ARISTOTÉLISME MÉDIÉVALLa place de la tradition aristotélicienne dans l'histoire de la pensée médiévale, le sens et la portée de son influence sur la scolastique tardive, le nombre et la nature des innovations qu'elle a sinon toujours directement suscitées, du moins souvent permises ou plus simplement encadrées, bref, l'ensemble des facteurs et des données historiques qui ont contribué à forger l'image d'un Moyen Âge tout entier voué à Aristote et au péripatétisme demande à être repensé. De fait, l'aristotélisme n'est pas l'unique référence en une période de dix siècles où le platonisme et l'augustinisme ont joué, pour le moins, un rôle équivalent, voire antagoniste. Pour prendre l'exacte mesure de la signification philosophique et culturelle de l'aristotélisme au Moyen Âge, il convient donc de rappeler ce qui lui a donné sa configuration véritable, marqué ses limites et accidenté son parcours.
[size=22]1. Traductions, apocryphes et commentaires
Aristote a offert aux Latins un concept de la science et de la pratique scientifique entièrement nouveau
. On n'aurait, cependant, garde d'oublier que la connaissance intégrale de son œuvre a été un phénomène tardif ; que la définition de son
Corpus a fait place à nombre d'apocryphes ; que les données authentiques sont arrivées déjà enveloppées de commentaires généralement étrangers à l'esprit de sa
philosophie ; que la notion même d'« aristotélisme » n'a guère été pratiquée au Moyen Âge ; que la progression de ses idées a été constamment freinée de la fin du
XIIe à celle du
XIIIe siècle ; enfin, que les médiévaux ont cru que le Stagirite avait composé ses ouvrages comme un tout organique, alors que la critique moderne nous en a, au contraire, retracé l'évolution interne, les discontinuités et les écarts.
PhotographieAristote - Stagire (Macédoine)Aristote est né dans la colonie grecque de Stagire, établie sur la côte macédonienne, au nord de la mer Égée. Il vécut de 385 à 322 avant J.-C. environ. Installé à Athènes, il fonde sa propre école de philosophie, le Lycée. Penseur encyclopédique, Aristote a abordé toutes les questions qui fondent l… Crédits: Argus/ Fotolia[/size]
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S'il est vrai qu'à partir des années 1240 l'enseignement universitaire donné dans les facultés des arts s'est confondu avec l'étude d'Aristote – en témoignent les centaines de commentaires et de
quaestiones, dont l'inventaire systématique est en cours aujourd'hui encore –, il faut souligner que l'
opus aristotelicum n'a été véritablement disponible qu'aux confins des
XIIe et
XIIIe siècles. On distinguera donc, de ce point de vue, deux grands âges ou figures de l'aristotélisme médiéval : d'une part, l'Aristote gréco-latin, celui de la période tardo-antique et du haut Moyen Âge, en un mot celui de
Boèce ; d'autre part, l'Aristote gréco-arabe, celui du Moyen Âge tardif et des universités, en un mot celui d'
Averroès. Durant la quasi-totalité du
XIIe siècle, les Latins n'ont pu lire que peu d'œuvres authentiques. Leur Aristote était avant tout un logicien, l'auteur des
Catégories et de
L'Interprétation (
De interpretatione, Peri hermeneias), complété et glosé par les commentaires (sur l'
Isagogede
Porphyre, sur les
Catégories, sur le
Peri hermeneias) et les monographies de Boèce (
Introductio ad syllogismos categoricos.
De syllogismo categorico.
De syllogismo hypothetico.
De divisione.
De differentiis topicis). C'est, pourtant, de ce complexe de lieux, de thèmes et de doctrines purement dialectiques, la
logica vetus, que se sont dégagés une
méthode et un style de philosophie qui, d'emblée, ont conditionné le développement de la science principale : la
théologie.
Vers la fin du
XIIe siècle et au début du
XIIIe, en revanche, l'ensemble de l'œuvre est traduit ou en circulation : la fin de l'
Organon, tout d'abord, dans la traduction de Boèce,
Premierset
Seconds Analytiques,
Topiques et
Réfutations sophistiques, ce qu'on appelle la
logica nova, mais aussi les
Libri naturales, c'est-à-dire notamment la
Physique (traduite du grec par Jacques de Venise entre 1125 et 1150 ; de l'arabe par Michel Scot entre 1220 et 1235 ; puis à nouveau du grec par Guillaume de Moerbeke vers 1260-1270), le
De anima(Jacques de Venise, 1125-1150 ; Michel Scot, 1220-1235 ; Guillaume de Moerbeke, avant 1268) et le
De caelo (pour l'arabe, Gérard de Crémone, avant 1187, et Michel Scot, vers 1220-1235 ; pour le grec, Guillaume de Moerbeke, vers 1260-1270). Le cas de la
Métaphysique est, à lui seul, représentatif des avatars de la tradition textuelle de l'aristotélisme, puisque, sur ses cinq versions successives, seule la dernière, la
novissima translatio de Moerbeke (avant 1272), correspond à l'œuvre que nous lisons aujourd'hui – toutes les autres étant incomplètes ou différemment ordonnées : la
vetustissima (Jacques de Venise, 1125-1150) et sa révision anonyme, la
vetus (1220-1230), comprennent les seuls livres I-IV 4, 1007 a 31 ; la
media (anonyme, non datée) n'a pas le livre XI ; la
nova ou arabo-latine (Michel Scot, 1220-1235) contient uniquement les livres II, I, 5-10, III-X et XII, 1-10, 1075 b 11. Et l'on pourrait tracer un portrait tout semblable de l'histoire latine de
L'Éthique à Nicomaque (la
vetus du
XIIe siècle n'a que les deuxième et troisième livres ; la
nova du début du
XIIIe joint le livre I à des fragments des livres II à X) ou de celle des
Météorologiques.
Ce sont ces textes lacunaires qui ont tant bien que mal porté les vagues successives de l'aristotélisation du savoir. D'autres y ont contribué qui n'étaient pas d'Aristote. C'est là la place des anonymes et des apocryphes qui ont circulé tantôt sous son nom, tantôt sous son patronage direct ou indirect ; la place aussi d'un savoir arabe, attentif aux phénomènes de la nature et de la vie ; la place, enfin, d'une métaphysique et d'une théologie néoplatoniciennes que tout oppose, en droit comme en fait, à l'esprit des textes qu'elles parasitent en silence : le
Liber Aristotelis de expositione bonitatis purae ou
Liber de causis, transposition arabe des
Éléments de théologie de
Proclus (Gérard de Crémone, avant 1187), le
De mundo (Nicolas de Sicile, avant 1240 ; Barthélemy de Messine, 1258-1266), le
De plantis du pseudo ( ?)-Nicolas de Damas (traduit de l'arabe par Alfred de Sareshel avant 1200), le célèbre
Secret des secrets (
Secretum Secretorum) et le non moins célèbre
Régime de santé (
De regimine sanitatis), fragment du précédent, tous deux également traduits de l'arabe (le premier par Philippe de Tripoli, vers 1243, le second par Jean de Séville, vers la seconde moitié du
XIIe siècle).
Il faut enfin parler des commentaires et des commentateurs. La lecture des textes authentiques est entièrement imprégnée de philosophèmes hérités de la pensée néoplatonisante des premiers interprètes d'Aristote ; même là où la volonté de « concordance » entre péripatétisme et platonisme n'est pas explicitement au travail, le platonisme ne laisse pas d'orienter et de finaliser la présentation des matières ou l'articulation des raisons. La première grille est fournie par les
paraphrases d'
Avicenne, qui, par leur subtile immersion du texte commenté dans le commentaire, inspirent aussi bien l'avicennisme augustinisant d'un
Roger Bacon que le péripatétisme encyclopédique d'un
Albert le Grand. La deuxième, qui n'est pas toujours exclusive de la première, est apportée par les
Grands Commentaires d'Averroès (
Physique,
De caelo,
De anima,
Métaphysique, traduits par Michel Scot entre 1220 et 1235) avec leur
technique si particulière de l'exégèse philosophique, où le morcellement, la division et la subdivision systématiques du texte finissent par introduire la fiction matérielle d'un plan
logique parfaitement ordonné là où, précisément, la composition n'avait rien d'organiquement lié. C'est à cette source ou à celle, plus modeste, des
Commentaires moyens et des
Epitome, que puisera
Thomas d'Aquin. La dernière grille, enfin, que celui-ci sera un des premiers à pratiquer aussi, est offerte par les commentateurs grecs traduits dans la seconde moitié du
XIIIe siècle par Guillaume de Moerbeke, qu'ils soient païens (les
Catégories de Simplicius, en 1266 ; le
De interpretatione d'Ammonius, en 1268 ; le
De caelo de Simplicius, en 1271 ; le
De anima de Themistius, en 1267) ou chrétiens (le
De anima, livre III, de Jean Philopon, en 1268) – à quoi l'on ajoutera le
Commentaire sur l'« Éthique » d'Eustrate, traduit dès 1246-1247 par le premier chancelier de l'université d'Oxford, l'évêque de Lincoln,
Robert Grosseteste.
Pris dans cet ensemble composite de traductions, de gloses, de paraphrases, d'apocryphes et de commentaires, l'Aristote médiéval ne saurait vraiment exister à l'état pur. Il n'est donc pas étonnant de constater que la catégorie même d'« aristotélisme » soit quasi inconnue du Moyen Âge. Certes, Aristote lui-même est « le Philosophe » (
Philosophus) par excellence ou par antonomase (
per antonomasiam) ; mais, plutôt que d'« aristotélisme », c'est de « péripatétisme » que l'on parle ; et ces
Peripatetici, ces
Aristotelis sequaces se confondent assez généralement avec ceux que l'on nomme « les philosophes » (
philosophi) – autrement dit, les Arabes, tous interprètes plus ou moins néoplatonisants d'Aristote. Encore cette dénomination même reste-t-elle très large, car, dans la doxographie médiévale, il n'est pas rare de retrouver sous le vocable de « péripatéticien » le courant le plus hétérogène à l'aristotélisme proprement dit. C'est ainsi qu'Albert le Grand appelle « péripatéticiens les plus anciens » certains des auteurs que nous rangeons aujourd'hui dans le
Corpus des
Écrits hermétiques... Cette relative incertitude dans la définition des positions philosophiques spécifiquement aristotéliciennes rejaillit à son tour inévitablement sur l'histoire de la « réception » d'Aristote. Il n'est pas toujours aisé de déterminer ce que les médiévaux eux-mêmes entendaient par « péripatétisme ». La notion classique, univoque, d'« influence » est ici sans portée. On peut, en revanche, considérer avec fruit les différents phénomènes de résistance et de censure qu'ont suscités les multiples entrées d'Aristote en Occident. De fait, la philosophie aristotélicienne n'a pas facilement pénétré dans le monde latin. Plusieurs condamnations ont scandé sa progression.
2. L'« entrée » d'Aristote et ses vicissitudes
La première censure intervient en 1210, quand le concile de la province ecclésiastique de Sens interdit la lecture des « livres naturels d'Aristote ainsi que de ses commentaires, tant en public [
publice] qu'en privé [
secreto] sous peine d'excommunication » – les
libri naturales, c'est-à-dire, on l'a vu, tant la
Métaphysique et le
De anima que la
Physiqueproprement dite. La deuxième interdiction a lieu en 1215 avec la promulgation des statuts de l'université de
Paris par le cardinal-légat Robert de Courçon. Cette disposition, manifestement imposée par la faculté de théologie à celle des arts, ne concerne pas l'Aristote logicien –
logica vetus et
logica nova sont même explicitement portées au programme des lectures ordinaires (
ordinarie) ; elle ne veut atteindre que « la
Métaphysique et les
livres naturels, ainsi que les
Sommes qui en sont tirées », c'est-à-dire l'Aristote philosophe et ses interprètes païens, Avicenne, voire Al-Fārābī. Cette première mesure aura son efficacité, relative, durant les seules années 1220. Dès les années 1230, la querelle de l'aristotélisme passe à l'intérieur même de la faculté de théologie : en 1228, le pape Grégoire IX met en garde les théologiens contre les « nouveautés profanes » (car « la foi est sans mérite si la raison humaine lui prête ses ressources ») ; mais, en 1231, signe incontestable de recul, il ne reconduit que temporairement les interdictions antérieures, « jusqu'à ce que les livres naturels aient été examinés » par une commission spéciale « et purifiés de tout soupçon d'erreur ». À peine constituée, la commission doit se dissoudre : Aristote ne sera pas corrigé. D'autres mesures viendront : les censures seront réitérées en 1245 et en 1263, mais elles resteront lettre morte – indice d'une diffusion massive d'Aristote, que surcharge et surdétermine celle, parallèle, des commentaires d'Averroès traduits dès les années 1230. Ce n'est qu'à partir de la fin des années 1260 que la réaction anti-aristotélicienne prend une véritable consistance. Dans ses
Collationes de decem praeceptis,
Bonaventure (Jean de Fidanza), ministre général de l'ordre des Mineurs, met en place une critique systématique des « trois erreurs à redouter dans la pratique des sciences », qui servira elle-même de matrice à toutes les condamnations ultérieures de la philosophie péripatéticienne. La première concerne « la cause de l'être » (
causa essendi), c'est l'affirmation de l'éternité du monde ; la deuxième, « la raison de l'intelligence » (
ratio intelligendi), c'est la confession du
déterminisme ; la troisième, « la règle de la vie » (
ordo vivendi), et c'est la position de l'unicité de l'intellect ou monopsychisme. Ce premier quadrillage des erreurs philosophiques sera plus ou moins clairement repris et développé par l'évêque de Paris Étienne Tempier, dans ses condamnations de 1270 et 1277. Il est, sans aucun doute, difficile de trouver un ordre des raisons dans l'« invraisemblable désordre » (F. Van Steenberghen) qui caractérise la liste des 219 articles condamnés à Paris le 7 mars 1277. Toutefois, par-delà la dénonciation de thèmes purement averroïstes (dont, au premier chef, celle du monopsychisme), on y peut aisément reconnaître quelques-unes des thèses que les médiévaux ont considérées, à raison, comme authentiquement aristotéliciennes, ainsi dans l'article 27, qui soutient celle de l'unicité du monde (« la cause première ne peut créer plusieurs mondes »), ou dans l'article 66, qui affirme l'impossibilité d'un mouvement rectiligne de l'ensemble des sphères célestes (« Dieu ne peut mouvoir le ciel d'un mouvement rectiligne »). Les condamnations de 1277 constituent donc, en ce sens, un rejet global de la conception aristotélicienne du monde, même si, ici ou là, le péripatétisme gréco-arabe semble davantage impliqué.
Cependant, l'histoire de l'entrée d'Aristote au
XIIIe siècle ne saurait être limitée au seul destin de sa cosmologie. Inextricablement mêlée au sort de la philosophie arabe, l'évaluation critique de la pensée d'Aristote est avant tout proportionnée à la nature de ses domaines d'exercice. Si la distinction courante entre trois phases de l'aristotélisme médiéval – l'aristotélisme éclectique, l'aristotélisme radical ou « hétérodoxe » et l'aristotélisme chrétien – a sa pertinence générale, elle devient rapidement inadéquate dès que l'on s'attache à une discipline ou à un secteur particulier du savoir. C'est ainsi que la théorie « aristotélicienne » des formes ne se laisse réduire à aucun courant ni à aucun contenu de doctrines exclusif. Qu'ils soient tenants de la pluralité ou de l'unité des formes substantielles, partisans ou adversaires de l'
hylémorphisme universel d'
Ibn Gabirol, qu'ils admettent ou non l'existence d'une matière spirituelle, les différents auteurs qui, au
XIIIe et au
XIVe siècle, disputent sur les statuts ontiques de l'être vivant, de l'âme humaine et de la créature spirituelle (Anges, Intelligences motrices des sphères célestes) se réclament tous d'Aristote. De même la psychologie aristotélicienne est-elle largement christianisée avant même que ne se formulent les thèses monopsychistes de l'aristotélisme radical : jusque vers 1245-1250, la thèse « averroïste » de l'intellect unique pour tous les hommes est attribuée soit à Pythagore soit à Avicenne – Averroès étant, quant à lui, crédité d'une noétique où l'intellect agent est considéré comme une partie de l'âme –, tandis que, parallèlement, la distinction aristotélicienne entre intellect possible et intellect agent est plus ou moins explicitement renvoyée à la théorie augustinienne de la « mémoire » et de l'« intelligence ». La « christianisation » d'Aristote opérée par Thomas d'Aquin s'entend donc aussi bien comme la réfutation de l'Aristote des artistes de la première moitié du
XIIIe siècle – un Aristote déjà christianisé, voire platonisé – que comme l'instrument privilégié d'une lutte contre l'
averroïsme « latin » : la christianisation thomiste est
aussi la rectification d'une première christianisation, superficielle et hâtive, et c'est ainsi, du même coup, la tentative d'un retour à l'aristotélisme authentique, par-delà les divers éclectismes platoniciens et avicenniens où se sont exprimées les nombreuses formes d'augustinismes pratiquées tant en philosophie qu'en théologie. Réciproquement, quand le théologien allemand Dietrich de Freiberg réaffirme le parallélisme de la théorie aristotélicienne de l'intellect avec la doctrine augustinienne de la
mens, c'est moins pour rechristianiser Aristote dans le sens de l'augustinisme avicennisant que pour relativiser sa lecture augustinisante, sinon directement aristotéliser Augustin. Enfin, on ne saurait oublier que la psychologie philosophique d'Aristote a joué un rôle décisif dans la formulation des théories intellectualistes de la Vision bienheureuse, notamment et jusque chez
Maître Eckhart, pour qui l'intellect est, plus que l'amour et que l'affect, le lieu et l'agent de la « connaissance selon l'unition », suprême facteur de la déiformité.
3. L'« aristotélisme commun » et la représentation de la nature
Restent les données de fond de l'aristotélisme, ce qu'on pourrait appeler l'« aristotélisme commun », la multitude des emprunts et des garanties que la science et les sciences aristotéliciennes fournissent au savoir médiéval. La matière est ici inépuisable. L'idée même de science et des critères de la scientificité est, durant toute la période scolastique, proprement aristotélicienne : le
De ortu scientiarum de Robert Kilwardby (avec sa division tripartite de la physique, de la mathématique et de la théologie) et le
Commentaire des « Seconds Analytiques » par Robert Grosseteste (avec sa théorie de la connaissance expérimentale) en sont les témoins naissants. En logique, la théorie modale des
Premiers Analytiques est le fondement de toutes les innovations des
XIIIe et
XIVe siècles : logique temporelle, logique du changement, logique déontique, logique épistémique – il n'est pas jusqu'à la logique « pratique » qui ne puisse être reconduite à certains passages de l'
Organon. En métaphysique, l'aristotélisme médiéval n'est que la longue mise en argument de la distinction et des rapports entre
ontologie, la science de l'être en tant qu'être, et théologie, la science de la
substance immobile, laquelle ne fait qu'expliciter l'ambiguïté originaire de la
Métaphysique aristotélicienne dans les termes du débat sur l'objet de la philosophie première chez Avicenne puis Averroès. Certes, fondu dans le péripatétisme, l'aristotélisme authentique se leste progressivement de questions nouvelles qui, bien souvent, le déforment où l'altèrent. C'est le cas, notamment, de la réduction de la problématique de la multiplicité des sens de l'être à la doctrine dite de l'« analogie ». Lointainement préparée par les analyses de Boèce sur l'homonymie et la synonymie, puis directement issue de l'interprétation averroïste du quatrième livre de la
Métaphysique et de la réflexion arabe (Avicenne, Ghazālī) sur le statut des paronymes d'accident, travaillée en outre par les diverses harmoniques de l'
analogia dionysienne, la notion thomiste de l'
analogia entis est certainement plus péripatéticienne et néoplatonicienne qu'aristotélicienne au sens moderne du terme. Elle n'en est pas moins exemplaire de la place d'Aristote dans la métaphysique médiévale : celle d'un auteur que les commentateurs grecs et arabes ont, si l'on ose dire, toujours déjà « péripatétisé ».
Par la pluralité des emprunts et des reports, qui font qu'Aristote est à la philosophie médiévale ce que la
Bible est à la Doctrine sacrée, l'image du Stagirite est souvent statique. Elle est cependant rarement inauthentique. C'est dans les écrits biologiques (les
Parva naturalia, le
De animalibus) que l'
empirisme aristotélicien donne sa vraie mesure : le « Philosophe » y est la source et la référence obligées de toute pratique, à la fois norme du savoir et modèle de l'investigation. Complété par les traités de médecine et d'optique arabes (la
Perspectiva d'Alhazen), le
corpus scientifique d'Aristote est le premier terrain où se forge la notion médiévale de l'
experimentum. Mais c'est paradoxalement sur le terrain plus général de la philosophie de la nature et de la physique que, malgré l'hypothèque du problème de la création, le Moyen Âge tardif rencontre le plus étroitement l'aristotélisme. De fait, il lui emprunte l'essentiel, à savoir la détermination de l'objet de la physique : la nature (définie comme « le principe et la cause du mouvement et du repos des choses en lesquelles elle réside immédiatement, par essence et non par accident », 192 b 21-23) et, par conséquent aussi, le mouvement (puisqu'on ne saurait connaître ce qu'est la nature sans savoir d'abord ce qu'est le mouvement) ou, plus exactement encore, l'
ens mobile, dont le mouvement est la « passion » (c'est-à-dire l'attribut) « propre ». La théorie médiévale du mouvement est ainsi clairement modelée sur les données textuelles de la
Physique, ses domaines d'investigation correspondant à l'arrangement jugé systématique des livres III à VIII : analyse de la nature essentielle du mouvement, étude de ses conditions naturelles (le lieu et le temps), classification des différentes sortes de mouvements, théorie de la continuité et de la divisibilité, position d'un premier moteur immobile et éternel. Défini comme un processus d'actualisation susceptible d'être caractérisé de manière formelle (comme l'« entéléchie de ce qui est en puissance, en tant que tel », 201 a 10-11), matérielle (comme l'« acte d'une chose qui est en puissance, quand on la prend dans l'entéléchie qu'elle possède en tant qu'elle est en acte non en elle-même mais comme mobile », 201 a 28-29) ou totale (comme l'actualité simultanée d'un agent – le moteur
a quo, cause à la fois efficiente et finale du mouvement – et d'un patient, le mobile
in quo, siège ou théâtre du mouvement, 200 b 31-32), le mouvement, tel que le conçoivent les médiévaux, n'appartient à aucune des dix catégories de l'être distinguées par Aristote, fût-ce à celle de la passion. Pour autant, ce n'est pas non plus un prédicament à part, différent des dix autres genres les plus généraux. C'est bien plutôt un terme analogique relevant à chaque fois d'une catégorie différente selon la nature de son point d'application (201 a 9-15) : qualité (pour le mouvement d'altération), quantité (pour l'accroissement et la diminution), lieu (pour le déplacement ou mouvement local), substance (pour la génération et la corruption). Encore, dans ce dernier cas, s'agit-il moins d'un mouvement au sens strict (
motus), c'est-à-dire d'un processus continu, se déroulant sur un intervalle et passant d'un contraire à un autre, que d'un changement (
mutatio), c'est-à-dire d'un événement ponctuel qui se joue entre contradictoires.
Même si, jusqu'à un certain point, les lecteurs médiévaux d'Aristote ont soit surchargé sa physique de problèmes et d'alternatives qui n'y étaient pas toujours directement assumés (notamment dans les interprétations antagonistes du mouvement comme « forme fluente » [
forma fluens] ou « flux de forme » [
fluxus formae]), soit relativement méconnu ou déplacé certaines de ses thèses les plus fondamentales (par exemple, en laissant l'astrologie ou, selon l'expression arabe, l'
astronomie judiciaire, introduire la
causalité essentielle, sous forme de déterminisme astral, dans l'explication de ces phénomènes de « hasard » ou de « fortune » qu'Aristote avait voués à la simple causalité accidentelle), il semble que l'on puisse, malgré tout, raisonnablement soutenir que la représentation aristotélicienne de la nature s'est, dans l'ensemble, imposée au Moyen Âge comme la représentation de la nature tout court.
Ockham lui-même se réclame de la
Physique quand, refusant de voir dans le mouvement une réalité positive, il le réduit au statut, quasi négatif, d'« être de raison » (
ens rationis), simple manière de parler des seules réalités absolues, les corps, substances et qualités (
res absolutae, res permanentes) – puisqu'en effet Aristote lui-même affirme qu'« il ne saurait y avoir de mouvement hors des choses » (200 b 34).
Cela dit, si la nature médiévale est, dans son principe, aristotélicienne, la pression de certains problèmes d'ordre théologique a progressivement conduit les médiévaux à des tentatives extrêmement originales pour donner une « représentation physique » de phénomènes paradoxaux, voire surnaturels. En ce sens précis, l'aristotélisme touche à ses limites chaque fois qu'on touche aux limites de la « nature ». C'est le cas, particulièrement, de l'ensemble des problèmes à la fois logiques et physiques posés par le mouvement angélique ou la transsubstantiation, qui ne sauraient être accommodés à l'aristotélisme sans renoncer à certains de ses fondements apparemment les mieux assurés : le principe du tiers exclu, si, pour rendre compte de l'ubiquité de l'ange, on admet des lacunes dans les valeurs de vérité des propositions notifiant sa présence ; le principe de contradiction, si, pour rendre compte d'une éventuelle coexistence de la forme du pain et de celle de l'humanité dans l'
Eucharistie, on admet la possibilité que des états contradictoires soient simultanément réalisés dans la nature. En ce sens, plusieurs innovations importantes de la logique et de la philosophie médiévales de la nature se sont faites, notamment au
XIVe siècle, par confrontation avec Aristote, voire en rupture avec lui ; c'est ainsi que la réflexion sur la possibilité d'infinis actuels s'est constituée sous l'impulsion des théologies de la puissance divine absolue (
de potentia Dei absoluta), contre les allégations répétées du Stagirite dans la
Physique (livre III) et le
Traité du ciel (livre I), ou encore que des auteurs comme Henri de Harclay ou Gauthier Chatton ont mis en question les principes aristotéliciens de l'impossibilité du mouvement d'un indivisible ou de la non-composition du continu, pour des raisons qui tenaient à la fois à l'angélologie (l'ange est un indivisible qui se meut) et à la doctrine de l'infini actuel (paradoxe de « l'inégalité des infinis »), elle-même impliquée dans la théorie de la
potentia divina absoluta. Malgré tout, c'est à partir de la
Physique d'Aristote, très souvent à partir d'un subtil retournement de ses propres batteries d'arguments, que les médiévaux ont ajouté à son
Corpus nombre de traités qui n'en étaient qu'une extension et une généralisation, une refonte ou un réaménagement : c'est le cas, principalement, des traités sur l'instant du changement et les problèmes de limites (
De primo et ultimo instanti,
De incipit et desinit,
De maximo et minimo). Ces divers genres ont subsisté jusqu'à la fin du
XVe siècle.
Le recul de la logique en physique a marqué le début du déclin de l'aristotélisme. De fait, une rupture véritable avec Aristote ne pouvait se concevoir qu'au prix d'une mathématisation généralisée de l'univers, par un changement du paradigme de la physique : de la logique à la mathématique. Cette rupture s'est plus annoncée que véritablement engagée avec la théorisation de l'intension et de la rémission des formes développée par les « calculateurs » d'Oxford (les « mertoniens ») ; elle s'est au moins programmatiquement formulée avec le
De proportionibus proportionum de Nicole
Oresme ; il ne semble pas cependant qu'elle ait jamais été réellement consommée au Moyen Âge.
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Alain de LIBERA