RÉVOLUTIONLe terme de révolution a un rare et triste privilège : la contradiction existant entre son étymologie et son usage actuel renvoie non à une confusion malheureuse due aux habitudes, non à une évolution repérable tenant aux rectifications que le sens commun opère, en fonction des faits, dans l'usage des mots ; elle manifeste une ambiguïté foncière, dans la sémantique même ; elle signifie, explicitement ou implicitement, une différence réelle qui a marqué profondément le devenir des cultures et des pratiques.
Étymologiquement, la révolution s'entend comme « retour sur soi », comme réitération de ce qui a été et comme prévision de ce qui sera ; on peut prendre cela de façon positive, dans la mesure où ce qui est, même dans ce qu'il a de désagréable, est la reprise d'unjadis qui aura, tout autant, son avenir. Ainsi en est-il des cycles saisonniers, du retour des configurations astrales, du jeu tournoyant des cyclones et des anticyclones, des conflits entre les dieux qui répètent indéfiniment leurs destins tutélaires. Dans cette optique, on parle aujourd'hui des révolutions astronomiques ou biologiques scientifiquement légitimées ; la sylviculture admet, de la même manière, qu'il y a une révolution dans l'évolution de la coupe des arbres et des taillis, qui correspond au « bon moment » pour abattre ou élaguer. Bref, la révolution désigne l'é-volution qui re-vient ; elle a pour image – image parfaite, si l'on y songe, dans la commodité de la raison – celle du cycle, du cercle...
Historiquement, la révolution s'entend comme rupture. C'est à présent l'acception courante du terme. On parle ainsi de révolution démographique, économique, juridique, politique, culturelle, sociale, intellectuelle, gastronomique et autres déterminations, toutes aussi imprécises tant qu'elles n'ont pas été définies dans leur contexte effectif. Dans tous les cas, on veut dire qu'une rupture décisive est marquée ; qu'avant l'événement révolutionnaire, il y avait une certaine configuration, et qu'après un tout autre ordre s'instaure, totalement différent de ce qui précédait. Il est probable que si l'on dressait un index simplifié des « révolutions » qui ont été « opérées » dans la technique de l'aluminium aussi bien que dans l'interprétation de l'œuvre critique de Kant, on ne pourrait le publier qu'en plusieurs milliers de pages... Quand s'établit la perspective du progrès général, tout changement prétend être révolution.
Il convient d'être plus concret. Y a-t-il un concept de révolution assignable, qui permette, au moins, de classer des significations qui circulent, se contredisent et se brouillent ? De quoi parle-t-on quand on évoque cette notion, qui trouve une résonance collective si profonde ?
[size=22]1. Le renversement révolutionnaire
Il est remarquable que cette ambiguïté se trouve ponctuée à l'origine même de la pensée philosophique. L'idée de
métabolê (changement radical, renversement, détour, retour), telle qu'elle a été analysée et développée par
Platon, a, au moins, trois implications qui se dispersent et interfèrent, au point qu'on peut se demander si, aujourd'hui, nous sommes tellement plus avancés dans la définition de ce concept si conquérant en apparence.
• Rompre pour rétablir
Pour expliquer la dramatique des sociétés humaines et de leur devenir – ce qu'on appelle actuellement
histoire – l'auteur du
Timée recourt à un
mythe : jadis (il y a bien longtemps), le « cours des choses » allait dans le
bon sens ; alors, les hommes étaient directement gouvernés par les dieux ; ceux-ci veillaient à leur bonheur et à leur subsistance ; non seulement les problèmes matériels étaient, pour ainsi dire, résolus à l'avance, mais encore était réglée, d'entrée de jeu, la problématique politique dans la mesure où il ne pouvait y avoir ni rivalité, ni conflit, ni compétition d'individu à individu, de groupe à groupe. Le destin a voulu que le bon sens s'inverse. Les dieux se sont retirés. Les hommes ont été laissés à eux-mêmes. Un renversement (
métabolê) s'est produit : c'est à lui que désormais celui qui s'attache à sauver les sociétés du malheur et de l'immoralité doit faire face ; c'est dans cette perspective qu'il doit démontrer et calculer, étant bien entendu que le renversement qu'il pourra proposer n'abolira en aucune manière cette mutation originaire et foncière ; qu'elle aura, tout juste, la chance de s'articuler avec elle pour la contrecarrer.
Cet « originaire » proposé mythiquement par Platon retient l'attention : il y avait un ordre, qu'une révolution (cosmique, incompréhensible) a défait ; la révolution humaine a pour fin de rétablir, autant qu'il se peut, ce « bonheur » perdu. Voilà un schéma que la
philosophiede l'histoire chrétienne, de saint
Augustin à Bossuet et aux apologistes du
XIXe siècle, a accepté et développé : l'histoire de la « cité des hommes » ne fait qu'exprimer indirectement, voire contradictoirement, le devenir de la seule vraie Cité, celle de Dieu : à la fin de ce combat, à la fin de l'histoire, sera rétabli, retrouvé, au sein de la collectivité foisonnante de tous les justes, le statut d'
Adam et d'Ève avant le péché. De la sorte, la révolution spirituelle – qui est ici
conversion résolue – n'est là que pour faire pièce à cette révolution malheureuse (et incompréhensible) que fut le
péché originel.
Rompre pour rétablir : les deux premiers
Discours de
Rousseau participent d'une perspective analogue. Qu'il s'agisse du texte consacré aux effets du succès des arts et des
sciences dans nos sociétés ou de l'analyse des origines de l'inégalité, est présupposée une situation initiale de transparence sociale qu'une révolution brutale – un cataclysme déclenchant le goût du luxe ou l'amour pour la propriété – aurait perturbée et qu'il s'agirait, en creux, de restaurer. On ne doit pas être surpris que le plus célèbre disciple de
Marx, qui n'a jamais démenti ses propos,
Engels, s'installe dans une même optique : convaincu par les recherches novatrices de Lewis H. Morgan, le premier ethnologue qui soit allé « sur le terrain », Engels admet l'idée que les « sociétés originaires » vivent dans un
communisme spontané, dans une liberté sexuelle (la « promiscuité primitive ») que l'organisation scientifique du
socialisme aura à retrouver, sous des formes plus hautes et plus complexes, en utilisant rationnellement les progrès des sciences et des techniques, le développement des forces productives.
PhotographieEngelsFriedrich Engels (1820-1895) étudia la condition ouvrière avant de se lier avec Marx et d'élaborer avec lui les principes du matérialisme historique. Crédits: Hulton Getty[/size]
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En cette affaire, et pour paradoxale que soit l'affirmation, Augustin, Bossuet, Rousseau, Engels sont platoniciens : la révolution heureuse est comprise comme
réplique à une révolution malheureuse et inéluctable (qui s'est passée en des temps immémoriaux), réplique visant à restaurer ce qui a été jadis perdu.
• Une rupture radicale
Cette autre
métabolê ne saurait être efficace que si elle est radicale. Platon n'est pas réformiste. Significatives sont, à cet égard, les précautions que prend Socrate, dans
La République, pour présenter à ses jeunes interlocuteurs les
ruptures qu'il exige pour que soit conjuré le malheur des hommes. Il s'agit que soient abattues trois des citadelles sur lesquelles repose l'ordre civique grec, qu'il soit oligarchique ou démocratique : la famille, la propriété et le statut de la magistrature civile et judiciaire. Au moins pour les citoyens des deux premiers rangs – guerriers et gouvernants –, il ne doit plus y avoir, dans la cité rationnelle, de famille, qui constitue, quoi qu'on fasse, un écran entre l'État et l'individu : les mariages seront provisoires, les enfants seront élevés en commun et chaque génération instituera la génération précédente comme père et mère ; l'homme et la femme seront différemment mais également citoyens. Il n'y aura pas non plus de patrimoine : les possessions seront communes et aucun ne pourra se prévaloir d'une quelconque supériorité en ce domaine. Quant au pouvoir de décision, il n'appartient ni à ceux que les hasards du devenir – appartenance à une généalogie sacrée ou à la race des derniers conquérants – imposent, ni à ceux que les caprices de l'opinion (ou du tirage au sort) désignent, mais aux hommes qualifiés, à ceux qui auront fait longuement et durement la preuve physique, morale, intellectuelle qu'ils sont compétents pour servir l'État.
Peu importe le détail de ces dispositions. Ce qui compte, c'est l'idée que la révolution authentique implique non seulement la destruction du pouvoir d'État existant, mais encore une « dé-construction » de l'organisation sociale et des principes qui la gouvernent. S'il existe un « programme de transition » – Platon, quant à lui et à sa manière en proposera un dans le
dialogue final et inachevé
Les Lois –, il a pour fin de provoquer le bouleversement décisif ; il n'est pas un repli, mais la préparation d'une bataille qui porte sur l'essentiel, c'est-à-dire la subversion de ce qui est institué.
Là encore, les homologies (ou les relations antithétiques) sont trop faciles à établir. Cette subversion, Augustin qui, quoiqu'il détienne en quelque façon le pouvoir, se trouve, de par les circonstances historiques (le maintien d'un paganisme populaire et la floraison des hérésies chrétiennes), dans une position défensive, l'appelle
conversion : conversion à un message qu'il juge concrètement subversif. Le déplacement d'intérêt qu'il estime nécessaire est « révolutionnaire » par le fait qu'il récuse la situation existante et qu'il la tient pour inacceptable (on peut, pour l'instant, comme on l'a fait à propos de Platon, laisser de côté la nature de la « destruction » proposée). De la même manière, les utopies descriptives (du style de celle de Thomas Morus) ou les utopies grinçantes (de Jonathan Swift à George Orwell) définissent des
ruptures, par lesquelles les configurations sociales et mentales et le pouvoir d'État qui en résulte et qui les protège sont mis à la question, écartelés, imaginairement détruits.
La nécessité de cette opération de destruction sera fondée notamment par Marx et Lénine. Ce qu'il faut souligner dès maintenant, c'est qu'il ne saurait y avoir de « révolution partielle » : il s'agit bien de changer
tout, quand bien même pour y parvenir devrait-on s'attacher provisoirement à une partie de ce tout. Bref, dans cette perspective, toute réforme s'inscrit obligatoirement dans le camp de la conservation de ce qui est, sauf à indiquer clairement en quoi elle est un
moyen de la révolution.
• Des lendemains qui luttent
Ayant décrit le statut et les conditions d'instauration de la Cité rationnelle, Platon, qui semble être au faîte de sa démonstration, revient brutalement en arrière. Il évoque l'idée que cet État réussi soit à nouveau menacé : les gouvernants auront été négligents dans la sélection et l'éducation des guerriers. Le devenir malheureux, du coup, se réintroduit : l'ordre peu à peu se dégrade ; la force de la raison s'amenuise et les mauvaises constitutions politiques – ploutocratie, oligarchie, démocratie, tyrannie – dominent. En d'autres termes, le livre VIII de
La République avertit que la révolution n'est jamais jouée une fois pour toutes ; que, serait-elle faite, la lutte continue, que les forces antagonistes, provisoirement jugulées, sont toujours présentes et qu'elles ont la capacité constante de réactiver le malheur.
Une rupture, dans son projet définitif, n'est jamais accomplie ; et l'événement qui inaugure le nouvel état de choses ne suffit pas. Il ne suffit pas de déclarer la République fraternelle, une et indivisible (et d'en assurer généralement la pratique) pour que la réalité sociale se conforme dans son entier à cette décision et à cette victoire ; il ne suffit pas de déclarer que le bolchevisme, c'est « le pouvoir des soviets plus l'électricité » (et de prendre toutes les dispositions réalistes en vue d'appliquer cette politique) pour que ne surgisse pas bientôt le conflit entre le pouvoir des soviets et la puissance de ceux qui détiennent la maîtrise de l'électricité. Augustin, dans sa rêverie messianique, l'indiquait déjà par son vocabulaire quand il signalait le fait que nulle conversion n'est gagnée et que, pour une distraction minime, tout peut être compromis.
La révolution-rupture n'est jamais révolution-rupture. Il n'est pas question de sauter à pieds joints dans le terrain de la réconciliation définitive, circonscrit par une activité économico-politique rationnelle désormais adulte. C'est ce qu'exprime Platon lorsqu'il insiste sur la force réactive du devenir qui, dans sa « philosophie de l'histoire », a pour fonction de saper inéluctablement l'ordre établi par la raison et par les pratiques qui lui obéissent ; c'est ce que veut dire Augustin lorsqu'il montre, aussi bien dans les
Confessions que dans
La Cité de Dieu, que l'inattention à un détail individuel ou collectif peut tout compromettre et faire basculer la personne ou le groupe du côté de la violence et du conflit. Dans un tout autre registre, cela veut dire que la mise en œuvre de la doctrine scientifiquement juste, que la prise du pouvoir (la destruction de l'État existant) ne signifie pas que la lutte des classes disparaît magiquement ; au contraire, elle s'aggrave, son enjeu devient plus lourd et se charge de contradictions accrues. Les lendemains ne chantent pas, ils se battent.
2. L'élaboration théorique
• Une pensée pauvre
Si l'on en croit les légitimations théoriques (ou les déclarations politiques) qui préparèrent, annoncèrent ou justifièrent l'action révolutionnaire, c'est au sein de ce triangle malheur-rupture-menace que s'est construite l'idée de révolution (de Platon à
Mao Zedong, en passant par Rousseau, Robespierre, Marx et Trotski). En vérité, la pensée de la révolution est théoriquement
pauvre ; elle n'a de résonance réelle que spéculative – en ce cas, le réel n'est que la projection de l'imaginaire ; il en est ainsi de ce que Marx et Engels ont appelé le « socialisme utopique » – ou circonstancielle. En cette éventualité, n'importe quelle transposition idéologique est correcte pourvu qu'elle soit provisoirement efficace. On comprend la rage méticuleuse et insistante que manifeste
Fourier face aux doctrinaires de la
Révolution française, de quelque bord qu'ils se réclament ! Fourier n'accepte point que soit donné nécessairement un malheur initial qu'il y aurait d'abord à conjurer ; il ne conçoit l'opération de rupture que comme transformation radicale de l'analyse politique. Il faut en venir enfin à l'essentiel, c'est-à-dire à l'organisation réaliste de la dispersion des passions humaines, dans la géographie du corps social comme dans l'histoire individuelle. La fin de cette organisation est de faire apparaître la possibilité de communautés enfin libres. L'Harmonie (dont le
Nouveau Monde amoureux est probablement l'expression la plus achevée) est l'ordre méticuleux et cependant constamment ouvert qui combine le plein épanouissement des passions individuelles et le fait (pourquoi pas joyeux ?) de la vie sociale.
La prodigieuse rêverie de Fourier – qui pose, positivement, la configuration du « bonheur dans la dispersion », comme Sade la posait négativement – a cet étrange mérite de rompre complètement avec le platonisme-christianisme qui inspire, directement ou à rebours, les philosophies de l'histoire progressistes ou révolutionnaires. À cet égard, elle nous est encore pratiquement incompréhensible, sinon par bribes. Toutefois, elle a en commun avec la conception que le socialisme scientifique de Marx et Engels a donnée de la révolution ceci, qui nous la rend plus intelligible : la perspective révolutionnaire authentique – c'est-à-dire efficace – suppose un
déplacement foncier. La conscience politique, celle qui lance les masses courageuses à l'assaut des citadelles de l'injustice et de la répression, est un produit ; elle seule est réellement agissante ; mais pour qu'elle soit triomphante, il importe qu'elle connaisse de quoi elle est effet.
• Marx et Engels
Les premiers, Marx et Engels tirent les conclusions de deux « révolutions » effectives : l'
industrielle, qui a commencé en Angleterre dès le milieu du
XVIIIe siècle et qui a révélé l'importance historique du développement des forces productives ; la
politique, qui est à la fois épanouie et étouffée, en France, de Robespierre à Napoléon Bonaparte. Ils définissent alors le concept de révolution. Celle-ci, objectivement analysée, s'inscrit dans l'ordre économique : elle n'intervient, elle n'est
actuelle, que lorsque l'ordre des forces productives – l'évolution normale des productions technico-sociales – entre en contradiction avec l'ordre des rapports de production – l'organisation de la propriété –, c'est-à-dire la relation historique existant entre ceux qui détiennent, d'une manière ou d'une autre, les moyens de production sociaux et ceux qui, pour survivre, doivent aliéner leur force de travail.
Ainsi, la « cause » de la révolution est
toujours de nature économique. Le devenir des sociétés en témoigne. « L'histoire de toute société jusqu'à nos jours, c'est l'histoire de la lutte des classes. Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurande et compagnon, en un mot : oppresseurs et opprimés, se sont trouvés en constante opposition ; ils ont mené une lutte sans répit, tantôt déguisée, tantôt ouverte, qui chaque fois finissait
soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit par la ruine des diverses classe en lutte » (
Manifeste du Parti communiste, c'est l'auteur qui souligne). Dans cette perspective, la révolution est le paroxysme positif de la lutte des classes ; elle dénonce, par une transformation radicale des rapports de production, la contradiction existant entre la réalité du devenir économique et la réalité désormais caduque de l'ordre social. Elle est
politique : elle se manifeste comme renversement de l'État existant, soit en y substituant un autre type d'État, soit, dans le stade ultime, en mettant en branle le processus de dépérissement de tout pouvoir étatique.
Toutefois, cette issue politique n'est point nécessaire : il peut arriver, car l'histoire n'est pas « philosophique » (rationnelle, au sens où l'entend Hegel), mais réelle (c'est-à-dire un enchaînement inéluctable de contingences, ainsi que le comprend déjà Thucydide), que l'irruption politique ne s'accomplisse pas, que le devenir social stagne, écartelé entre les désordres du développement économique et les traverses multiples de la vie quotidienne. Bref, la contradiction entre les forces productives et les rapports de production peut déboucher tout aussi bien sur la
barbarie. Tel fut le cas, par exemple, de la civilisation romaine.
• La théorie et l'organisation
À quelles conditions est-il possible d'écarter cette dernière éventualité ? Marx et Engels s'inspirent pour répondre objectivement de la grande Révolution, des événements de 1830 en France, de 1848 en Europe, et aussi, par la suite, de l'action exemplaire de la Commune de Paris. Ils se fondent également sur les luttes ouvrières menées en Angleterre par les organisations syndicales (les
trade-unions). Ils en tirent, semble-t-il, les conséquences qui s'ordonnent clairement entre elles :
– Donnée comme telle, dans une société, la contradiction entre le statut économique et l'organisation sociale, est inagissante ; elle peut tout juste provoquer des désordres circonstanciels ;
– L'accession des opprimés à la conscience du
fait de l'oppression n'est elle-même point suffisante ; elle suscite des revendications qui, s'exprimant dans le cadre même de l'oppression, peuvent amener à des regroupements provisoirement efficaces, mais qui sont incapables de provoquer le renversement indispensable ;
– La révolution suppose, d'une part, que soit élaborée théoriquement la connaissance objective, dans une société donnée, des causes et des modalités réelles du malheur de la masse ; que soit mise en place, d'autre part, l'organisation politique capable de pratiquer cette connaissance, de transformer la conscience diffuse des opprimés en
énergie politique.
À partir de 1857, Marx se voue à une double tâche : élaborer la théorie scientifique du
capitalisme et organiser l'Association internationale des travailleurs.
3. Une révolution matérielle de portée mondiale
Rosa Luxemburg, Lénine,
Gramsci, Trotski s'attacheront à donner à cette découverte « révolutionnaire » une portée mondiale, tant théoriquement que pratiquement. Les combattants d'Amérique, d'Afrique, du Moyen-Orient s'efforceront de l'adapter aux circonstances particulières (et particulièrement difficiles) de leurs luttes. Mao Zedong, de la « longue marche » à la « révolution culturelle », mettra en évidence le fait que l'authentique relation de la théorie et de la pratique est d'ordre
pratique (retrouvant ainsi l'indication de Thucydide selon laquelle le discours n'est jamais qu'une manière directe ou « différente » de ponctuer l'action). En tout cas, meilleure clarté est faite. Le concept de révolution ne s'institue comme force de transformation qu'à partir du moment où l'histoire cesse d'être pensée comme philosophie.
Le platonisme-christianisme a défini un horizon dont il importe de détruire l'apparente cohérence : il n'y a pas de passé immémorial, où le tout serait somptueux (ou foisonnant, ou pur) ; il n'y a pas de
coupure absolue qui permettrait de sauter à pieds joints, pourvu qu'on s'y résolve, dans la sérénité du droit historique : le « combat douteux » continue, indéfiniment ; il n'y a pas, non plus, de retombée nécessaire qui contraindrait l'humanité à revivre un identique destin : le sempiternel retour des problèmes ne signifie pas l'éternelle réitération des solutions.
Si l'idée de révolution a une consistance, c'est qu'elle implique celle de lutte. L'important est alors de savoir à quel niveau de la réalité se situe cette lutte. Il apparaît bien que Marx et Engels ont apporté, à cet égard, l'intelligibilité maximale... Il va de soi que l'introduction de la monnaie au
VIIe ou
VIe siècle avant J.-C. dans le bassin oriental de la Méditerranée est une transformation décisive, tout autant que l'invention du gouvernail, la
culture de la pomme de terre, le
suffrage universel,
La Critique de la raison pure, la généralisation du métier à tisser mécanique, la mise en vente libre des produits contraceptifs ou le principe du libre droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Ces diverses « révolutions » – y compris celles qu'aujourd'hui on entoure d'une sacralité suspecte (Copernic, Galilée, Newton, Lavoisier, Laplace..., Einstein), tant est puissante l'
idéologie de la science – ne sont révolutionnaires qu'autant qu'elles militent, directement ou indirectement, pour l'émancipation des masses.
Y a-t-il, par exemple, une « révolution freudienne » ? La question est abstraite. Il s'agit de déterminer, ici et maintenant, dans les limites d'un contrôle strict, de quelle manière et selon quel objectif la lutte des opprimés peut s'emparer et faire valoir les résultats d'une recherche incontestablement réaliste. Il est de fait que la révolution réelle est l'affaire des forces historiques ; aux recherches théoriques de fournir à celles-ci les principes et les éléments leur permettant d'être plus efficaces.
Bref, il n'est de révolution que matérielle. Les autres « révolutions », pour importantes qu'elles puissent être, ne le sont que par métaphore ; elles n'en sont pas moins utilisables par
la révolution. Ainsi en est-il des mutations scientifico-techniques, théoriques, artistiques ou idéologiques.
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François CHÂTELET