LES JUGES DANS LA MONDIALISATION - La nouvelle révolution du droit Par J. Allard et A. Garapon- éd. Seuil
Compte rendu établi par Marie-Hélène Maleville (), Maître de conférences en droit privé (16 août 2005)IntroductionLe droit est devenu une matière d’échanges dépassant les frontières. Et les règles juridiques sont de plus en plus perméables aux influences étrangères, entraînant une réelle mobilité du droit. Elles se encore récemment développées pour organiser les échanges de biens, services, capitaux et l’information entre les pays. En particulier, les juges loin de se borner à une interprétation stricte du droit, ont contribué largement à ces transformations. Ils entretiennent entre eux des relations variées, nouvelles (échange d’arguments, dialogues, formations communes, associations...) ; ainsi les juges américains ont eu l’occasion récente d’appuyer leurs décisions des arguments de juges européens.
Ces relations reflètent les deux facettes de la mondialisation du droit : un réseau d’échanges et un désir d’entretenir des relations communes.Ainsi, se constitue progressivement un réseau judiciaire autour de projets communs. Selon certains, cette mondialisation du droit peut contribuer à stabiliser les relations globales. Mais elle présente un inconvénient : le souci de cohérence systématique et globale ne tien pas suffisamment compte des conditions politiques et sociales de succès de ce bloc uniforme.Pour éviter ces discussions entre universalisme et repli national, ne peut- on percevoir, selon les auteurs, l’émergence d’un nouvel ordre mondial ?
Ces échanges se traduiraient par une lutte d’influence entre les Etats et les cultures judiciaires.Mais ils encouragent les juges à comparer l’efficacité des diverses solutions possibles et, partant des systèmes juridiques, à recourir à des arguments de décisions étrangères.Ce cadre judiciaire se dessine indépendamment de toute allusion à un système juridique existant, et constitue la " nouvelle révolution du droit ".
CHAPITRE I- LE FORUM MONDIALLa communication entre juges s’est accrue ces dernières années, contribuant à la construction d’un droit prétorien légitime et efficace issu de juridictions internationales et des besoins de normes de régulation.
A) Intensification des échanges
Les échanges judiciaires conduisent parfois à des revirements de jurisprudence inspirés de décisions étrangères (par ex, une décision texane s’est inspirée d’un arrêt de la CEDH), bien que de l’avis d’un des juges récalcitrant, le droit visé n’était pas " profondément ancré dans l’histoire et les traditions de notre nation " tendant à " imposer aux américains des modes, des habitudes ou des lubies étrangères "(note 9-10 p. 13).Selon la proposition de motion introduite par un membre de la chambre des représentants et consécutive à cette affaire, " le sens des lois des USA ne devrait pas être fondé sur les jugements, les lois ou les actes émanant d’institutions étrangères, à moins que celles- ci n’éclairent la compréhension du sens originel des lois américaines " ( résolution du 17 mars 2004). D’autres cas illustrent les discussions sur l’importance à accorder aux décisions étrangères dans de nombreux Etats.
L’Europe offre des exemples de communication entre juges de la Cour européenne des droits de l’homme et de la Cour de justice des Communautés européennes, chargées de veiller respectivement au respect d de la C.E.D.H. et des actes communautaires et qui se citent depuis longtemps.
De même, la Cour pénale internationale pratique l’évaluation mutuelle des systèmes judiciaires étrangers recherchant la décision efficace (principe de complémentarité) ; la même coopération rapproche le tribunal pénal international et le Conseil de sécurité de l’O.N.U.
De plus en plus, des juges nationaux, à la recherche de la meilleure solution, consultent spontanément les décisions rendues par leurs homologues étrangers, considérées comme une boîte à idée. Dans l’affaire Perruche (date) ’avocat général et le rapporteur conseiller, en désaccord, se sont aidés de la jurisprudence américaine pour conforter leur opinion.Ce commerce judiciaire se développe à côté des mécanismes institutionnels par des pratiques plus ou moins informelles dans un souci d’efficacité et de bon sens légitimant ainsi leur propre décision.
Les systèmes juridiques sont, à tous les degrés de juridictions, mis en évaluation ou en concurrence permanente, selon les cas. Cette discussion entre juges exige une confiance recherche des indicateurs de performance.Il se développe également et depuis longtemps, par le biais de l’arbitrage commercial international ; mais il dépasse désormais les affaires privées pour devenir un outil de régulation internationale. Les cours n’hésitent pas à recourir à l’avis de tiers sollicités en raison de leur compétence ou de leur vocation " amicus curiae ", telle une O.N.G.)
B) La société des cours
Ce commerce judiciaire fonctionne comme une réseau constitué d’échanges d’informations et d’idées entre magistrats exerçant une mission commune plutôt qu’un système judiciaire globalisé. Ce réseau est caractérisé par des relations entre juridictions qui ne s’imposent pas aux autres mais sont perçues comme une ressource ou une concurrence. Ces relations ont, selon les affaires, une fonction de médiation, de stimulation incitant d’autres cours à l’action, ou encore une fonction d’évaluation (principe de complémentarité) ou de collaboration, complémentaire dans l’application d’une convention internationale.Ce réseau exige une mise en relation constante entre cours tenues à une attitude active et non passive.Cette mondialisation de la justice pénètre les systèmes judiciaires sans les faire disparaître (par exemple, les précédents issus de la Common law sont réinterprétés selon les principes du droit européen). Cette ouverture aux autres peut viser à rechercher la meilleure décision ou à acquérirUne réputation internationale ou encore à attirer des investisseurs étrangers, sous l’impulsion du pouvoir politique.
C) Finalité éthique
Ce commerce des juges exerce une influence croissante sur le contentieux des droits fondamentaux, développant ainsi une fonction éthique, complémentaire de sa fonction régulatrice déjà solidement ancrée dans le domaine économique et commercial.
CHAPITRE II - LUTTES D’INFLUENCELa mondialisation judiciaire peut être ressentie, comme un facteur de domination occidentale, soit comme une compétition des Etats pour ce " soft power ".
A) Le juge-lieutenant
Les juges contribuent à la lutte d’influence entre les Etats ; ainsi " les juges américains sont, selon certains auteurs, conscients de l’intérêt que présente pour le pays la centralisation internationale des affaires contentieuses à New York " ( E. Rosenfeld et J. Veil, Le Monde, 14 fév 2004). L’attrait du contentieux par un Etat permet au juge national de statuer dans un milieu juridique familier et rassurant. Dans cette lutte d’influence dominée par les USA, la France participe à son expansion juridique et judiciaire.
B) Le juge- ambassadeur
La mondialisation du droit se traduit également par une concurrence entre des cultures juridiques qui souhaitent s’étendre plutôt défendre un droit national. Sur ce point, la justice française est en mauvaise place selon un rapport de la Banque mondiale de 2004 (Pratique des affaires en 2004, Banque mondiale et Oxford University Press, 2003).
Au contraire, le droit de common law véhicule des techniques juridiques adaptées aux relations d’affaires, ainsi les produits financiers des banques anglaises inadaptées aux instruments financiers français. Selon un avocat d’affaires, JM Darrois, " avant " on se référait à la loi et on supposait la bonne foi des parties. Aujourd’hui, les méthodes de travail anglo-saxonnes ont inversé les choses : on ne se réfère plus à la loi et on suppose que le contradicteur est de mauvaise foi. On essaie de prévoir tous les pièges qu’il pourrait tendre ".La common law produit de la culture judiciaire non limitée à un Etat donné , qui permet , d’une part aux ressortissants des pays de common lawde s’identifier et, d’autre part, de faciliter les échanges entre juges de common law, à la différence des juristes de droit civil. En outre, ces juristes anglo- saxons font preuve d’une grande solidarité professionnelle quelle que soit leur métier -avocats, juristes, notaires et juges)- assurant ainsi la cohérence, la force et la renommée des échanges judiciaires.
Le commerce des juges tend à défendre des intérêts économiques et à promouvoir également des valeurs universelles ; ainsi, les Etats- Unis ont un discours universalisant les droits de l’homme mais selon leurs propres standards.
C) Le coût de la domination
Les juges ne sont pas seulement solidaires ; ils sont aussi défenseurs de valeurs politiques avant les intérêts économiques. Leur forum juridique international est donc coûteux et la coopération entre eux suppose de respecter les intérêts bien compris de chacun.
D) La souveraineté comme influence
Ce pouvoir des juges (" soft power ") permet d’étendre leur rayonnement international. La puissance politique, constituée jusqu’alors du droit interne et du droit international, s’enrichit de ces pratiques judiciaires globales. Il est donc recommandé de maîtriser les éléments de cette nouvelle " diplomatie judiciaire ".L’Europe a sa chance dans ce nouvel espace en raison de la multiplicité des traditions juridiques et de déclinaisons des droits nationaux mêlant droit civil et common law par le biais des deux cours européennes, la CEDH et la CJCE
CHAPITRE III- LES TRANSFORMATIONS DE LA RAISON JUDICIAIRELa force de la justice résulte non seulement de l’imperium mais aussi de la jurisdictio par l’interprétation du droit. Or l’évaluation juridique permanente pratiquée par la communauté judiciaire et soucieuse d’efficacité et modifie les modes de production et de reproduction du droit.
A) Une autorité persuasive
L’autorité du droit n’émane plus uniquement du pouvoir législatif et des précédents mais également de ce commerce judiciaire transfrontalier. Cette autorité n’est plus contraignante mais persuasive. La " judicial comity est un principe de courtoisie de Common law envers le droit et les institutions étrangers et manifeste ainsi une disposition d’esprit positive à l’égard des autres systèmes judiciaires et le souci de s’instruire auprès des autres.
B) L’imagination et la raison
Ce commerce des juges peut prendre la forme de citations réciproques de la jurisprudence étrangère ou implicitement par l’appréhension de la logique d’une décision. En effet, la multiplicité des sources inspirant les arguments de la décision en augmentent la rationalité. Ces échanges permettent d’évaluer les valeurs communes aux différentes cultures judiciaires et leurs différences et contradictions. Ce " soft law " reflète la capacité de recul du juge qui remet en cause sa tradition et ses qualités juridiques sur le plan national mais renforce sa légitimité horizontale en se référant à un ensemble plus vaste de décisions.
C) Les nouvelles fonctions du juge
Dans la common law, le détail de l’argumentation des décisions illustre le souci pragmatique de bien juger en recherchant la solution la plus adéquate à la difficulté concrète en en assurant la cohérence de l’argumentation. " L’observation de ce que font les autres pays jette un éclairage empirique sur les conséquences des différentes solutions à un même problème juridique " (Juge Breyer, Printz v. USA, 521, US 898, 977 (1997).
D) Pour un autre enseignement du droit
Les systèmes juridiques doivent rendre leurs décisions accessibles aux autreset préparer les juristes à ce nouveau dialogue en les faisant voyager et évoluer dans ce nouvel espace judiciaire. L’accès aux décisions étrangères doit être facilité dans les universités ; et l’ensemble des juristes doit apprendre à passer d’une culture du cloisonnement à une culture confrontant en permanence des principes à des réalités. Toute la théorie des sources du droit est bouleversée par l’ouverture au patrimoine juridique mondial. Aux sources du droit classiques, s’ajoutent nécessairement la jurisprudence des grandes cours internationales, les cultures juridiques et la coutume judiciaire. Ces nouvelles sources ne constituent pas un droit contraignant ou homogène mais vécu comme un " stimulant de l’imagination juridique ", selon l’ouvrage. Plus qu’un droit comparé, c’est une méthode globale testant l’autorité, la pertinence des solutions nationales.
La primauté de la juridictio oblige désormais le juge à rendre des décisions plus rationnelles et argumentatives, à maîtriser le droit international et à s’ouvrir aux autres systèmes juridiques et judiciaires. Ce changement n’entraîne pas une substitution du droit à la politique et des juges au législateur mais oblige à réorganiser les rapports entre droit et politique. Ce commerce judiciaire et la concurrence qui en découle entre pratiques et cultures différentes, incite les systèmes juridiques à se montrer plus attractifs pour les plaideurs.