KĀMALe terme sanscrit kāma couvre à peu près le même champ sémantique que le grec erôs : s'y combinent, pour former des configurations variables suivant les textes et les contextes, les notions de « désir » et de « plaisir ». Le kāma sanscrit est avant tout le désir du plaisir des sens, et plus particulièrement du plaisir sexuel. Il fait l'objet, dans la tradition indienne, d'un savoir codifié (śāstra), pour autant seulement qu'il traite non de l'essence et des manifestations du désir, mais des techniques de la volupté sexuelle et des raffinements de tout ordre qui la favorisent ou l'accompagnent. Ce savoir est consigné dans un grand nombre d'ouvrages dont le plus systématiquement didactique est le célèbreKāmasūtra de Vātsyāyana ; il est aussi illustré, de la manière la plus directe qui soit, dans la peinture et la sculpture. Le domaine ainsi délimité se ramène à l'examen des conditions physiologiques, accessoirement psychologiques, de la production du plaisir érotique, étant bien entendu que les êtres destinés à éprouver ce plaisir sont un homme et une femme formant un mithuna, un couple d'amants (les autres combinaisons, si la sculpture les donne à voir assez volontiers, ne sont que très exceptionnellement évoquées dans les textes).
Photographie
[size=13]Peinture érotique, école rajputMysticisme et érotisme se mêlent dans cette peinture provenant de Bikaner, l'un des principaux centres de la miniature du Rajasthan. École rajput. Gouache sur papier. Vers 1678-1698. Fitzwilliam Museum, Cambridge, Grande-Bretagne. Crédits: The Bridgeman Art Library/ Getty[/size]
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Ainsi envisagé, le
kāma est un des trois grands mobiles de l'action humaine, un des « buts de l'homme » (
puruṣārtha), le troisième dans l'ordre hiérarchique : dans le système de pensée hindou (et indien) , le plaisir sensuel est, en principe, inférieur en dignité à l'
artha, qui est richesse et pouvoir ; l'
artha, à son tour, est inférieur au
dharma, à l'ordre socio-cosmique et aux observances qui en dérivent. Mais le
kāma du
Kāmasūtra n'est qu'un des versants du Désir-(de)-Plaisir. L'amour, saisi non plus dans l'accomplissement de la
jouissance ou dans les préparatifs techniques immédiats qui la rendent possible, mais dans l'élan et les tourments du désir, s'il n'entre pas dans le champ du
Kāmasūtra, est le thème majeur de la grande poésie sanscrite (voir l'
Anthologie traduite par D. Ingalls) et de toute la littérature indienne. La jouissance elle-même (
rati,
bhoga) non plus simplement et abstraitement désignée comme le terme auquel doivent conduire les procédures appropriées, mais décrite tout à loisir comme un état, est le motif d'innombrables analyses et méditations qui en font soit l'analogue (dès les
Upaniṣad), soit même le moyen privilégié (dans le
tantrisme notamment) de la fusion
mystique avec l'Un. D'autre part, si l'ascétisme, en
Inde comme ailleurs, est la volonté de résister à la tentation des plaisirs et même de dominer ses besoins, il faut prendre garde que le sexe érigé de l'ascète
ūrdhvamanthin (à la fois continent et ithyphallique) est un emblème de la tension qui le porte vers l'absolu en même temps qu'un signe de sa maîtrise sur son corps.
Dans la liste des trois « Buts de l'homme », le
kāma, on l'a vu, occupe le troisième rang. Mais les « Buts de l'homme » sont en fait quatre : il y a, en outre,
mokṣa « (la quête de) la délivrance », de cet état auquel on ne parvient qu'une fois débarrassé du poids des actes. Qu'en est-il des rapports entre
kāma et ce quatrième « But » qui ne s'ajoute pas à la série des trois, mais la transcende ?
Kāma est, d'une part, l'antagoniste de
mokṣa : le désir est par excellence l'obstacle qu'il faut éliminer pour atteindre la délivrance, puisque les actes ne sont générateurs de
karman et ne remettent en mouvement la roue des renaissances que parce qu'ils ont pour mobile la satisfaction de désirs (
Bhagavad-Gītā) ; cela est vrai tout particulièrement pour le type même de l'acte, l'acte sacrificiel : travailler à gagner la délivrance, ce n'est pas s'abstenir totalement d'agir (chose impossible), c'est brûler la racine du désir qui détermine l'acte. Mais, d'un autre côté, l'aspiration à la délivrance procède elle-même d'un désir, comme le montre la forme du terme
mokṣa qui est un substantif désidératif tiré de la racine verbale MUC, « délivrer » : il y a donc au moins un désir qu'on ne doit pas détruire, c'est le désir d'éliminer les désirs. Exalté ou combattu, le plus souvent engagé dans une spéculation dialectique où il est à la fois exalté et combattu, le
kāma est de toute façon au centre des raisonnements indiens sur l'homme : c'est à bon droit que Madeleine Biardeau reconnaît dans l'
hindouisme « une anthropologie du désir ».
Le
kāma est donc, d'une part, l'amour, et, plus particulièrement, le désir amoureux ; d'autre part, toute espèce de désir. Le problème est de comprendre le rapport entre le sens large et le sens étroit. Le désir amoureux n'est-il qu'un cas particulier du désir indifférencié ? Ne convient-il pas, plutôt, de penser que les autres désirs sont des variantes ou des prolongements du désir amoureux, ou, du moins, que c'est parce que l'homme est habité, structuré par le désir amoureux qu'il peut concevoir d'autres désirs que celui de la jouissance érotique, l'infinie variété des biens matériels et spirituels ? C'est ce que nous invitent à croire les poéticiens comme Bhoja qui, dans leur généalogie des sentiments esthétiques, font dériver toutes les émotions d'une aptitude fondamentale à désirer, le désir étant nommé en l'occurrence non pas
kāma, mais
śṛṅgāra, synonyme dont la coloration « amoureuse » est très vive.
1. Le « Kāmasūtra »
Le
Kāmasūtra de Vātsyāyana est le plus ancien texte de l'Érotique indienne qui nous soit parvenu. Mais il est l'aboutissement d'une tradition multiséculaire, illustrée par de nombreux maîtres, dont Vātsyāyana reprend, systématise et parfois critique la doctrine. Vātsyāyana, d'autre part, a eu des successeurs dont le plus notable est Kokkoka, auteur du
Ratirahasya(« Les Mystères de la volupté »,
XIIe s.). Le principal commentaire au
Kāmasūtra est la
Jayamaṅgalā de Yaśodhara (
XIIIe s.).
Comme tant d'autres textes de l'Inde ancienne, le
Kāmasūtra lui-même ne peut être daté avec certitude. Du moins sommes-nous sûrs qu'il est antérieur au
VIIIe siècle de l'ère chrétienne, puisqu'il en est fait état, dans le drame
Mālatīmādhava de ce Bhavabhūti qui fut un des poètes de la cour du roi de Kanauj, Yaśovarman, aux environs de 740. Nous pouvons affirmer, d'autre part, qu'il est postérieur à l'
Arthaśāstra de Kauṭilya, auquel il emprunte beaucoup de traits de contenu et de structure. (Mais comme la date de l'
Arthaśāstra est elle-même incertaine – quelque part entre le
IIIe siècle avant et le
IVe siècle après le début de l'ère chrétienne – cette indication n'a guère de valeur pour la chronologie absolue.)
Rédigé en une prose sèche et dense, beaucoup plus cursive, cependant, que celle des « aphorismes » de la grammaire ou même du Dharma (malgré ce que donne à croire le titre, qui signifie « aphorismes sur le Désir »), le
Kāmasūtra, comme l'
Arthaśāstra, comporte une double division : chacun de ses sept livres (
adhikaraṇa) est fait, d'une part, d'une succession de chapitres (
adhyāya), eux-mêmes divisés en
sūtra ; d'autre part, d'un enchaînement continu de « motifs » (
prakaraṇa) ; les chapitres, qui sont deux au minimum, dix au maximum, par livre, se terminent tous par une ou plusieurs formules en vers.
Un autre trait imité de l'
Arthaśāstra est que le dernier livre est
aupaniṣadika(« ésotérique ») ; ce n'est pas qu'il enseignerait des voluptés secrètes : il traite des moyens artificiels, voire magiques, auxquels l'homme peut recourir pour se donner une apparence séduisante (onguents, poudres, collyres, amulettes, à distinguer des fards et ornements innocemment et directement esthétiques), pour subjuguer la femme qu'il convoite, pour accroître ou retrouver sa virilité, pour y suppléer par des pénis postiches. La magie est ici aux confins de la médecine. Curieusement, au milieu de ces recettes recommandées à l'homme (même quand il s'agit de produits ou de formules à appliquer sur le corps de la femme), surgissent des conseils de style
artha aux courtisanes vieillissantes sur l'art de marier leurs filles à des jeunes gens de bonne famille.
Mis à part ce septième et dernier livre, le
Kāmasūtra est un livre ouvert à tous ; ce sont les Occidentaux qui en ont fait un texte
for private circulation only. Il est aussi peu occulte que les innombrables sculptures érotiques qui ornent certains des plus beaux temples de l'Inde (voir, entre autres, K. Fischer, M. P. Foucher, P. Rawson) et qui sont comme des traductions visuelles des préceptes et descriptions du
Kāmasūtra. Le livre de Vātsyāyana est même dépourvu de ces mystères historiques qui entourent l'
Arthaśāstra ; il n'y a pas eu à le redécouvrir, car il ne s'était jamais perdu ; et son auteur (bien qu'on ne sache de lui que ce qu'il nous dit lui-même, à savoir qu'il était studieux, appliqué, chaste, soucieux d'enseigner à ses lecteurs la maîtrise de soi et la modération) n'est pas devenu, comme Kauṭilya, un problématique personnage de légende.
À vrai dire, la question du public est posée d'emblée (en I, 3). Aux doctrinaires qui veulent interdire aux femmes l'étude du
Kāmasūtra, puisqu'elles sont aussi exclues de l'étude du
Veda et des textes de
dharma, Vātsyāyana répond que les femmes ont de toute façon la pratique (
prayoga) de l'amour, et qu'il n'y a aucune raison de ne pas leur faire connaître le corpus théorique (
śāstra) qui est à la source de cette pratique (car toute pratique dérive d'une théorie). Il en est de l'amour comme de la grammaire : on parle même sans savoir la grammaire, et cependant l'usage de la langue est l'application des règles de grammaire. Du reste, Vātsyāyana ne veut pas donner à son traité plus d'importance qu'il n'en a : les textes de
kāma sont utiles tant que la passion ne s'est pas encore installée ; une fois que la roue de la passion s'est mise à tourner, il n'y a plus ni traité, ni progression réglée (II, 2, 31).
L'apprentissage du
Kāmaśāstra est donc une bonne chose pour les deux sexes. Mais il ne se déroule pas dans les mêmes conditions pour les hommes et pour les femmes : les hommes ont à l'étudier en tant qu'il complète les savoirs relatifs aux autres « buts »,
dharma et
artha. Les femmes, au contraire, en font leur étude unique, mais elles ne peuvent s'y adonner seules : jeunes filles, elles doivent être guidées par des femmes expérimentées, amies plus âgées, cousines, sœurs aînées, servantes fidèles, femmes du monde devenues ascètes mendiantes ; une fois mariées, c'est leur époux qui doit veiller à leurs progrès. D'autre part, le programme d'études n'est pas exactement le même : il est certes recommandé à l'homme de savoir se rendre agréable par sa politesse et sa
culture, mais c'est avant tout aux femmes que Vātsyāyana prescrit une liste de soixante-quatre sciences auxiliaires du
Kāmasūtra : musique, chant, dessin, décoration de toute sorte, jeux d'adresse, art de préparer les onguents, les boissons, les plats cuisinés, de soigner les fleurs et les animaux familiers, de réciter des vers, de poser et résoudre des devinettes, de parler beaucoup de langues, d'improviser le début d'un poème dont on aura proposé la fin, etc. Les femmes qui possèdent ces talents ont un grand avantage sur leurs rivales : courtisanes, elles s'élèvent au rang envié de
gaṇikā ; épouses des rois ou de grands personnages, elles l'emportent sur leurs co-épouses dans le harem.
Mais l'essentiel de l'art d'aimer n'est pas là : il est dans la science des baisers, des caresses, des étreintes, science qui doit être assimilée par les hommes comme par les femmes, et qu'ils doivent mettre en pratique ensemble. Le but, en effet, est que l'homme et la femme formant couple, définis abstraitement comme le héros et l'héroïne (le
nayaka et la
nayikā, c'est la terminologie du théâtre), procurent l'un à l'autre le plaisir le plus vif. Le plaisir, chez les deux partenaires, est de même nature, bien qu'il ne se déploie pas selon les mêmes rythmes, bien que chaque sexe devine plutôt qu'il n'imagine le plaisir de l'autre. Le plaisir éprouvé ne peut être que la conséquence du plaisir donné. Et chaque étape de la progression du désir, lorsqu'il est éveillé par les soins du partenaire, s'accompagne d'un plaisir spécifique, préalable à la volupté finale. Cela peut et doit faire l'objet d'un
śāstraparce que les humains se distinguent doublement des animaux ; ils sont disponibles pour l'amour et ses raffinements en permanence, et non seulement pendant les brèves périodes de la poussée instinctuelle du rut ; il leur faut adapter le
kāma aux autres « buts » que leur assigne leur nature d'homme.
L'exposé que le
Kāmasūtra fait de cette science consiste surtout en énumérations et classifications. Les organes sexuels de l'homme et de la femme sont classés selon leurs dimensions ; il faut en tenir compte, dans la formation des couples, pour obtenir la combinaison optimale. De même, sont classés les tempéraments, selon l'intensité du désir et du plaisir qu'ils peuvent éprouver. Nous avons aussi une typologie des liaisons, selon leur durée, leur degré d'
intimité, leur statut social. Les baisers, les embrassements, les accouplements sont groupés selon les organes qu'ils mettent en jeu, les mouvements, les postures, les manifestations secondaires et stéréotypées du plaisir qui les accompagnent (griffures, morsures, cris), la position sociale respective de chacun des amants, le rapport entre leurs actes et leurs sentiments (fait-on l'amour avant d'être épris, ou parce qu'on est déjà épris ? en désirant véritablement son partenaire, ou en se servant de lui comme d'un substitut ?), etc. Parmi ces énumérations, nous trouvons une liste des spécialités érotiques propres aux différentes régions de l'Inde. Il existe aussi une typologie des querelles d'amoureux, toujours destinées à préserver ou réveiller le désir de l'autre.
Ces considérations occupent les deux premiers livres et concernent l'homme et la femme en général. Les livres III à VI, en revanche, traitent de situations plus particulières : 1. Le
mariage ; l'art, pour un homme, de se choisir une épouse, et, après les noces, de l'initier à l'amour physique avec patience, délicatesse et tendresse. Des huit types canoniques du mariage hindou
, c'est évidemment le mariage
gāndharva, celui qui suppose l'inclination mutuelle des deux partenaires, qui a la préférence de Vātsyāyana (livre III). 2. Les rapports entre époux ; la femme parmi ses co-épouses : comment elle peut gagner l'amour exclusif de son mari, et comment elle doit, s'il le faut, s'effacer devant une rivale. Comment l'homme qui a plusieurs épouses peut se montrer juste, prévenant et aimant envers chacune d'elles (livre IV). 3. Le séducteur ; ses stratagèmes pour obtenir l'amour des femmes d'autrui ; les limites que la bienséance et la morale imposent à cette chasse. La vie de l'homme de plaisir ; ce thème est déjà abordé au livre I, chapitre 4, où sont décrits la maison et les passe-temps du
nāgaraka, du jeune citadin riche et raffiné : portrait du dandy ou du play-boy indien, selon l'expression de F. Wilhelm (livre V). 4. Les courtisanes ; leurs façons de faire pour conquérir un homme, puis s'en débarrasser ; l'art de mettre le
kāmaau service de l'
artha, puisque le but de ces professionnelles n'est pas seulement le plaisir, mais aussi le gain.
PhotographieMariage au NépalFemme népalaise ayant revêtu ses habits de noce. Crédits: David Hanson, Tony Stone Images/ Getty[/size]
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Ces découpages minutieux, bizarrement pédants, tantôt subtils, tantôt naïfs, de la vie amoureuse peuvent surprendre le lecteur occidental : la poésie, le tragique n'ont point leur place dans ces énumérations à la fois sèches et verbeuses. Mais il serait injuste de ne pas reconnaître la sereine allégresse de Vātsyāyana, sa jubilation discrète à nous faire découvrir le domaine qu'il a su dégager et nettoyer de ce qui pouvait l'encombrer : le pur plaisir amoureux, la pure forme de la connivence de l'homme et de la femme. Certes, le cadre social et religieux est là, bien visible : mais, par miracle, le cadre ici ne vient pas manger le tableau.
2. Mythologie
À la différence des autres « Buts de l'homme » qui, lorsqu'ils sont personnifiés, ne sont guère que des allégories (Dharma, cependant, associé à la mort, a parfois quelque consistance), Kāma est véritablement, dans la mythologie hindoue, une personne divine. Le thème principal, et quasi unique, de la mythologie de Kāma est l'événement qui a valu à ce dieu des corps le nom de « Sans corps », Anaṅga. Si l'on essaie de coordonner les différentes versions que donnent de l'affaire le
Rāmāyaṇa, les
Purāṇa (voir W. D. O'Flaherty,
Hindu Myths) et le
Kumārasambhāva de Kālidāsa, on aboutit au schéma que voici :
Satī, l'épouse du dieu Śiva, ne peut supporter la honte que lui cause le comportement méprisant de son père Dakṣa envers son époux : elle se tue en se précipitant dans les flammes. Śiva se retire dans l'Himālaya et s'absorbe dans la concentration ascétique. Près de lui, s'installe, sans qu'il s'en aperçoive,
Pārvatī (« la Montagnarde »), fille de Himāvant, c'est-à-dire Himālaya personnifié. Timide, déférente, elle imite Śiva dans l'immobilité de sa posture yogique, espérant ainsi gagner son amour. Cette Pārvatī n'est autre que Satī réincarnée.
Cependant, l'univers est tout entier menacé par un démon nommé Tāraka : personnage d'autant plus redoutable que, par ses austérités ascétiques, il a forcé Brahmā à lui accorder le privilège d'être invulnérable ; seul pourrait le faire mourir un héros né de la semence de Śiva. Mais comment le sperme de Śiva pourrait-il jaillir alors que le dieu s'enferme dans la continence yogique et la contemplation du Soi dans soi-même (selon la version du
Saura-Purāṇa) ? Les dieux s'adressent à Kāma, l'invincible dieu du Désir : Kāma possède un arc fait de fleurs, et dont la corde est faite d'abeilles ; il est toujours muni de cinq flèches qu'il est toujours prêt à décocher pour infliger à coup sûr la blessure de l'amour. Kāma, accompagné de son épouse Rati, la Volupté, se rend donc à la résidence de Śiva. Il déjoue la vigilance de Nandin, le gardien de la porte, en se transformant en une brise parfumée venue du Sud, la région de Yama. Reprenant sa forme habituelle, il se poste auprès de Śiva, l'arc bandé. Après une attente de soixante millions d'années, il lance enfin sa flèche. Śiva ouvre ses deux yeux, voit avec plaisir Pārvatī près de lui, mais comprend aussi, à sa grande fureur, que, s'il a pu être tiré de sa méditation, la cause en est Kāma ; il regarde donc tout autour de lui, découvre en effet le dieu archer, et, du troisième œil qu'il a au milieu du front, le réduit en cendres. Apaisé, Śiva se tourne vers Pārvatī, reconnaît ses mérites ascétiques et promet d'exaucer le vœu qu'elle formulera. La réplique de Pārvatī est d'une densité et d'une ambiguïté remarquables, qui étonnent dans les textes si lâches que sont les récits purāṇiques : « Fais que Kāma vive et chauffe le monde. Sans Kāma (ou bien : en dehors de Kāma, c'est-à-dire sans le Désir), je ne désire rien. » Ce que veut Pārvatī, ce n'est donc pas seulement la résurrection du dieu Désir, c'est que soient restaurées les conditions mêmes de l'acte de désirer (et donc les conditions qui rendent possible la formulation de vœux !). Śiva y consent : Kāma vivra, mais dépourvu de corps, Anaṅga. C'est sous cette forme incorporelle, impossible à enfermer dans des limites que désormais l'Archer immatériel fera frémir le monde. Śiva s'unira à Pārvatī. Un fils leur naîtra, Kumāra ou Subrahmaṇya, qui saura donc mettre à mort le démon Tāraka.
3. Cosmogonie et rituel
Certains des textes hindous qui exposent le
mythe de Kāma-Anaṅga présentent l'aventure de Kāma comme l'effet lointain d'une malédiction de Brahmā : dans les temps originaires, Brahmā a désiré sa propre fille. Les dieux se sont scandalisés de cet inceste ou de cette ébauche d'inceste ; et Brahmā lui-même, accablé de remords, a maudit ce Kāma qui avait enflammé sa passion : il a appelé sur lui une brûlure mortelle. Et voici maintenant que Śiva, en réduisant en cendres le corps de Kāma, a exaucé son vœu. C'est la raison d'être de Kāma que d'embraser les cœurs. À peine né, il regarde autour de lui et demande : « Qui vais-je enflammer ? » (
Kaṃ darpayāmi). C'est pourquoi son nom est aussi Kaṃdarpa (
Kathāsaritsāgara, XX, 64). Mais, avant d'être cet ennemi intrépide, Kāma apparaît dans le védisme comme le dieu que l'on offense et que donc il faut apaiser quand on a manqué aux règles de la chasteté : c'est l'Amour qui est lésé quand le sperme d'un homme se déverse ailleurs que dans le réceptacle approprié.
Dans les
Brāhmaṇa, qui présentent la genèse comme l'œuvre du dieu Prajāpati, la formule qui revient constamment est : « Prajāpati désira :
puissé-je être multiple. » Et ce désir premier n'est pas seulement la cause de la
création ; il est aussi le modèle et la source du désir qui nécessairement anime les hommes lorsqu'ils imitent Prajāpati dans son sacrifice créateur, c'est-à-dire lorsqu'eux-mêmes agissent en tant que sacrifiants. Tel est, en effet, le précepte des ritualistes :
svargakāmo yajeta « qu'il offre un sacrifice, celui qui a pour désir le ciel ». C'est-à-dire : seul est qualifié pour offrir un sacrifice celui qui désire le fruit que ce sacrifice doit produire. Ce désir, nous disent les exégètes
mīmāṃsaka, ne peut être que celui du sacrifiant, non celui du prêtre officiant qui intervient dans le sacrifice comme technicien, comme expert. Mais, d'un autre côté, c'est bien par le désir que le sacrifiant et l'officiant sont liés l'un à l'autre : le sacrifiant veut le ciel, qu'il ne peut obtenir qu'avec l'aide de l'officiant ; l'officiant veut la richesse, qu'il recevra du sacrifiant pour prix de ses services. Tous deux communient dans la célébration de leur désir, image du Désir. C'est le sens de la prière dite
Kāmastuti, « louange du désir » (
Taittirīya-Brāhmaṇa, II, 5, 9) : « Qui a donné à qui ? [...] Le désir a donné au désir. C'est par le désir que l'on donne, par le désir que l'on prend. Le désir est le preneur, le désir est le donneur. Entre dans cet océan qu'est le désir [...] il n'y a pas de limite au désir, non plus qu'à l'océan... » Or la formule « Qui a donné à qui ? » peut aussi se comprendre comme « Prajāpati a donné à Prajāpati », puisque
ka, le pronom interrogatif, est aussi un des noms du dieu, comme l'affirme ce même texte, parmi tant d'autres : « Prajāpati, en vérité, est Qui ? »
Omniprésent, fondateur, identifié au dieu qui est l'origine de toute chose, le Désir, explicitement nommé, est (
Ṛg-Veda, X, 129, 4) le moment initial du cosmos et de la pensée. Dans cet hymne qui énonce d'abord « qu'il n'y avait à l'origine ni Être ni Non-Être », le Désir instaure la présence simultanée de l'Être et du Non-Être : « Le désir fut le développement originel [...] la semence première de la conscience. Enquêtant en eux-mêmes, les Poètes surent découvrir par leur réflexion le lien de l'Être dans le Non-Être » (trad. Louis Renou,
Hymnes spéculatifs du Veda, p. 125).
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Charles MALAMOUD