Karl Popper et les critères de la scientificité Karl Popper a été préoccupé par la différenciation (démarcation) entre la science et les savoirs qui ne peuvent y prétendre. C'est un problème important et toujours d'actualité. En effet, la crédibilité à accorder à un résultat issu d'une démarche scientifique ou d'une démarche spéculative n'est évidemment pas la même.
JUIGNET Patrick. Karl Popper et les critères de la scientificité.Philosophie, science et société [en ligne]. 2015. http://www.philosciences.com
PLAN
- L'origine de la démarche de Popper
- Les critères de la scientificité
- L'intérêt du travail de Karl Popper
L'origine de la démarche de Popper
Lors d'un séminaire, Popper a indiqué l'origine de sa démarche. Le début du XXe siècle, alors qu'il était étudiant, a vu l'éclosion d'une profusion de "théories nouvelles souvent échevelées" (La quête inachevée, p. 60). À ce moment de sa formation, il s'intéressait simultanément à la relativité d'Einstein, à la psychanalyse freudienne, à la psychologie Adlérienne et au marxisme. Parmi les étudiants ces théories faisaient l'objet d'intenses débats. Karl Popper a alors eu le sentiment que les trois dernières doctrines "en dépit de leur prétention à la scientificité, participaient davantage d'anciens mythes que de la science" (La quête inachevée, p. 61).
Quant à la théorie d'Einstein, elle lui paraît bien différente. Il est frappé par le fait que selon Einstein lui-même, sa théorie serait intenable si elle ne parvenait pas à passer certains tests. Il écrit "Si le décalage vers le rouge des lignes spectrales dû au potentiel de gravitation devait ne pas exister la théorie générale de la relativité sera insoutenable" (Einstein Albert 1917 cité et traduit par Popper, La quête inachevée, p.49). Selon Popper cette attitude critique qui admet que l'on puisse infirmer sa théorie est caractéristique de la science. La théorie de la relativité a fait l'objet d'une expérience menée par Eddington en 1919. Il a effectué des mesures sur une éventuelle courbure des rayons lumineux prévue par la théorie de la relativité, lors d'une éclipse de soleil *.
La seconde intuition de Karl Popper concerne l'induction. Il a eu l'idée qu'une grande partie de la connaissance ne faisait pas par induction mais par déduction. Il a repris la critique de Hume qui a montré que parfois l'induction est fausse et dans tous les cas elle est invérifiable de manière universelle (car il faudrait connaître tous les faits jusqu'à la fin des temps). Mais il a étendu le problème de Hume, il l'a "reformulé de manière objective" (La quête inachevée, p.115) en l'étendant à la relation entre les énoncés des faits observables et les théories universelles, c'est-à-dire à la science. Il en a conclu que, contrairement aux idées reçues depuis Bacon, la science ne se caractérise pas par une démarche inductive. Il s'est ainsi opposé au cercle de Vienne qui soutenait que l'induction permettait de trouver des lois scientifiques.
Sur cette base générale, il a pu montrer l'insuffisance de la vérification en matière de science. Sa reformulation de la science comme procédé déductif a donné un fondement logique à son critère de réfutation par l'expérience. Selon Karl Popper l'observation d'un certain nombre de faits corroborant une théorie ne la confirme pas avec certitude et universellement. C'est un procédé de type inductif et, à ce titre, il se peut toujours qu'à un moment donné un fait vienne contredire une théorie. Mais surtout, c'est la porte ouverte à la complaisance, car on trouve toujours un certain nombre de faits pour corroborer une théorie, même si elle est fantaisiste. La vérification n'est pas suffisante pour affirmer la validité et la scientificité d'une connaissance. Un savoir vérifiable et vérifié peut être scientifique, mais pas nécessairement. En tant que savoir déductif, il doit être réfutable pour prétendre à la scientificité.
Les critères de la scientificité
Le problème de la démarcation entre une démarche scientifique et une démarche spéculative (pseudoscience, idéologie) a été posé par Karl Popper en termes de méthode au sens large (c'est-à-dire associant la manière théorique et pratique de conduire la recherche). Pour Popper la science se doit de fonctionner de manière déductive, allant du général de la théorie au particulier du fait empirique. Ainsi elle devrait procéder en trois temps : théorie, déduction de conséquences, expérience pouvant réfuter la théorie.
La vérification de la scientificité d'une démarche se prétendant scientifique comporte quatre étapes :
- l'évaluation de la cohérence du système théorique,
- la mise en évidence de la forme logique de la théorie,
- la comparaison à d'autres théories,
- les tests empiriques.
C'est ce dernier point que nous allons voir, car c'est un apport spécifique de Popper.
Popper propose un critère qu'il juge plus pertinent que la vérification pour juger de la validité d'une théorie, la réfutation. Selon ce critère, l'observation d'un seul fait ne corroborant pas la théorie réfute celle-ci. Cela sous-entend une complétude et une universalité de la théorie en cause. Du fait de ces deux derniers aspects, si un seul fait contrevient à la théorie, elle est fausse.
La possibilité de réfutation est un critère de scientificité : il faut que la théorie offre la possibilité d'expériences cruciales qui permettent de la juger et de la réfuter. Cela sous- entend que la théorie soit rigoureuse et permette des prévisions précises. Si elle est floue et fait des prévisions vagues ou interprétables, elle n'est pas réfutable et ne peut pas être considérée comme scientifique. La conception de Popper est aussi de bon sens, car une connaissance qui prétendrait à la vérité sans pouvoir être testée par la communauté savante est a priori suspecte et ne peut faire partie du corpus scientifique acceptable. On ne peut prétendre au vrai sans une démonstration testable par les autres.
Tant qu'une théorie réfutable n'est pas réfutée, elle est "corroborée". Pour Popper, la corroboration remplace la vérification. Le but est de s'approcher de connaissances aussi vraies que possible. Cette approche ou "vérissimilitude" remplace la Vérité absolue. Il s'agit "d'une approximation de la vérité" (La quête inachevée, p.110), d'une proposition vraisemblable au vu de l'état actuel de al connaissance. De fait, l'histoire des sciences montre que, au fil du temps, de meilleures théories apparaissent et englobent ou détrônent les précédentes. La science progresse en remplaçant les connaissances existantes par des connaissances un peu plus vraies, c'est-à-dire un peu plus complètes et un peu plus universelles. Mais une théorie scientifique n'est jamais définitive puisqu'une réfutation peut un jour arriver. .
L'intérêt du travail de Karl Popper
Relativisme et antirelativisme
L'intérêt de Karl Popper est triple quant à la différenciation et la qualification de la connaissance scientifique par opposition aux dogmes idéologiques. Il a mis en avant la question de la démarcation qui reste plus que jamais d'actualité ! Il a indiqué que c'est la méthode et non le résultat qui permet de juger de la scientificité. Il a démontré que la vérification est insuffisante en tant que critère de démarcation et, par là, il a accru les exigences pour déclarer scientifique une connaissance. À ce titre il va contre le relativisme en montrant que tous les savoirs ne se valent pas et ne peuvent être assimilés ou confondus.
D'un autre côté, en appuyant sur le caractère conjectural du savoir apporté par les sciences, il apporte de l'eau au moulin du relativisme. Popper parle régulièrement de conjectures ou d'hypothèses pour qualifier les théories scientifiques. Lors d'une conférence donnée par Bertrand Russel (1936) il alla jusqu'à soutenir que "l'on avait supposé, à tort, que la connaissance scientifique était une forme de connaissance" ( La quête inachevée,p. 151), alors qu'elle est seulement hypothétique. Cela fit rire l'auditoire. Si l'on connaît le travail de Popper, on comprend qu'il fait allusion à l'évolution constante du savoir scientifique. Mais, de là à dire qu'il ne s'agit pas de connaissance est excessif.
La science apporte des connaissances qui, à un moment donné, sont admises et affirmées comme telles. Si tout le savoir scientifique n'était qu'hypothèses et incertitudes, il ne serait pas crédible. Une telle conviction aboutit à un relativisme intégral. Si une science n'apporte aucune connaissance, c'est-à-dire aucune information vraisemblable sur le monde, elle n'est pas différenciable d'une opinion farfelue ou du dogme religieux. Dans ce cas tout se vaut et il est inutile de faire valoir des critères de démarcation. Or, précisément Popper montre qu'il y a une différence et que la science se donne les moyens d'une confrontation au monde qui donne une validité à ses résultats.
Réfutation contre vérification
Le gros intérêt des travaux de Popper est d'avoir attiré l'attention sur la fragilité de la vérification empirique pour valider une théorie. L'observation tout comme l'expérimentation peuvent être biaisées. La première peut choisir ce qui vient corroborer la théorie et laisser de côté ce qui y contrevient. La seconde peut être faite de telle sorte qu'elle modifie la réalité dans le sens voulu, plutôt que de l'interroger authentiquement. La vérification peut donc comporter une part de leurre. L'idée de mettre en avant le démenti est, à ce titre, intéressante. Le critère de réfutation (falsification) est évidemment beaucoup plus fiable.
Mais, comme Popper l'a lui-même admis, il est parfois un peu trop drastique et surtout, il présente des faiblesses, car il sous-entend certains présupposés discutables. En effet, le critère poppérien est fondé sur une vision de la science qui ne correspond pas toujours à la réalité de la construction de toutes les sciences. Voyons cela dans les deux grandes catégories de sciences empiriques existantes.
C'est dans les sciences dures, comme la physique ou la chimie, que son critère de réfutabilité est le plus pertinent. Il présente cependant des difficultés d'application pour deux motifs. D'une part, la simple constatation montre que certains aspects de ces disciplines sont construits à partir de l'expérience sur un mode inductif. D'autre part, selon son idée d'une théorie qui devrait être déductive et universelle, tout se tient dans une discipline donnée. Une expérience cruciale réfutante devrait s'étendre à tout le pan théorique puisque l'ensemble est construit de manière déductive. Du coup toute réfutation partielle devient générale. Or, une réfutation partielle ne conduit pas à abandonner un pan entier, ni la totalité de la discipline correspondante.
En biologie et dans les sciences humaines, deux motifs s'opposent à l'organisation d'expériences cruciales : d'une part on n'a pas de prédictions exactes. De plus, la pratique dans ces domaines est délicate et de nombreuses expériences ne sont pas parfaitement contrôlables, si bien qu'elles ne donnent pas le fait attendu (elles ratent). Il y a un certain nombre d'expériences non concluantes qui pour autant ne réfutent pas la théorie.
Le critère de réfutabilité est un bon critère, mais il doit être modéré. Une expérience non concluante est un motif d'alerte sérieux, mais pas d'invalidation d'une théorie. Karl Popper l'a lui même reconnu au sujet de l'application de la mécanique newtonienne au système solaire. L'observation de la révolution d'Uranus aurait du être un critère de réfutation. Pour conserver la théorie, il a fallu faire l'hypothèse d'un planète extérieur qui n'avait jamais été observée**. C'est plutôt un ensemble concordant de réfutations qui fait effet pour remettre en cause une théorie dans les sciences.
Une négligence du social
Un autre problème de la science vient de l'inclusion des connaissances dans un contexte social et culturel. Popper néglige le rôle de la communauté dans l'évaluation des connaissances et plus généralement du contexte sociohistorique.
En ce qui concerne le marxisme, la prétention à la scientificité a complètement disparue de nos jours. Il s'agit d'un mélange associant des aspects politiques, sociaux, économiques et philosophiques dont on voit immédiatement qu'il ne peut prétendre à la scientificité. Par contre, dans l'œuvre de Karl Marx, la théorie de la valeur comme quantité de travail social ou la théorie de la baisse tendancielle du taux de profit, pourraient être quantifiées et soumises à des tests empiriques et ainsi réfutées ou corroborées. Le problème qui se pose est de savoir pourquoi la communauté savante en matière d'économie ne se charge pas de ce test ? La réponse est sociologique. La théorie économique marxiste est prise dans un débat politique qui empêche son évaluation du point de vue scientifique.
La psychanalyse dans ses aspects psychopathologiques pourrait être testée et réfutée ; et d'ailleurs c'est entrain de se faire, quoique lentement et difficilement. Le problème qui se pose est le même que précédemment. Pourquoi la communauté savante en matière de psychiatre et de psychologie ne s'est elle pas chargée des tests nécessaires ? La réponse est sociologique. La psychanalyse a été, dès son apparition, prise dans un conflit idéologique, puis dans les modes intellectuelles (symbolisme, structuralisme, langage). Elle n'a pas été prise en charge par une institution garante de sa rigueur et de son évolution. Or toute évolution vers la scientificité demande une prise en charge collective qui apporte progressivement les réfutations nécessaires.
L'importance du sociohistorique dans la mise en œuvre de la science a été mise en évidence ultérieurement aux travaux de Popper.
Conclusion : l'apport de Karl Popper
Dans la recherche sur ce qu'est la science, Karl Popper apporte une contribution majeure. Son critère de réfutation, même s'il n'est pas applicable partout, lorsqu'il l'est, doit faire autorité. Une connaissance empirique doit être testable par la communauté scientifique. Si un certain nombre d'expériences viennent la réfuter, elle doit être abandonnée. C'est dans cette mesure que l'évolution de la connaissance vers la vraisemblance se fait et qu'ainsi elle peut être qualifiée de scientifique.
Notes : * On sait depuis, paradoxe de l'histoire, que cette expérience a été faussée. Elle aurait du réfuter la théorie.** En 1845, les deux astronomes Adams et Le Verrier ont, indépendamment, la même idée pour résoudre le problème. Ils font l'hypothèse que la perturbation est due à une nouvelle planète située au-delà d'Uranus. Ils vont même plus loin et calculent la position que devrait occuper cette planète pour expliquer les anomalies de la trajectoire d'Uranus. Un télescope est alors pointé vers la position prédite et en 1846, la nouvelle planète est observée : c'est Neptune !
Bibliographie :Popper K., Logic der Forschung, Springer, Wien, 1934. Traduction française : Popper K., Logique de la découverte scientifique, Payot, Paris, 1973.
Postface de 1982 à Logic der Forschung : Popper K., L'univers irrésolu, Paris, Hermann, 1984.
Autobiographie intellectuelle de 1974 : Popper K., La quête inachevée, Paris, Presses Pocket, 1981.