Le concept d'émergence
Le concept d'émergence est sujet à controverses. Il est employé dans des acceptions diverses, dont certaines sont floues, et à des occasions sans commune mesure les unes avec les autres. Il est aussi dénoncé comme obscur et sans fondement par une partie de la communauté scientifique. Pourtant, c'est un concept intéressant et porteur d'avenir, car il permet une conception diversifiée du monde. Son adoption pourrait conduire à un changement de paradigme à la fois sur le plan philosophique et sur le plan scientifique.
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JUIGNET Patrick. Le concept d'émergence. Philosophie, science et société. 2015. [en ligne] http://www.philosciences.com [/size]
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PLAN DE L'ARTICLE [/size]
- 1/ L'origine du concept
- 2/ La définition adoptée
- 3/ Les concepts associés
- 4/ Discussion
- 5/ Conclusion
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1/ L'origine du concept
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L'origine du concept peut être ramenée à John Stuart Mill qui, dans A system of logic (1862), considère que, pour le vivant, la juxtaposition et l'interaction des parties constitutives ne suffit pas à expliquer les propriétés constatées. À la suite de Mill, des philosophes britanniques ont appelé cette caractéristique emergent. On peut citer à ce propos Georges Henri Lewes (Problem of Life and Mind, 1875), qui suggère que "Des entités émergentes peuvent être le résultat de l'action d'entités plus fondamentales et pourtant être parfaitement nouvelles ou irréductibles par rapport à ces dernières". L'idée centrale de l'émergence est ainsi lancée. Lewes utilise le terme pour qualifier des systèmes et des processus incompréhensibles du point de vue mécanique. Comme exemple, il cite l'eau dont les propriétés ne résultent pas de celles de l'hydrogène et de l'oxygène, éléments chimiques qui la composent. Précédemment, dans son Cours de philosophie positive (1842), Auguste Comte avait envisagé divers ordres de phénomènes selon "leur degré de simplicité ... ou de généralité, d'où résulte leur dépendance successive et, en conséquence, la facilité plus ou moins grande de leur étude". Il établit deux grandes classe, celle des phénomènes des corps bruts et celle des phénomènes des corps organisés. "Ces derniers sont évidemment, en effet, plus compliqués et plus particuliers que les autres ; ils dépendent des précédents , qui au contraire, n'en dépendent nullement". (Cours, 2e leçon, in Œuvres choisies, Aubier, pp. 119-120). Comte parle de la plus grande complexité de certains phénomène et de corps, complexité due à leur organisation.
Au début des années mille neuf cent vingt, Samuel Alexander et Lloyd Morganbâtirent une théorie connue sous le nom "d'évolutionnisme émergent". Le monde se développerait à partir de ses éléments de base en faisant apparaître des configurations de plus en plus complexes. Lors de cette croissance et lorsque la complexité franchit certains seuils, des propriétés réellement nouvelles apparaissent. Ce processus conduit à des niveaux d'organisation hiérarchiques successifs. Selon Alexander, quatre niveaux principaux sont à distinguer dans l'évolution de l'univers : tout d'abord l'apparition de la matière à partir de l'espace-temps, puis l'émergence de la vie à partir des configurations complexes de la matière, puis celle de la conscience à partir des processus biologiques et enfin, l'émergence du divin à partir de la conscience.
De manière apparemment indépendante, une théorie des niveaux d’intégration (Theory of integrative levels) a été proposée par les philosophes James K. Feibleman et Nicolaï Hartmann au milieu du XXe siècle et, presque simultanément (1942), par Werner Heisenberg. Cette vision du monde fut popularisée par Joseph Needham dans les années 60. En associant les idées d’Auguste Comte sur la classification des sciences et la theory of integrative levels, Joseph Needham proposa une nouvelle classification des connaissances scientifiques. Il créa le Classification Research Group dont le travail aboutit à proposer une augmentation du nombre de niveaux d'intégration à considérer et des connaissances scientifiques y afférant.
En 1925, C.D. Broad, suivi en cela par un groupe de philosophes et biologistes britanniques, utilisa le concept d'émergence pour tenter de sortir du débat sur le vitalisme. La thèse mécaniste prétendait que la vie et les phénomènes biologiques pouvaient être expliqués entièrement par les lois des seules éléments matériels. La thèse vitaliste postulait l'existence de certaines forces non matérielles comme "l'élan vital" ou "l'entéléchie" qui seraient présentes dans les organismes vivants. Broad s'accorde avec la théorie mécaniste sur le fait que les phénomènes de la vie proviennent uniquement d'entités matérielles, mais il suppose, de plus, que le comportement de certains ensembles de constituants ont des propriétés irréductibles. Ceci permet de conserver le matérialisme tout en reconnaissant que les lois de chacun des constituants d'un système biologique ne suffit pas à expliquer qu'il soit vivant. Selon Broad, une propriété émergente est entièrement due à la configuration adoptée par les constituants de niveau inférieur, mais elle n'y est pas réductible. Il serait impossible, même avec une connaissance complète et des capacités de calcul infinies, de prédire cette propriété à partir de celles des des constituants du niveau inférieur. Ce qui émerge est donc à la fois dû au niveau inférieur et nouveau par rapport à celui-ci.
Dans les mêmes années une réflexion sur le réductionnisme en physiquemobilisa Franz Exner, Erwin Schrödinger et le mathématicien Émile Borel. En effet l'apparition de la mécanique quantique et de la thermodynamique statistique pose vis-à-vis de la mécanique classique la question de savoir si les lois sont dérivables les unes des autres. Comme cela semble impossible, il s'ensuit que les lois quantiques et thermodynamiques pourraient être émergentes. Il faut aussi citer Karl Ludwig von Bertalanffy, biologiste à Vienne qui fut l'inventeur dans les années 1940 de la théorie générale des systèmes, et qui fit de l'« émergence » un cheval de bataille. Selon lui, l'une des caractéristiques propres à un système est son organisation spécifique. Pour étudier ce dernier, l'analyse des niveaux d'intégration inférieurs est nécessaire mais insuffisante à elle seule.
À Los Alamos après 1950, dans le groupe de recherche constitué pour fabriquer une bombe atomique, certains commencèrent à travailler sur les systèmes complexes, ce qui conduisit à parler d'émergence. Les premières simulations sur ordinateur permirent une sorte d'expérimentation à ce sujet. Ce courant a débuté par la théorie des automates auto-reproducteurs de Von Neumann (1950) puis des automates cellulaires. Ces recherches montrent que la complexité peut émerger de règles simples. L'idée d'émergence fut ensuite ré-évoquée par les cybernéticiens de seconde génération vers les années 60 avec Von Foerster, Ashby, puis au Santa Fe institut dans les années 1990 avec Langton Chris Langton et la notion de "vie artificielle" et internationalement diffusée sous l'impulsion de Varela et Bourgine. Puis ce sera en biologie avec Henri Atlan. Pour ces auteurs, une propriété émergente est issue d'une organisation ou d'un comportement global qui se forment spontanément par interaction d'une collection d'éléments. Cette propriété n'est pas réductible aux propriétés des éléments, elle vient uniquement de la globalité qui s'est construite.
Lars Onsager, Chimiste et physicien à Baltimore, fut Prix Nobel de chimie en 1968. Il utilisa des techniques mathématiques pour décrire et expliquer l'apparition de nouvelles propriétés thermodynamiques lors des changements d'état de la matière solide. Phillip Anderson, physicien à Cambridge, quelques années avant d'obtenir le prix Nobel de physique (1977), popularisa le concept d'émergence en physique par la publication d'un article intitulé « More is Different ». Il y souligna les limites de la physique des particules pour expliquer ce qui se produit lorsque des atomes s'associent entre eux. C'est pourquoi la chimie serait devenue une science indépendante, et pas une simple branche de la physique. L'émergence est revenue sur la scène intellectuelle par un biais inattendu, celui de l'étude des systèmes complexes en physique.
L'idée d'émergence a été reprise en 2005 par le physicien Robert Laughlin (Un univers différent, Fayard, Paris, 2005). Il soutient que les lois physiques résultent de comportement d'ensemble et sont relativement indépendantes de celles des entités sous-jacentes. A la suite d'expérience sur la mesure des constantes fondamentales de la physique, mesures obtenues à partir d'échantillons massifs, il en conclut que ces constantes sont la résultante d'un effet collectif. Il en tire argument pour soutenir la thèse émergentiste : "La tâche centrale de la physique théorique de nos jours n'est plus de tenter de décrire les équations ultimes, mais bien plutôt de cataloguer et de comprendre les comportements émergents dans toutes leurs manifestatins, y compris peut-être le phénomène de la vie." (LaughinR.B. , Pines D., "The theory of everything", Proceedings of the National Academy of Sciences, vol 97, n°1, 2000, p. 28).
Il ne s'agit que de quelques jalons historiques, car le cheminement des idées concernant l'émergence reste mal connu. Depuis son apparition, à la fin du XIXe siècle, le concept d'émergence a été largement ignoré et contesté, mais il réapparaît régulièrement.
2/ La définition adoptée
Pour définir l'émergence, nous n'allons pas reprendre les doctrines existantes ni les critiques les concernant, car ce serait trop long. On trouvera ce genre de travail dans les ouvrages cités en bibliographie. Nous allons plutôt proposer d'emblée une conception de l'émergence qui s'inspire des diverses conceptions citées ci-dessus. Cette définition suppose une pluralié ontologique du monde selon une complexité croissante.
Dans ce cadre précis, l'émergence désigne tout simplement le processus de formation de nouveaux degrés d'organisation. L'émergence est une façon dedésigner la formation d'entités complexes irréductibles.
Pour parler d'émergence, il faut que ces entités se différencient de leurs composants élémentaires par des propriétés spécifiques, qu'elles perdurent un certain temps et que les faits observables rapportés à ces entités complexes apparaissent grâce à elles et disparaissent si elles sont dissociées. Une entité émergente peut être de nature physique, chimique, électronique, biologique, psychologique, ou autre, il importe seulement qu'elle soit composée de divers éléments qui sont liés et intégrés entre eux. Par exemple, en biologie, les tissus par rapport aux cellules qui les composent sont des entités émergentes. On considère que l'entité amène des propriétés nouvelles qui existent grace à elle. Inversement, si on dissocie l'entité en ses éléments constitutifs (les cellules et fibres) les propriétés disparaissent.
Les entités du même degré de complexité forment un champ identifiable par une science spécialisée. Par exemple le niveau moléculaire ou le niveau atomique. Le concept d'émergence désigne l'apparition, la formation, la création autonome, du niveau le plus complexe ; on dit qu'il "émerge" du niveau précédent. L'émergence est le concept par lequel on explique le passage d'un type d'existence à un autre de complexité supérieure. Nous dirons qu'un niveau d'organisation quelconque émerge du niveau immédiatement adjacent. L'émergence est une façon de désigner et de concevoir le rapport entre les deux. Elle se définit donc par rapport à l'idée d'une organisation du monde selon des degrés de complexité croissante, succession qui ne peut être réduite à ses degrés élémentaires. En effet, si un niveau était réductible au précédent, il n'y aurait pas lieu de parler d'émergence, car ce terme sert à noter l'apparition d'une forme d'existence différente.