seront les effets de la crise actuelle. Ce qui est en cause dans l’immédiat, c’est la sauvegarde de la société et des compromis sociaux actuels, la seule mobilisation des outils pour sauver le système n’étant pas en soi un véritable indicateur. Le pragmatisme régulationniste de plus ou moins forte intensité va prévaloir.En revanche, il faudra se demander, une fois passée l’épreuve, s’il y a un changement de paradigme ou pas. On peut envisager soit un scénario où la crise passe, et avec quelques modifications cosmétiques, on retrouve les habitudes anciennes ; soit un scénario où l’on pose à nouveaux frais la question démocratique, la question économique et sociale et la question environnementale. L’enjeu décisif est la prise idéologique et politique de la société sur les dirigeants et les décideurs qui sont sur des logiques d’arbitrages individuels de court terme plutôt que sur le portage du commun souhaitable de moyen et long terme.—
Justement, comment la crise modifie-t-elle les comportements ? Peuvent-ils bouger ?Stéphane Rozès — De la même façon qu’il y avait des tensions contradictoires chez l’individu, il en existait aussi parmi ceux qui avaient quitté les sphères de décisions économiques, financières, politiques. Le constat était patent : « Ça ne peut plus durer ! ». La libération de la parole provenait des décideurs sortant de la logique systémique. Mais les décideurs toujours insérés dans cette logique, restaient dans la schizophrénie.Qu’en est-il aujourd’hui ? En fait, le système ne peut bouger que de deux manières. D’une part, sous la pression d’un adversaire ou de forces alternatives reconnues, à l’intérieur ou à l’extérieur. Par une ruse de l’histoire, les ennemis du capitalisme auront été ses tutelles vertueuses l’obligeant à civiliser ses marchés au travers d’un compromis démocratique équilibrant le capital et le travail et permettant la perpétuation du système.Un choc salutaire peut venir de l’intérieur de la civilisation au travers de contre-pouvoirs pour faire bouger les différentes strates du pouvoir. Parmi ces strates, il y a les forces qui ont le monopole de l’efficacité économique de court terme (la finance) et les forces qui ont le récit de la maîtrise du temps et du chemin, les forces économiques. La démocratie peut trancher entre les deux.La demande que les gouvernements reprennent la main sur les logiques et les marchés financiers existait déjà avant la crise au sein de l’opinion. Elle est décuplée quand la crainte de la crise arrive. Du coup, il y a une demande pour que le politique assume sa responsabilité et affirme sa prépondérance sur le système d’autant plus que ce dernier ne donne pas des signes de son aptitude à se régénérer par lui-même.Ce qui est en jeu également, c’est la question de la confiance des marchés à l’égard d’eux-mêmes et des acteurs économiques et financiers. La spirale de la crise est une défiance qui ne touche pas seulement la société, mais également les marchés économiques et financiers. L’économie a besoin de contre-pouvoirs qu’elle ne peut générer elle-même.—
Comment la crise actuelle impacte-t-elle la nature du sarkozysme ?Stéphane Rozès — Nicolas Sarkozy est l’expression de la contradiction qui existait dans l’opinion entre le fait que les individus utilisaient le marché et les territoires pour se distinguer ou se mettre à l’abri des autres alors que celui-ci ne pouvait pas faire sens pour tenir ensemble la société. Face à la contingence du capitalisme patrimonial, chez nous la politique est ce qui tient l’ensemble de la société et permet à l’individu d’articuler identité et projection dans l’avenir. La société souhaite du commun et l’individu pour se mettre à l’abri se protège des autres.Le sacre de Nicolas Sarkozy à l’élection présidentielle fut l’effort d’un individu travaillant méthodiquement pour se fondre de façon tout à fait pragmatique dans cette contradiction. Le pays est idéologiquement à gauche sur le souhaitable (sur des valeurs de communion sociale) et politiquement à droite sur le possible (sur des valeurs de distinction individuelle).Le bonapartisme de Sarkozy est l’expression cette contradiction. Durant la campagne présidentielle, l’imaginaire présidentiel aura préempté la question sociale. Car notre identité politique a comme moteur une sorte de dispute commune dont il fallait d’abord remettre le lieu à l’Elysée au travers d’une incarnation. Royal partait du spirituel des valeurs de communion et devait construire une cohérence avec le temporel du projet présidentiel. Sarkozy partait du temporel de la distinction et de la résolution entre individus et dossiers, mais pour l’emporter au second tour il aura construit en campagne un dépassement spirituel au travers d’un récit national.La crise, le caractère instable de la période actuelle provient de ce que la communion est revenue à l’Elysée. Donc, la dispute pourrait se déployer. Contrairement aux commentaires, la question n’est pas de savoir si le mouvement social est un phénomène d’humeur ou un phénomène profond. En fait, c’est un phénomène profond, mais le pays se retient car il craint de se mettre en mouvement. Dans son imaginaire, se mettre en mouvement aujourd’hui serait plus qu’une jacquerie pour remettre les privilégiés à la puissance, comme c’était le cas avant la présidentielle. Cela entraînerait que le pays viendrait buter contre son incarnation.Il s’engage alors une partie de bras de fer symbolique entre la nation et son incarnation. Paradoxalement, la force de Nicolas Sarkozy est sa faiblesse. Il semble dire dans la fosse aux lions à tous ceux qui l’entourent : « Est-ce que vous voulez que je lâche ce qui tient le pays ensemble ? » Le débat n’est pas seulement la qualité du lien entre Nicolas Sarkozy et le pays. C’est son monopole de l’imaginaire politique qui rend, en l’absence d’alternative, tout mouvement du pays contre Nicolas Sarkozy d’un coût énorme.—
Cet idéal d’incarnation du sacre ne s’applique-t-il pas à tous les présidents de la République qui rencontraient de puissants mouvements sociaux ?Stéphane Rozès — La nouveauté aujourd’hui est le fait que ce qui tient ensemble le pays n’est pas une extériorité de l’ordre du gouvernement des choses (le progrès, le marché ou l’Europe comme « la France en grand ») qui permettrait aux présidents de mettre, entre eux et le pays, des variables de justification (la modernité, Matignon, Bruxelles, la globalisation, les experts), mais c’est Nicolas Sarkozy lui-même. Par rapport à ma grille d’analyse, il s’agit d’une différence radicale.En fait, le pays à travers la présidentielle demandait aux privilégiés qui s’exonéraient de leurs responsabilités derrière la gestion des choses de les assumer enfin. Donc, le pays est allé chercher des personnalités tout à fait singulières, comme Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal. Des personnes singulières car accepter de se faire porter par la Nation à l’intérieur d’un État qui s’en retire requiert beaucoup d’intrépidité.—
Dans cette conjoncture, quel pourrait être le rôle d’une opposition à la politique de Nicolas Sarkozy ?Stéphane Rozès — Dans le moment actuel, l’espace laissé vacant par Nicolas Sarkozy renvoie à l’idée que le possible soit souhaitable, puisqu’il en est le garant, au travers d’une incarnation qui tienne ensemble pays. L’espace de la gauche est l’idée que le souhaitable autour de l’égale communion, qui n’est pas l’identique communion, est possible. Cela pose la question des leviers publics et politiques.—
Que faut-il entendre par « leviers » ?Stéphane Rozès — Des outils de régulation économique au service de la capacité de la démocratie d’indiquer aux différents acteurs que les arbitrages de court terme sont possibles mais sous le regard et sous le contrôle démocratique du souhaitable à moyen et à long terme. L’espace politique pour la gauche est un espace de résolution nécessaire des contradictions.Cela passe par le fait de trancher des arbitrages entre espace national et espace européen, entre protectionnisme et libre échange, entre compromis capital/travail dans les pays développés et les pays émergents, entre productivisme et développement durable. Cela demande une capacité de maîtriser les différentes temporalités, un grand effort et un important travail de projection et de synthèse. La communion est le destin commun et l’égalité est le droit et le devoir de chacun d’y prendre sa part.—
Justement, quels sont les obstacles qui empêchent la gauche de produire ces outils à l’heure actuelle en vue d’une recomposition politique ?Stéphane Rozès — La gauche a fait ce que font les individus, les groupes sociaux et le système lui-même : elle a externalisé, notamment sur l’Europe, le soin de résoudre des contradictions endogènes à l’État national sans s’assurer qu’elle ne lâchait pas la proie pour l’ombre. Il fallait beaucoup de préscience, de volonté dans les moments décisifs de notre histoire récente pour s’assurer que lorsque des éléments de politique publique de l’État national étaient projetés sur l’Europe, c’était bien au service d’une Europe puissance politique, économique et sociale et non pas d’une Europe espace constitué de marchés ouverts remettant en cause les compromis démocratiques. Le problème fondamental pour les Français est de savoir si l’Europe est un acteur ou un simple relais de la globalisation.Plus généralement, la gauche s’est mise à l’abri d’un antilibéralisme idéologique pour énoncer et dénoncer ce qui ne va pas. Cette critique engendre un succès électoral à peu près constant aux élections locales. Mais quand il s’agit d’aller aux manettes au plan national, elle se trouve devant de sérieuses difficultés. Pour deux raisons essentielles. D’une part, l’accompagnement ou le retardement du cours des choses ne place pas la gauche en situation de proposer une alternative. D’autre part, la dénonciation ne fait pas une alternative.Par ailleurs, culturellement, la gauche peine à concevoir la nature de l’imaginaire politique. Par exemple, elle a du mal à comprendre ce qui a fait l’élection de Nicolas Sarkozy et se contente d’incriminer les médias, les sondages, le caractère moutonnier des électeurs. Elle tend à ramener la politique essentiellement à des affaires de dossiers qu’il faudrait gérer de manière technique et moderne, à des compromis sociaux ou à des contradictions de classe.L’idée que la politique est
aussi un imaginaire n’est pas comprise. Les articles ou les récits sur la question de savoir de quoi Sarkozy est le nom sont caricaturaux. En son temps, Marx s’interrogeait sérieusement sur les « hiéroglyphes » que représentait pour lui Louis-Napoléon Bonaparte.Il existe un dernier obstacle objectif pour la gauche. Dans le contexte actuel de désenclavement de l’État par rapport à la nation, l’électorat demande une conservation des acquis sociaux. Tant que le pays considère que le compromis capital/travail dans le monde tel qu’il est reste encore favorable à son égard, il se place en posture de défense. Le salariat souhaite le maintien des rapports sociaux et c’est la globalisation libérale qui jusqu’à la crise développait les forces productives. Il se passe l’inverse de ce qu’attendait Marx. D’où le fait que l’anti-libéralisme idéologique ne se transforme pas en anti-capitalisme politique.—
Qu’en est-il de la portée stratégique des trois composantes majeures de la gauche française, socialiste, communiste, extrême gauche anticapitaliste, dans le contexte actuel ?Stéphane Rozès — Autant il est possible doctrinalement de parler de trois gauches en matière d’offre politique, autant au sein de l’électorat il s’agit d’un continuum. Il y a un écart entre la géographie politique de la gauche et sa géographie électorale. Les catégories sociales qui composent l’électorat de gauche instrumentalisent une offre politique qui leur est imposée.Les sociaux-démocrates qui s’adressent à l’électorat de gauche font appel à des outils de régulation en vue de mettre en œuvre des politiques plus équitables et efficaces. Mais en réalité, ces outils étatiques font souvent défaut et n’ont pas de prolongement européen.La gauche de la gauche anticapitaliste est face à la difficulté de transformer l’antilibéralisme idéologique en anticapitalisme politique alors que son électorat l’instrumentalise pour dire à la gauche de gouvernement qu’elle ne défend pas les compromis sociaux. Il existe une gauche intermédiaire, ayant un pied dans les luttes sociales et l’autre dans les institutions.Les individus sont pris dans une tension entre le choix d’aller vers les socialistes (qui représentent l’endroit où la gauche fait électoralement bloc) et l’expression d’un mécontentement à l’égard de la gauche de gouvernement qui instrumentalise le vote en faveur de la gauche. Et il y a une abstention de nature politique.—
Plus qu’un imaginaire politique en défaillance, la gauche manque manifestement d’un projet politique de transformation sociale. Qu’en est-il précisément ?Stéphane Rozès — L’imaginaire politique repose dans le moment actuel sur un trépied : l’incarnation, le projet, la résolution. Selon les moments historiques, le pays est plus ou moins attentif de façon modulée à ces trois éléments. Lors de la dernière présidentielle, l’élément qui prévalait était l’incarnation, condition même du projet. Ensuite, venait les moyens du projet renvoyant à la question de la résolution des problèmes quotidiens.Or, c’est le projet qui permet la mise en mouvement, de faire « événement ». Si l’on se réfère par exemple à l’imaginaire communiste, on constate que l’idée communiste demeure car elle s’autonomise du projet communiste qui est frappé, quant à lui, de discrédit. Si les catégories populaires se mettent en mouvement tout au long des deux derniers siècles, c’est parce qu’il existe un projet alternatif et que le souhaitable est possible. L’imaginaire de la gauche implique que l’incarnation soit au service du projet. L’imaginaire de la droite, c’est le contraire.Selon les moments, le pays, dans ses profondeurs, bascule vers tel ou tel choix. Quand les choses vont mal et que le système est en crise cela ne suscite pas
ipso facto un projet alternatif. Le ressort du Bonapartisme et de sa forme Sarkozyste est que les catégories populaires se sécurisent dans notre tradition politique au travers d’une incarnation symbolique immédiate qui leur semble plus préhensible qu’un projet renvoyé à moyen et à long terme. A condition que celui qui incarne donne une place symbolique ici et maintenant à ces catégories en termes de message politique.—
Historiquement, l’idée d’incarnation dans l’espace de la gauche ne renvoie pas forcément à une figure charismatique mais surtout à une organisation ou à une institution d’avant-garde. Le culte de la personnalité au sein du mouvement communiste lui-même est en partie incompréhensible en dehors d’un idéal de loyauté et de dévotion militante incarnée par la forme parti, idéal qui n’avait guère d’équivalent dans les formations partisanes de la droite. Or, une telle cristallisation de l’incarnation n’est-elle pas battue en brèche aujourd’hui, notamment par l’avènement de la mondialisation ?Stéphane Rozès — On peut rendre commensurable la mondialisation par des reconquêtes de territoires démocratiques, d’abord la nation, et ensuite l’Europe. L’avancée de la gauche s’est construite historiquement par la capacité d’organiser en son sein une dispute commune. L’enjeu dans la lignée de Jaurès était de mettre l’égalité « formelle », comme disait autrefois les marxistes, au service de l’égalité réelle par le biais du débat politique permis par l’égalité des conditions.Dans la période actuelle de court termisme actionnarial, le paradigme a changé. Mais seule la démocratie a la vertu et la légitimité de pouvoir englober en son sein chacun des individus dans les différentes facettes qui composent la société, de fixer des rendez-vous et de pouvoir rendre légitime le fait que les individus acceptent à renoncer à des intérêts de court terme à partir du souhaitable de moyen et de long terme. L’égalité est la condition de ce grand débat et permettra de corriger les dynamiques court termistes qui accroissent les inégalités par une redéfinition collective des critères d’arbitrage des acteurs de la société.Il faut partir du commun qui est la conscience d’un destin collectif lié aux enjeux économiques, sociaux et environnementaux. Le débat permis par l’égalité des conditions amènera un nécessaire travail de correction des inégalités et des distinctions empêchant les individus à se projeter dans l’avenir. La période actuelle appelle le rigorisme. Il faut des politiques d’une grande probité qui, de par leur façon d’être, soient porteurs d’une représentation symbolique et réelle, susceptible de mettre en cohérence ce que disent et ce que font les gens.—
En conclusion, quelles sont les possibilités politiques des mouvements sociaux dans la période actuelle ?Stéphane Rozès — Les mouvements sociaux sont vécus par l’opinion comme ce qui dans un environnement socio-politique est perçu comme dégradé. Ils sont souvent, au-delà du revendicatif, l’expression d’une société qui ne renonce pas à ses aspirations profondes.Le soutien actuel dont ils bénéficient de la part de l’opinion vient de ce que la politique menée ne semble dans la période actuelle ni cohérente, ni juste, ni efficace. Les mouvements sociaux sont alors un recours symbolique. Le front syndical qui demeure uni sort un peu de l’enclavement de la charte d’Amiens au travers de la déclaration commune du 3 janvier 2009. Les mouvements sociaux sont vécus comme un marqueur de ce qui fait tenir ensemble le pays.Quand on sera dans le « dur » de la crise, les individus vont redouter non pas la privation absolue de ressources mais la privation relative. Non pas tant la régression mais le fait d’être détachés du commun national et social. Les formes de radicalité actuelle expriment cela et non une alternative. Le pays ne cherche pas la confrontation, mais la justice et « l’être ensemble ». La nation ayant remis en son centre son incarnation, l’idée de buter contre elle suscite la peur du vide. Au lieu d’être éruptif, le pays intériorise et se retient. L’instabilité vient de ce que l’agrégation d’une radicalité défensive n’est pas exclue. La retenue n’est pas le consentement.