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 De la force de travail au capital humain Retour temporel sur quelques métamorphoses Philippe Coutant Mai 2012

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25022016
مُساهمةDe la force de travail au capital humain Retour temporel sur quelques métamorphoses Philippe Coutant Mai 2012

De la force de travail au capital humain 
Retour temporel sur quelques métamorphoses 
Philippe Coutant
Mai 2012


La notion de capital humain a été proposée et développée par les économistes libéraux de l’Ecole de Chicago, dont Gary Becker. Une des figures les plus connues de ce courant de pensée est Milton Friedman. Ils ont été des militants actifs du néolibéralisme, la version la plus récente du capitalisme globalisé et mondialisé. Ce sont eux qui ont inspiré« La stratégie du choc » de Naomi Klein, notamment. Cet article a pour origine un texte écrit suite à un appel à contribution d’une revue universitaire canadienne pour un numéro sur « Le capital humain trente ans après ». Gary Becker a eu le prix Nobel d’économie en 1992 pour son travail sur le capital humain. Il s’était fait une spécialité de faire entrer dans l’économie la vie quotidienne comme la scolarité, le nombre d’enfants, les liens familiaux et les relations affectives ou le domaine du don d’organe. La notion de capital humain était censée expliquer la différence de développement entre les Usa et les autres pays. L’écart viendrait du fait que les Usa ont plus de capital humain que les autres pays et que celui-ci serait de meilleure qualité. Si on admet ce point de vue, la domination impérialiste n’y serait pour rien, ce qui est une autojustification, une autoglorification facile de la part des dominants américains.
Pour aborder la question du capital humain trente ans après, nous partirons d’une question apparemment naïve : « Gary Becker est-t-il un grand-père heureux ? ». Elle se pose parce que les notions de capital humain et celle de capital ont essaimé dans toute la société. En effet, pour le sujet d’aujourd’hui tout est capital : son capital santé, son capital jeunesse, son capital temps, son capital relationnel, son capital érotique, son capital image, son capital sympathie, son capital de créativité, etc. Tout est capital parce que tout se gère, le paradigme gestionnaire concerne tous les domaines de la vie. Gérer sa vie est devenu un axe qui nous place d’emblée dans une ambiance particulière où la notion de capital humain fait partie du sens commun. Cette diffusion s’est accompagnée d’un glissement de sens. Gary Becker s’exprimait dans le cadre de la connaissance théorique de l’économie. Il analysait le calcul rationnel propre au fonctionnement du capital humain. Aujourd’hui, cette notion s’est banalisée et s’est diffusée dans notre vie sans se référer à un calcul économique rationnel et comptable. Ce concept a tendance à devenir un synonyme de ressources humaines et est admis comme tel. C’est ce changement de sens que nous souhaitons étudier. La banalisation de l’usage de la notion de capital humain n’est pas contestable, mais ce succès comporte une perte. D’un côté, nous repérons une altération du concept par la sortie du champ de l’étude intellectuelle en économie qu’avait mené Gary Becker. De l’autre côté, nous constatons la puissance d’une norme qui nous enjoint de gérer notre vie dans le contexte de liberté du capitalisme contemporain. Le triomphe de l’utopie néolibérale s’accompagne d’un effacement de ce qui lui a servi de base dans la théorie économique. L’idéologie de notre temps ne retient que la norme gestionnaire, norme qui touche tous les aspects de la vie. Par exemple, nous devons être capables de gérer nos enfants, notre vie professionnelle, la séparation de notre couple et plus tard notre retraite et notre fin de vie.
Ce transfert de l’analyse savante vers le sens commun est corrélé à l’évolution de notre société nommée néolibéralisme ou capitalisme néolibéral pour le différencier de l’ancien libéralisme. Les mots du capitalisme sont passés dans le langage courant. L’existence du capital humain et l’injonction de gérer sa vie sont devenues des évidences. Pourtant associer capital et humain, voir la vie sous l’angle de la gestion ne vont pas de soi, parce que la vie humaine n’est pas a priori une donnée économique qu’il faut gérer, ce n’est pas non plus un bien à préserver ou à faire fructifier. La vie n’est pas une somme d’argent. Appréhender la vie comme un capital est une idée assez récente, c’est cet axiome que nous allons tenter de comprendre.
Pour étudier la notion de « capital humain », telle que nous la côtoyons aujourd’hui, nous continuons notre parcours avec une analyse située dans l’espace et le temps dans un article paru en France en 2001. Celui-ci est l’œuvre d’Edouard Poulain, il est intitulé « Le capital humain, d'une conception substantielle à un modèle représentationnel ». 1 Il y a une dizaine d’années, ce texte faisait le bilan de cette notion en examinant la validité du concept dans différents domaines et plus particulièrement en économie. La conclusion de cette étude propose de garder cette notion malgré ses diverses faiblesses parce qu’elle est un modèle représentationnel intuitif. Cet auteur explique que l’on peut concevoir le capital humain comme le résultat d’une convention :
« La théorie du capital humain n’est plus alors une étude des faits économiques, mais une étude des représentations économiques, c’est une représentation de représentations ; la représentation formalisée et systématique de représentations intuitives. » 2
Sur le plan théorique, les obstacles contenus dans les approches substantialistes liées à l’étude de l’économie sont dépassés. La hiérarchie des salaires est vue comme étant conventionnelle et résultant d’un accord implicite des agents, son fondement ce sont les coordinations pratiques qu’elle rend possible. Edouard Poulain opère un passage à la limite, un déplacement vers les conditions de possibilités pratiques et l’efficacité des conventions sociales. Cette démarche s’appuie sur Keynes et sa conception de l’idéalité du quotidien, qui permet aux agents économiques de trouver des explications à leurs activités et d’agir dans un état de confiance les uns par rapport aux autres. L’hétérogénéité des salaires entre les unités de travail est alors attribuée à la différence de capital humain entre les acteurs.
Edouard Poulain note que ce changement de perspective permet de lire la théorie du capital humain de deux manières. C’est à la fois un concept théorique lié à la connaissance économique et une catégorie de la pratique rattachée à l’économie du quotidien. Du point de vue de l’interprétation profane, la notion va de soi, par contre elle peut entrer en divergence avec l’analyse savante. La position cognitive classique cohabite avec son usage idéologique dans la compréhension de la réalité sociale par le sens commun, même si ces deux interprétations sont assez différentes. Edouard Poulain ne cherche pas à légitimer ce qu’il admet être une idéologie, il nous demande de reconnaître qu’elle est un moment de la pratique sociale, un moment nécessaire. Il complète son argumentation en s’appuyant sur Paul Ricœur qui constate que le concept d’idéologie est une distorsion qui reconnaît la structure symbolique de la vie sociale. L’illusion idéologique est liée à notre imaginaire, notre vision du réel est déformée, mais notre imaginaire est constitutif de notre relation au monde. Pour conclure, Edouard Poulain se réfère à la philosophie de John Searle, où les objets concrets ou théoriques, les données institutionnelles sont utilisés en ayant un statut spécifique dans un contexte précis, où l’assignation d’une fonction à un concept est pertinente. L’acceptation du cadre est fondamentale et le lien entre l’objet et la fonction n’est pas causal. Ceci passe par le langage et ce fonctionnement n’est pas forcément conscient. Cet usage est inclus dans des structures sociales et il est lié à des droits et des capacités contenues dans des conventions. La philosophie de John Searle permet à Edouard Poulain de réinterpréter les positions marxistes et keynésiennes qu’il a étudiées lors de son parcours. Le capital humain est alors appréhendé comme une convention efficiente. Dans ce contexte :
« les différences hiérarchiques de salaires sont comptées comme différences dans l’accumulation de capital humain ;
la durée des études et l’ancienneté sont comptées comme accumulation de capital humain. » 3
Le capital humain, interprété comme une représentation intuitive, permet de comprendre pourquoi, dans le monde de l’entreprise, l’efficacité de l’individu dans sa vie ou dans sa performance au travail sont dues avant tout à la qualité de ses relations avec lui-même et avec son environnement. Le capital humain n’est donc pas strictement un calcul économique rationnel, mais une conception beaucoup plus vaste où se joue la relation des humains à eux-mêmes et au monde.
Le capital humain comme représentation permet également de comprendre, entre autres, l’évolution du rapport entre les logiciels libres et le capital humain. Au moment même où Edouard Poulain produisait son analyse, Jérôme Gleizes constatait que :
« Le logiciel libre dans l’univers classique n’existe pas ! En effet, comme le travail incorporé dans un programme est un travail non valorisé sur un marché par la vente d’un logiciel, ou par la valorisation de la compétence acquise sur le marché du travail, la valeur marchande de ce travail peut être considérée comme nulle et donc estimée du point de vue économique comme inutile. » 4
Cette observation a été réalisée il y a plus de dix ans, elle est encore valable si on en reste au calcul économique classique. Par contre, aujourd’hui, la valeur d’usage des logiciels libres est reconnue dans nos pratiques personnelles et collectives, puisque beaucoup de serveurs informatiques fonctionnent avec des logiciels libres comme Apache. D’une part, de grands groupes, IBM notamment, favorisent le développement des logiciels libres comme le navigateur Firefox, d’autre part, de nombreuses administrations publiques utilisent quotidiennement Open Office. Le succès des Wiki et de Spip atteste la réalité de la présence des logiciels libre dans notre monde. 5 Cette place importante que les logiciels libres ont pris dans la méga-machine contemporaine permet de comprendre pourquoi les compétences en matière de logiciels libres sont maintenant intégrées dans le capital humain des informaticiens et d’un certain nombre d’usagers quotidiens de l’informatique. Spontanément, les personnes qui maîtrisent un ou des logiciels libres sont considérées comme ayant plus de capital humain que les autres. Elles trouvent facilement une place dans les collectifs humains soit par le travail, soit dans des activités associatives. Dans nos courants militants, il est fréquent de constater que les personnes, qui ne maîtrisent pas ces outils, cherchent souvent à le faire. Ceci est conforme au modèle proposé par Edouard Poulain, parce ce que l’informatique est devenue une composante de base de notre culture de masse.
Dans notre réalité anthropologique contemporaine, nous sommes face à au fait que la notion de « capital humain » est maintenant présente partout. Son périmètre de diffusion est général. Tout le monde comprend ce qu’elle peut recouvrir, c’est une énonciation qui a le mérite de la clarté, une représentation spontanée que tout le monde peut utiliser, de la même manière qu‘est employée la notion de « capital santé ». La différence avec le moment où Gary Becker l’a présentée, c’est qu’elle n’est pas forcément reliée à un calcul économique rationnel tel que ce tenant du libéralisme l’a développé.
Pour comprendre comment la notion de capital humain est devenue aujourd’hui le synonyme de « ressources humaines », pourquoi elle est aussi banale, pourquoi l’humain est devenu une partie du capital, nous proposons d’étudier comment notre société a intégré et diffusé ce concept. C'est-à-dire comment le capitalisme a évolué depuis ses origines jusqu’à nos jours. En effet, au cours de son histoire, notre société s’est d’abord intéressée au corps. L’intérêt actuel du capitalisme pour l’esprit et la subjectivité peut masquer les multiples transformations de notre système social.
Pour étudier ces mutations, nous nous appuierons sur Michel Foucault. Il nous permettra d’étudier la mise en place de la modernité des débuts du capitalisme. Nous reprenons également les analyses anarchistes et marxistes qui définissent le capitalisme comme étant un ensemble social basé sur l’exploitation et la domination. Le capitalisme évolue, mais sa structure interne reste fondée sur ces deux mécanismes. La propriété privée des moyens de production perdure, en ce moment c’est le capital financier qui a pris le dessus sur le capitalisme industriel et qui dicte sa loi. Pour les capitalistes, la finalité c’est toujours la recherche du profit et le désir de conserver le pouvoir politique. Le travail humain est encore aujourd’hui une marchandise tout à fait particulière, c’est elle qui permet de produire la valeur incluse dans les produits que nous consommons. Historiquement, la force de travail va remplacer la terre lors du passage de la féodalité à la modernité capitaliste.
En étudiant la mise en place de la modernité, Michel Foucault montre que l’orthopédie sociale du capitalisme moderne fonctionne selon deux lignes de force :
* augmenter la puissance économique de l’ensemble social ;
* affaiblir politiquement les groupes humains dominés et obtenir la docilité des personnes soumises. 6
Ces deux axes sont toujours à l’œuvre dans notre société, seules les modalités ont évolué. Les analyses de Foucault sur le passage de la féodalité au capitalisme montrent que la source de richesse change et que cela s’accompagne d’une nouvelle organisation sociale. La société féodale s’appuie sur un pilier fondamental : la souveraineté qui s’exerce sur le territoire. Le droit souverain est celui du droit de vie et de mort des rois sur leurs sujets comme celui du suzerain sur ses vassaux, ce que Foucault synthétisera sous la formule « faire mourir et laisser vivre ». 7 Le territoire est à l’origine des richesses féodales. Tout ce qui vit et se développe, tout ce qui est construit sur la terre appartient au roi ou au seigneur, il en est le maître et le propriétaire. Ce qui explique que le roi peut donner un fief à un noble de son entourage. Dans ce contexte, les hommes attachés à ce territoire ne sont pas libres. Foucault explique dans l’article Les mailles du pouvoir que le système de pouvoir que la monarchie avait réussi à organiser à partir de la fin du Moyen Âge présentait pour le développement du capitalisme deux inconvénients majeurs. Tout d’abord, les contrôles du pouvoir féodal sont trop lâches.
« Premièrement, le pouvoir politique, tel qu'il s'exerçait dans le corps social, était un pouvoir très discontinu. Les mailles du filet étaient trop grandes, un nombre presque infini de choses, d'éléments, de conduites, de processus échappaient au contrôle du pouvoir. » 8
Beaucoup d’éléments nécessaires à la vie n’étaient pas concernés par le pouvoir féodal, une partie du commerce s’effectuait par la piraterie maritime et la contrebande.
« Le second grand inconvénient des mécanismes de pouvoir, tels qu'ils fonctionnaient dans la monarchie, est qu'ils étaient excessivement onéreux. Et ils étaient onéreux justement parce que la fonction du pouvoir - ce en quoi consistait le pouvoir - était essentiellement le pouvoir de prélèvement … / … Le pouvoir était alors essentiellement percepteur et prédateur. Dans cette mesure, il opérait toujours une soustraction économique et, par conséquent, loin de favoriser et de stimuler le flux économique, il était perpétuellement son obstacle et son frein. » 9
La structure de pouvoir qui va succéder au pouvoir féodal va chercher à mettre en place un contrôle précis au plus près des sujets, il individualise la surveillance et resserre les mailles du filet. D’autre part, le nouveau pouvoir favorise la production économique, le développement des forces productives. Tout ceci implique une réorganisation de la vie collective. Foucault prend l’exemple du fusil pour parler de cette mutation. Il explique qu’il ne faut pas séparer l’invention technique de son utilisation collective. Pour être efficace, le fusil implique une nouvelle organisation de l’armée. L’ancienne façon de faire la guerre était basée sur de petits groupes autonomes qui étaient très mobiles et qui avaient l’initiative de l’affrontement. Avec le fusil, l’armée organise des grands groupes humains, le nombre de soldats est important. Ceux-ci sont encadrés par une hiérarchie pyramidale qui exerce une discipline rigoureuse. Pour se servir du fusil collectivement, il faut apprendre à manœuvrer ensemble et donc s’entraîner. La première ligne met un genou à terre, elle tire en premier, la seconde ligne tire alors pendant que la première ligne recharge ses fusils et ainsi en alternant les rôles la productivité du fusil est maximale. Cette façon de s’organiser est une technologie de pouvoir nous dit Foucault. Pour lui, la technique ne concerne pas que les machines, elle s’applique aussi à la façon de gouverner. Ici, il s’agit de la discipline et des corps pris un par un. Dans le même article sur Les mailles du pouvoir, il prend l’exemple de l’école et de la classe où il y a une estrade pour le maître et des élèves assis devant des pupitres en rang. Ils sont visibles collectivement et élève par élève. Cette invention d’une nouvelle façon d’organiser la salle de classe est un dispositif novateur pour la transmission du savoir à un nombre important d’élèves. Auparavant, les élèves étaient en petits groupes debout autour du maître, ce qui ne favorisait pas leur attention. Cette façon d’installer les élèves permet aussi facilement de les surveiller et de les comparer et de les classer. Foucault note que le même genre d’innovation a eu lieu dans les ateliers de production. Il fallait que chacun soit à une place déterminée et qu’il y ait une place pour chacun. Cette nouvelle façon de mettre les ouvriers au travail permettait la production basée sur la division du travail. La multiplicité des groupes était ramenée au un par un, ce qui permettait la surveillance disciplinaire. Les systèmes de punitions à l’armée, à l’école ou à l’atelier étaient basées sur la comparaison et le classement, elles étaient mises en œuvre sans passer par la justice. C’est ainsi qu’il explique que le pouvoir est lié au savoir légitime du temps où ces procédures ont été inventées et perfectionnées. C’est pour cette raison qu’il propose de ne pas négliger la micro-physique du pouvoir et que celle-ci est basée sur une relation, sur un rapport entre des forces. Il observe que l’efficacité des groupes humains est liée à leur organisation et à la discipline. Il fallait mettre au travail les humains. Cette mise au travail ne s’effectue pas par la violence ouverte mais par la mise en place de multiples dispositifs. Pour augmenter la puissance de production des ouvriers, il fallait transformer leur corps en force de travail. Le contrôle disciplinaire passe également par la maîtrise du temps, ce qu’Edward P. Thompson appellera le « temps horloge » 10. En France, il a existé un autre dispositif : le livret ouvrier, qui contrôlait les déplacements des ouvriers et transmettait des évaluations sur leur comportement. Il avait été instauré par Napoléon en 1803, il restera en place jusqu’en en 1890. Il s’agit de domestiquer le nomadisme des ouvriers, d’empêcher que ceux qui n’ont que leurs bras puissent s’évader de leur condition et de surveiller les fauteurs de troubles. La norme du travail n’allait pas de soi. La grève était un délit, tout comme l’association collective dans les syndicats. Il existait bien, au travers de cette disposition réglementaire, une volonté de renforcer la dépendance du salarié vis-à-vis de son employeur et celle d’accentuer le contrôle policier sur les prolétaires. Ce document était l’expression et l’instrument de la norme. Ce livret ouvrier était une pièce administrative délivrée et contrôlée par la police, l’ouvrier devait remettre son livret au moment de l’embauche à son patron. Celui-ci ne lui restituait que lorsqu’il donnait à l’ouvrier son congé, en inscrivant les dates et ses appréciations sur l’ouvrier s’il le souhaitait.
« Tout ouvrier qui voyagerait sans être muni d’un livret ainsi visé sera réputé vagabond, et pourra être arrêté et puni comme tel ».  11
C’était la possession du livret qui était soumise au contrôle de la loi, pas le contenu du livret. Ce document était un moyen puissant de surveillance des patrons sur les ouvriers et contraignait ceux-ci à la soumission. Une notation négative risquait de bloquer pour l’ouvrier rétif la possibilité de retrouver un travail et donc de survivre. En cas de mention défavorable, la pénalité n’était pas judiciaire, mais efficace et sévère.
Dans son analyse de la discipline, Foucault traite notamment des « moyens du bon dressement ». Le dressage dont il est question n’est pas celui des animaux, mais celui des hommes. C’est à ce moment-là qu’apparaît, entre autres, la notion de surveillance panoptique. La surveillance hiérarchique fonctionne avec le regard, la visibilité est importante. Celle-ci est favorisée par divers dispositifs architecturaux. Dans la conception même des bâtiments, la fonction de surveillance est incluse afin de permettre un contrôle interne détaillé et continu, pour rendre visibles les individus présents. L’architecture devient un moyen pour la transformation des individus, elle permet de donner prise sur leur conduite et de transmettre jusqu’à eux les effets de pouvoir, elle facilite l’observation et par voie de conséquence la connaissance. La construction participe de la méthode disciplinaire qui fonctionne sans avoir recours à la force brutale, à la violence ouverte. Foucault explique que la division du travail de la société industrielle rend complexe le contrôle, la surveillance devient un opérateur économique, scolaire, médical ou pénitentiaire. Ce système de pouvoir tend à devenir autonome et automatique. C’est l’ensemble de l’appareil disciplinaire qui produit du pouvoir en distribuant les individus dans un champ permanent et continu. Il est à la fois assez indiscret puisque tout le monde est surveillé et plutôt discret et presque invisible parce qu’il s’exerce en silence. L’emprise sur les corps utilise les lois de l’optique ou de la mécanique. C’est tout un jeu d’espaces et de lignes, d’écrans, de faisceaux, de degré, qui est utilisé majoritairement sans utiliser ouvertement la force.
Le panoptisme est un concept lié au projet architectural pour une prison réalisé par Jeremy Bentham : le panopticon. Ce dispositif consiste à construire le bâtiment de telle sorte que le surveillant puisse voir sans être vu. Cette façon de procéder conduit la personne surveillée à intérioriser le mécanisme de surveillance et à l’anticiper. Le dispositif peut fonctionner sans la présence physique du surveillant. Foucault remarque que le panoptique a été étendu à toute la société, il accompagne la surveillance permanente et continue qui se met en place avec le changement de structure sociale. La société disciplinaire tend à devenir une société panoptique.
Le panoptisme s’est perfectionné avec le traitement des épidémies de peste. C’était une des premières fois où la vie quotidienne a été surveillée d’aussi près par des rapports de pouvoir. Dans le cadre des épidémies de peste, on était dans l’exceptionnel, le temporaire, avec le panopticon nous sommes passés dans un schéma banal et normal, ce modèle de fonctionnement permanent a été généralisé. C’est une manière de définir les rapports du pouvoir avec la vie quotidienne des hommes. C’est un dispositif qui permet aussi de venir surveiller les surveillants et qui n’est donc pas producteur de tyrannie par lui-même. C’est à la fois un multiplicateur de pouvoir et de production, de plus il fait l’économie physique du chef. Dans le fonctionnement du panoptique, celui qui est soumis à un champ de visibilité et qui le sait, reprend à son compte les contraintes du pouvoir qui le surveille. Ainsi le sujet devient le principe de son propre assujettissement. Dans le panoptisme, nous avons à faire avec une discipline-mécanisme : un dispositif fonctionnel qui améliore l’exercice du pouvoir en le rendant plus rapide, plus léger, plus efficace, plus productif. Alors on comprend pourquoi les dispositifs de discipline se sont étendus au long des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles à travers toute la société : armée, école, hôpital, etc.
La notion de norme en rapport avec les disciplines, permet à Foucault de ne plus se référer à l’horizon théorique du droit et de la loi typique de la souveraineté féodale. Ici, il se réfère à un autre type de partage entre les individus qui n’est plus celui centré sur la loi, sur la différence entre ce qui est légal et ce qui ne l’est pas mais entre le normal et l’anormal. La norme est un savoir qui se donne des moyens de correction qui ne sont pas exactement des moyens de punition, mais des moyens de transformation de l’individu, une technologie du comportement de l’être humain. La normalisation établit un modèle optimal en lien avec la finalité productive de l’instance qui exerce le pouvoir. C’est un facteur d’homogénéisation destiné à faciliter le traitement d’une multitude d’individus. L’intériorisation subjective est sollicitée par le calcul de son rapport à la norme. Un système de micro-pénalités, châtiments et récompenses, est mis en place. Le jugement est alors porté sur l’individu bon ou mauvais et non sur son travail : l’écart déviant par rapport à la norme devient un critère moral. Un climat d’évaluation permanente s’installe comme un examen généralisé. Cette surveillance apporte de façon régulière des éléments de connaissances aux sciences humaines. La normalisation permet une hiérarchisation de la société, un classement. Le travail d’enquête est bien présent, mais en plus ce système repose également sur l’aveu. Nous devons reconnaître l’action commise et nous avons l’obligation de connaître nous-mêmes notre vérité, la norme nous enjoint de la montrer et de l’exhiber comme véridique. L’examen est une des formes les plus répandues de l’évaluation, celle-ci est régulière dans l’enseignement scolaire et universitaire, mais elle existe également dans le domaine professionnel et le domaine médical puisque souvent la guérison implique de se conformer à des prescriptions comportementales.
Nous pouvons aussi constater avec l’analyse de Foucault que se produit une inversion fonctionnelle des disciplines au cours du temps. Au début du processus, les disciplines devaient neutraliser des dangers, fixer des populations inutiles ou agitées, éviter les inconvénients de regroupements. Ensuite, les disciplines doivent jouer un rôle positif en faisant croître l’utilité possible des individus. À l’armée, il s’agit de la majoration des forces de combat, dans l’atelier ce sont la vitesse et les rendements qui sont recherchés pour créer des profits, à l’école il faut former correctement des individus utiles.
Les mécanismes disciplinaires vont donc essaimer partout et ensuite l’État va se saisir de ces méthodes en organisant une police centralisée, en créant une machine administrative unitaire et rigoureuse qui devient « un regard sans visage » et qui transforme tout le corps social en un champ de perception. Un des entretiens de Foucault publiés dans Dits Ecrits s’intitule L’œil du pouvoir.  12
La grande caractéristique de ces disciplines, c’est de rendre l’exercice du pouvoir le moins coûteux possible, économiquement parce que les dépenses sont faibles et politiquement parce que les résistances sont amoindries. Il faut faire en sorte que les effets soient maximisés. En dernier lieu, il s’agit de faire croire à la docilité et à l’utilité de tous les éléments de cet ensemble qui fait système. Tous les objectifs des disciplines ont permis de répondre à une conjoncture historique spécifique : la grande poussée démographique du XVIIIe siècle et la croissance de l’appareil de production capitaliste. L’emprise sur les corps correspond à ce moment-là et la société disciplinaire sera pleinement déployée à la fin du XIXe siècle au moment de l’essor du capitalisme industriel.
Une autre façon de se soucier des corps va être étudiée par Foucault. Il s’agit de la biopolitique qui aura comme visée d’obtenir une population nombreuse et en bonne santé capable de travailler avec efficacité. Cette seconde préoccupation vis-à-vis des corps humains se développera dans un second temps à partir du XVIIIème siècle. La biopolitique prend en charge la population, le corps collectif ou le corps comme espèce et elle s’appuiera sur les statistiques. Les courbes années après années permettrons de définir des seuils de normalité dans différents domaines de la santé comme la natalité, la mortalité, les diverses maladies et les épidémies. Pour agir sur l’état des populations, le pouvoir biopolitique va chercher à agir sur le milieu comme pour la ville ou sur les groupes sociaux en changeant la manière de traiter les épidémies. Foucault donne plusieurs exemples d’actions sur le milieu qui ont été employées pour améliorer le sort des populations. Le premier concerne la création, dans le Poitou, sous Louis XIII et Louis XIV, de la ville de Richelieu. C’est une ville construite à partir de rien, sur la forme du camp romain, avec des rues à angles droits, des quartiers en formes de carré. Cette méthode ne peut pas être utilisée partout, parce que, en général, il faut partir de l’existant. On trouve une tout autre réponse à Nantes, en 1755, avec les projets de réaménagement de la ville par Vigné de Vigny, architecte du roi Louis XV. À Nantes, on défait les entassements, on élargit les porches, on ouvre les axes, en fait, on décloisonne la ville, on l’ouvre à la circulation. La rénovation de la ville en fait un milieu, un lieu de passage. La ville est conçue comme milieu, la ville est vue comme un organisme, la rue comme un organe, la ville est comme un cœur, elle assure de ce fait une fonction circulatoire, la rue devient une artère. Afin d’assurer la fluidité des échanges, la circulation des biens et des services, afin aussi d’aérer et de répondre ainsi aux différents problèmes d’hygiène, la ville s’ouvre aux mouvements de la circulation. Elle laisse faire, elle laisse passer, elle donne libre cours à la circulation, slogan typique des économistes physiocrates. Ceux-ci étaient très présents en France au XVIIIe siècle, ils sont à l’origine de la conception moderne d’économie. Dès lors que le développement économique est facilité par la suppression des murailles, il faut dorénavant assurer une nouvelle surveillance, organiser des distinctions au sein de la circulation, il faut trier, afin de maximiser les bons mouvements et de restreindre les mauvais, en éliminant le plus possible ceux qui sont considérés comme dangereux ou potentiellement dangereux. Ce qui change significativement, ce qui différencie la ville de Richelieu des réformes apportées à Nantes, c’est qu’à partir du milieu de XVIIIe, plutôt que de faire une architecture de l’espace à partir du vide et de l’artificiel en faisant la promotion de l’idéal, l’aménagement s’appuie sur des données matérielles déjà présentes. Plutôt qu’opter pour la perfection idéalisée, on maximise les éléments positifs et on tend à minimiser les inconvénients, c’est-à-dire qu’on agit sur les risques. Il n’est pas question de supprimer les dangers, mais de travailler sur les probabilités, de penser l’ensemble des éléments de la ville en fonction de leurs diverses fonctionnalités, de gérer la polyvalence réelle et virtuelle des fonctions de la rue. Il faut donc travailler sur l’avenir et ses possibles, penser à ce qui est en puissance plutôt qu’à ce qui existe sur l’instant vu comme une perfection figée a priori.
Pour Foucault, la gestion de la population comme lieu de propagation des épidémies commence à entrer dans une biopolitique à travers d’exemples comme les campagnes de variolisation et de vaccination. Il s’appuie sur les campagnes de lutte contre la variole par variolisation, vers 1720. Cette méthode a été employée plus d’un siècle et demi avant les travaux de Pasteur et de ses disciples, qui expliqueront les raisons et les conditions de l’efficacité préventive des vaccins et l’effet curatif des sérums.
« La variolisation d’abord, mais même encore la vaccination, au début du XVIIIe siècle, présentait le caractère d’être complètement étrangère à toute théorie médicale. La pratique de la variolisation et de la vaccination, le succès de la variolisation et de la vaccination, était impensable dans les termes de la rationalité médicale de l’époque. » 13
Cette méthode n’était pas appuyée sur la science médicale. C’était une pure donnée de fait. On était dans l’empirisme, et on l’est resté jusqu’à ce que la médecine, au milieu du XIXe siècle, avec Pasteur, puisse donner une explication rationnelle du phénomène.
Cette pratique a été encouragée par l’observation des chiffres des études statistiques. Malgré le caractère empirique et sans explication théorique, cette méthode a démontré son efficacité. La vaccination contre la variole a pris son essor vers le milieu du XVIIIe siècle, cet exemple permet à Foucault de mettre en évidence la généralisation des mécanismes de régulation qui constituent la biopolitique des populations. Nous noterons un autre aspect de cette méthode, il ne s’agit pas d’empêcher la maladie par la mise en place de systèmes disciplinaires pour interdire tout contact entre les non malades et les malades comme dans la peste, mais au contraire de la provoquer afin que les individus développent en eux-mêmes les moyens de l’annuler. L’idée centrale est celle d’une autorégulation des phénomènes par une fermeture circulaire des causes et des effets. Cette analyse fait apparaître le libéralisme comme la forme de rationalité propre aux dispositifs de régulation biopolitique, la liberté et la sécurité s’articulent dans le régime libéral. Le pouvoir biopolitique produit du réel d’une autre façon que dans le cadre des disciplines, il le fait à partir d’une gouvernementalité, d’une rationalité politique. Pour que ces régulations fonctionnent, il faut « laissez faire ! », il faut consentir à ce qu’un certain degré de laisser-faire puisse se développer, ce qui est en phase avec le libéralisme.
S’occuper de la vie, la favoriser, la maximiser constitue un renversement par rapport au « faire mourir et laisser vivre » de la souveraineté du Moyen Âge, il s’agit pour la modernité de « faire vivre et de laisser mourir ». Foucault voit dans le traitement de la peste, tel qu’il est apparu au XVIe siècle dans sa différence d’avec le traitement de la lèpre, une préfiguration de la biopolitique moderne. La lèpre était vue comme une malédiction divine, elle était soignée par l’exclusion des malades hors de la cité. Les lépreux devaient rejoindre un lieu séparé et ils ne revenaient pas. La séparation était visible dans l’espace et au sein de la société. Pour la peste, une autre méthode a été employée. Nous sommes dans un autre registre que celui de la variole, il ne faut pas laisser faire, mais intervenir par le contrôle et la surveillance :
« Il ne s’agit pas d’une exclusion, il s’agit d’une quarantaine. Il ne s’agit pas de chasser, il s’agit au contraire d’établir, de fixer, de donner son lieu, d’assigner des places, de définir des présences, et des présences quadrillées. Non pas rejet, mais inclusion » 14.
Il ne s’agit pas non plus d’une sorte de partage massif entre deux types, deux groupes de population: celle qui est pure et celle qui est impure, celle qui a la lèpre et celle qui ne l’a pas.
« Il s’agit, au contraire, d’une série de différences fines et constamment observées entre les individus qui sont malades et ceux qui ne le sont pas. »  15
Il y a une division et une subdivision du pouvoir qui arrive à rejoindre l’atome de l’individualité. Ceci est très éloigné du partage massif et collectif qui caractérisait l’exclusion du lépreux. Pour la peste, nous voyons qu’il ne s’agit pas de cette espèce de mise à distance, ni d’une rupture de contact ou d’une marginalisation. Au contraire, c’est d’une observation proche et méticuleuse. Alors que la lèpre appelle la distance, la peste, elle, implique une sorte d’approche de plus en plus fine du pouvoir par rapport aux individus, une observation de plus en plus constante, de plus en plus insistante.
« Il ne s’agit pas non plus d’une sorte de grand rite de purification comme dans la lèpre; il s’agit, avec la peste, d’une tentative pour maximaliser la santé, la vie, la longévité, la force des individus. Il s’agit, au fond, de produire une population saine. » 16
Il n’est pas question ici de purifier la communauté, comme c’était le cas pour la lèpre. Il n’est pas non plus question de marquer de façon définitive la partie de la population qui a été malade.
« Il s’agit de l’examen perpétuel d’un champ de régularité, à l’intérieur duquel on va jauger sans arrêt chaque individu pour savoir s’il est bien conforme à la règle, à la norme de santé qui est définie. »  17
Pour la peste, pas question d’exclure définitivement les personnes malades. Le changement est visible dans la façon de gérer la maladie. Ce n’est pas un changement médical qui est à l’origine de cette évolution, mais une transformation dans l’organisation des pouvoirs dans le fonctionnement de la société. La mise à distance a été remplacée par la quarantaine, il fallait fixer les hommes sur leur lieu d’habitation et les observer. Au lieu du rejet fondé sur la notion d’impureté, l’inclusion est la règle. Aucune séparation au sein de la population ni dans l’espace n’est mise en place. Par contre, cette nouvelle méthode installe un maillage serré et une observation très près des personnes. Il n’est plus question de massification ou de rituel pour faire reculer la maladie. Le regard est devenu individualisant, méticuleux et constant. Le pouvoir se divise et se subdivise pour que la surveillance soit efficace et pour que le marquage ne soit que temporaire. Le but est de développer la vie, la force vitale doit être préservée et il faut faire en sorte que l’épidémie fasse le moins de morts possible. Ce mode de traitement a permis de faire reculer cette maladie. La dernière grande épidémie de peste en France et en Europe a eu lieu en 1720 - 1722 à Marseille.  18 La gestion de la peste est policière, elle consiste à fermer la ville, à surveiller la population et les maisons, à limiter les déplacements. Pour Foucault, il est clair que la notion de police qui existait à l’époque n’avait pas le sens qu’elle a aujourd’hui :
« Premièrement, la police aura à s’occuper, premier souci, du nombre des hommes… Deuxième objet de la police : les nécessités de la vie, ensuite le problème de la santé, enfin l’activité des hommes et la circulation. Évidemment, tout cela n’est pas nouveau, mais pris en un tout cela correspond à la modernité caractéristique de l’État contemporain »  19
La police de l’époque devait veiller au nombre d’humains présents, en second lieu la police avait en charge les questions de santé publique et en dernier lieu elle s’occupait de l’activité et de la circulation des humains. Ainsi pour Claude Raffestin :
« La police, à partir du XVIIe siècle et jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, c’est l’ensemble des moyens par lesquels on peut faire croître les forces de l’État tout en maintenant le bon ordre de cet État. »  20
Le recul de la maladie résulte d’une organisation minutieuse au moyen de l’exercice d’une nouvelle modalité de pouvoir. Pour Foucault, la ville pendant la peste est une cité parfaitement gouvernée. Pour ce philosophe, la gestion de la peste est une technique de pouvoir particulière. Il met en parallèle les deux méthodes de traitement. Au Moyen Âge, c’était une stratégie ancienne du pouvoir qui était employée, elle consiste à extérioriser la maladie, on excommuniait le lépreux, on prononçait une oraison funèbre, puis on expulsait la ou les personnes malades de la ville. Avec la peste, c’est différent. Le pouvoir quadrille les villes, la cité est sous l’autorité d’un préfet qui la divise en quartiers, les quartiers en districts, les districts en blocs, etc. Le pouvoir impose des hiérarchies et des contrôles à tous les niveaux. Le responsable de rue passe et vérifie chaque maison à intervalle régulier, il invite les personnes nommées à se présenter à la fenêtre. Si un individu ne se présente pas, c’est qu’il est couché. S’il est couché, c’est qu’il est malade. S’il est malade, c’est qu’il est dangereux. La déduction est automatique.
Michel Foucault généralise cette analyse des deux façons de faire face à la maladie. La conception liée à la lèpre excluait les lépreux en masse. Dans la méthode liée à la peste, le pouvoir préfère bloquer la ville, afin d’appliquer sa puissance normative sur les individus. Le but, n’est plus de purifier la population de ses éléments malsains en les excluant, mais bien de produire une population saine, de maximiser la vie et de mettre en place une norme. Cette étude de la différence entre la lèpre et la peste permet à Foucault de considérer le traitement de la peste comme image type de la nouvelle technique du pouvoir. La méthode implique de recueillir des informations, de produire un savoir sur l’homme. Une nouvelle fonction sociale apparaît donc : la police. Elle est liée au nouveau pouvoir de la modernité capitaliste.
« L’existence de ce nouveau pouvoir, ni judiciaire, ni militaire, ni tout à fait politique qu’est la police, est liée à l’existence de ce quadrillage de la société capitaliste en voie d’établissement ou en voie de développement qui impliquait que tous les individus soient surveillés au niveau même de leur intégration par rapport aux normes du travail. »  21
Le nouveau pouvoir moderne est celui de la nouvelle norme liée au travail dans le contexte du capitalisme. Ce pouvoir s’exerce par la surveillance qui est individuelle, elle passe par la mise en place d’une trame fine. De plus, cette gouvernementalité est assez souple puisque le traitement de la peste n’est pas le même que celui de la variole. Nous constatons les transmutations après-coup. Foucault montre également l’intrication des phénomènes, si on les simplifie, on passe à côté des différents aspects de l’évolution historique tant sur le plan humain, que sur le plan politique et économique. Il s’exprime ainsi :
« Toute relation de pouvoir met en œuvre des différenciations qui sont pour elle à la fois des conditions et des effets. »  22
Tenir compte en même temps des conditions de possibilité et des résultats du fonctionnement du système est le propre d’une situation complexe. Nous pouvons mettre l’accent sur un aspect de notre société au détriment des autres composantes. Les effets peuvent devenir des causes à leur tour ou avoir en même temps les deux statuts : conditions et effets. À posteriori, il est parfois difficile de démêler l’écheveau des causes et des effets tant ces deux niveaux d’analyse sont mêlés. Cette remarque a une portée méthodologique et épistémologique, puisque suivant ce sur quoi la recherche se focalise, il est possible de ne pas voir un autre aspect de la réalité étudiée et en tirer des conclusions erronées. D’autre part, les méthodes qui ne donnent pas de bons résultats sont abandonnées et ne sont donc pas diffusées à l’ensemble de la société. Ceci met en évidence les capacités d’adaptation de notre société.
L’emprise sur le corps est donc liée au changement de société qui a eu lieu à la fin du Moyen Âge et qui s’est étendu sur une longue période. Cette transformation est celle de la naissance et du développement du capitalisme. Foucault nous aide à comprendre comment le travail a remplacé la terre comme source de la richesse et ce travail n’est pas séparable du corps. Actuellement, la terre n’a pas disparu comme moyen de réaliser des profits, elle a été intégrée dans le fonctionnement du capitalisme sous la forme de la rente foncière, notamment.
Maintenant, la société disciplinaire tend à laisser la place à la « société de contrôle ». C’est ce que Gilles Deleuze nous indique dans son article de 1990 Post-scriptum sur les sociétés de contrôle.  23 Il remarque que le capitalisme s’est diffusé partout sans se référer à une centralité unique. Une dissémination très efficace, où il procède avec des « figures chiffrées, déformables et transformables, d'une même entreprise qui n'a plus que des gestionnaires ». Le capitalisme n’a pas changé de finalité, l’étude des métamorphoses de notre société montre que seules les méthodes, les technologies de pouvoir se sont modifiées. L’adaptabilité du capitalisme lui permet d’inventer de innombrables dispositifs d’assujettissement sans cesse plus efficaces. Le contrôle ne met pas systématiquement en avant la centralisation et la mise en scène du pouvoir. La surveillance est réticulaire, un maillage avec une multiplicité d’agencements où se combinent l’utilisation d’humains, d’appareillages techniques, de réseaux de fichiers, de logiciels, etc. Les modalités ont évoluées, la contrainte sur le corps est moins utilisée qu’au moment de la société disciplinaire, il s’agit beaucoup plus d’incitations, d’encouragements et d’une norme avec un jeu sur le désir et les flux. Le contenu de la gouvernementalité se transforme, mais le capitalisme est toujours là, son but reste le même : domination et profits.
Aujourd’hui, le corps et le capitalisme industriel sont toujours présent, mais la multiplication des machines, l’utilisation de l’informatique et des Ntic (Nouvelles techniques de l’information et de la communication) ont profondément changé le travail humain dans les pays comme le notre, les pays du Nord. L’utilisation de l’esprit est devenue importante pour beaucoup de salariés. En 1999, la question de l’implication des sujets au travail est un des thèmes du livre sur Le nouvel esprit du capitalisme,  24 où la notion de projet devient le cheval de Troie de la captation de la subjectivité au travail. En se transformant, le capitalisme a conçu le fordisme. Puis, devant les limites de cette organisation de la production et de la consommation, la voie du postfordisme s’est inventée en intégrant fortement les salariés dans le travail avec la polyvalence, le flux tendu, la production juste à temps, les cercles qualité ou les groupes de projet, etc. Cela a commencé chez Toyota avec le suivi des stocks confié directement aux ouvriers sur la chaîne. La gestion des tâches est devenue partie intégrante du travail, l’ordinateur permet de déporter sur les ouvriers des travaux qui étaient réalisés par des cols blancs auparavant, tant et si bien que la différence entre prolétaires et employés des services tend à s’estomper.
Le paradigme de la gestion s’est imposé partout dans le travail et ailleurs. De Gaulejac dénonce La société malade de la gestion. 25 Il critique ce qu’il nomme la « quantophrénie » : la tendance générale de notre société à tout quantifier et ne voir les choses que sous l’angle comptable. En fait, il pose la question du productivisme y compris dans le travail tertiaire. Son dernier ouvrage est consacré aux difficultés des salariés de notre temps : Le travail, les raisons de la colère. 26
Parmi les phénomènes nouveaux, qui sont liés à cette nouvelle phase du capitalisme, la gestion et la consommation sont devenues centrales. Pour encourager la consommation, le marketing et la publicité utilisent le désir pour transformer notre libido en pulsion d’achat. C’est, entre autres, Bernard Stiegler qui analyse ces phénomènes. Il aborde cette question dans différents livres et articles dont certains sont présents sur Net, par exemple La consommation est une addiction. 27 Un autre texte constate que Le marketing détruit tous les outils du savoir.  28 Comme André Gorz, il cite le rôle joué par Edward Bernays, le neveu de Freud, qui a su utiliser les travaux de son oncle pour aider les capitalistes à capter le désir humain afin de vendre leurs marchandises et de faire en sorte que : « … que les gens désirent ce dont ils n'ont pas besoin et qu'ils aient besoin de ce qu'ils ne désirent pas ».  29
Gorz parle de La production du consommateur, pour lui, la valorisation de la consommation a des implications politiques : « La consommation, trouvant sa source dans des désirs illimités, n'a donc pas seulement fonction d'ordre et de contrôle social et politique, de ligne de brouillage des luttes d'émancipation et contre les inégalités, mais bien aussi de relais dans l'ordre de la mobilisation totale de l'individu. Elle n'est pas l'autre de la modernité ou son prolongement, elle est la modernité, la vérité de l'individu moderne. »  30
Cette réalité correspond à ce que certains psychanalystes ont nommés : l’injonction de jouissance. 31 Nous ne sommes plus dans une société fondée sur l’interdit comme du temps de Freud, mais dans un contexte social où on nous encourage à consommer et à surconsommer sans nous soucier des conséquences. Le culte de l’apparence et l’exhibition de la jouissance sont du même ordre. Cette mutation a des conséquences sur le psychisme des sujets postmodernes et c’est pour cette raison que de nouveaux symptômes et de nouveaux troubles psychiques apparaissent. L’objet tend à remplacer l’idéal. L’omniprésence des objets dans notre situation va de pair avec l’illusion que notre monde est sans limites, ce qui est un leurre destructeur qui ne nous aide pas à prendre nos responsabilités par rapport à l’écologie de notre planète.
La captation de l’esprit et de la subjectivité humaine est donc un des éléments inscrit dans la structure de notre société capitaliste d’aujourd’hui. Dès lors, nous pouvons comprendre pourquoi gérer sa vie est devenue une norme qui nous demande d’inventer notre vie, c'est-à-dire notre soumission dans un contexte de liberté très surveillée et balisée. Nous sommes libres, tant que nous ne mettons pas en cause le cadre général de la marchandise et du spectacle.
Cette mobilisation du sujet peut s’observer dans le domaine de l’activité salariée dont nous avons besoin pour obtenir un salaire afin de vivre. C’est sur le sujet que pèse maintenant la responsabilité d’avoir un travail ou non, cela est nommé « employabilité ». Nous devons nous produire comme travailleur et devenir désirable sur le marché de l’emploi. Nous devons veiller à enrichir nos compétences tout au long de notre vie. Notre savoir-être est important puisque nous devons être capables de travailler en équipe, de coopérer en étant réactif et créatif. Cela implique une forte disponibilité et un engagement subjectif conséquent de la part des salariés. D’ailleurs, en cas de difficulté Les politiques de l’individu sont là pour booster notre motivation et nous rappeler que les aides sont temporaires, parce que, dans ce contexte, c’est le sujet qui a un problème et non pas les capitalistes qui licencient un grand nombre de salariés.  32
La psychologisation des rapports sociaux va dans le même sens, puisque c’est une façon de tout renvoyer au niveau individuel et une tentative de casser le plus possible les regroupements collectifs de salariés. C’est ce que constatent Eugène Enriquez et Robert Castel dans leur article : D’où vient la psychologisation des rapports sociaux ? 33 Ilsemploient le terme de « décollectivisation », ce qui montre bien les enjeux de ce processus.
Un autre dispositif, congruent avec les précédents, individualise et fait pression sur les personnes qui travaillent : l’évaluation. C’est une méthode qui oblige le salarié à être toujours plus productif et le plonge dans une insécurité structurelle. C’est ce que Roland Gori interroge ainsi L'idéologie de l'évaluation : un nouveau dispositif de servitude volontaire ?  34 Sa réponse est claire, pour lui l’évaluation est un piège et il dénonce « l’objectivité illusoire et fallacieuse des chiffres », surtout pour les métiers qui ont en charge l’humain ou qui sont en rapport avec les sciences humaines, comme les professeurs, les médecins, les infirmières, les travailleurs sociaux, les psys, certains universitaires, etc. Un de ses livres a un titre signifiant La folie évaluation.  35
Un autre phénomène est à prendre compte : « le management par le stress », il a fait son apparition il y a quelques années dans le champ social et théorique, plusieurs livres en témoignent comme Orange Stressé d’Yvan Du Roy   36 ou Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient touchés de Marie Pezé 37 Dans ces deux livres, la souffrance au travail apparaît au grand jour, on découvre sa banalisation et sa violence. La destruction des sujets arrive après leur forte implication dans le travail, à chaque fois l’isolement des personnes est un élément important de la situation.
Jean Pierre Durand analyse ces changements comme étant la mise en place d’un nouveau modèle productif dans le capitalisme industriel et dans beaucoup d’entreprises, d’administrations, de magasins ou de services. L’organisation du travail est basée sur un nombre salariés restreint, sur le flux tendu, le zéro stock, le zéro défaut, le juste à temps. Le rendement maximum est la règle. 38 Le manque de personnel est chronique et se reproduit d’années en années, il est devenu structurel. En conséquence, les salariés sont obligés d’aller vite, ils courent tout le temps et ont l’impression de ne pas pouvoir suivre la cadence exigée. C’est ce qu’explique Hélène Weber, dans son livre Du ketchup dans les veines. Pratiques managériales et illusions : le cas McDonald's. 39  Cet ouvrage est lefruit de son expérience de travail dans cette chaîne de restauration rapide. Ce constat est valable dans beaucoup d’établissements où les salariés ont alors l’impression de n’être que des citrons qu’on pressent jusqu’à épuisement.
L’implication subjective est nécessaire et comme le dit Gorz La personne devient une entreprise qui doit se gérer, gérer l’organisation de son travail, son stress, sa vitesse d’exécution, son rapport aux autres personnes ou aux clients. 40
André Gorz note également la montée en puissance du travail immatériel. 41 Moulier Boutang, lui, propose de voir une partie du capitalisme contemporain comme étant un capitalisme cognitif. 42 Dans cette nouvelle modalité économique, le travail de l’esprit est central, il n’est pas séparable de la coopération qui passe par les réseaux d’ordinateurs. La thèse de Yann Moulier Boutang est qu’un nouveau mode de production est apparu et qu’il se définit comme « le travail de coopération des cerveaux réunis en réseau au moyen d'ordinateurs ». L’exemple type de cette nouvelle économie ce sont les logiciels libres. Selon cet auteur, les entreprises ont intérêt à laisser se développer sans entraves la coopération en réseau, celle-ci leur offre de bonnes opportunités de faire du profit en exploitant du travail gratuit. Cette nouvelle façon de faire des affaires correspond presque exactement aux stratégies mises en œuvre par certaines grandes multinationales du secteur informatique pour tirer parti du logiciel libre. Par exemple, IBM soutient les communautés Linux ou Apache et a réorienté son activité vers de nouvelles offres de services autour des serveurs informatiques. IBM profite de l’activité librement choisie des développeurs des logiciels libres. Cette entreprise participe clairement de ce que Moulier Boutang décrit comme une captation de l’intelligence collective.
Tous ces éléments tendent à montrer que la source de richesse évolue, elle concerne maintenant l’esprit et la subjectivité humaine en plus du travail corporel. Le corps au travail produit toujours de la plus-value, mais une nouvelle façon de faire du profit se développe, celle qui sait utiliser l’esprit, les émotions, les désirs, l’inventivité, la réactivité, la coopération des humains, salariés ou non. Ce phénomène concerne le travail mais aussi la consommation et presque toute notre vie.
Sans la subjectivité, Google, Facebook, Apple, Twitter ne pourraient pas fonctionner et faire autant de profits. C’est ce qui nous amène à conclure que nous sommes passés d’abord de la terre au corps il y a un certain temps déjà et que maintenant nous passons du corps à l’esprit, à la subjectivité entière happée par le capitalisme cognitif et financier. Les entreprises précédemment citées fonctionnent toutes avec des connaissances, des émotions, des affects, des données mentales, nos images et l’image de nous-même tout en étant parmi les plus grandes multinationales financières du monde actuel. Quand Apple gagne trois millions de dollars en trois jours en proposant son dernier modèle de tablette Ipad au public mondial, le capitalisme industriel, le capital commercial, le capitalisme cognitif et le capital financier marchent main dans la main.  43 Le jeu sur le désir est ici primordial, Apple vise l’élite mondiale jeune au top de la modernité.
On peut également remarquer que ces entreprises ont su développer de nouveaux territoires, des terres virtuelles très présentes dans nos vies. Ces territoires sont existentiels et font partie de notre capital humain. Ce n’est pas un retour à la féodalité d’antan, c’est le triomphe de l’utopie néolibérale ici et maintenant. Celle-ci n’a pas forcément gagné avec ses théories économiques, elle a conquis le monde en se transformant en une idéologie de l’évidence et en une norme basée sur la liberté. Plus cette norme est invisible mieux elle fonctionne. Son invisibilité semble bien être une condition de sa réussite et de sa diffusion massive. Nous pouvons maintenant répondre à notre question de départ : Oui, Gary Becker peut être un grand-père heureux, ses petits-enfants et leurs amis gèrent leur vie !
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De la force de travail au capital humain Retour temporel sur quelques métamorphoses Philippe Coutant Mai 2012 :: تعاليق

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