Existe-t-il deux Amériques ? Eléments de géographie électorale Par Gaël
RABALLAND*, le 8 juin 2008 * Chercheur associé à l’Institut Choiseul, Paris.
Géopolitique des Etats-Unis. Existe-t-il vraiment deux
Amériques ? N’est-ce pas une division artificielle du fait du faible
clivage idéologique entre les deux partis dominants et le manque
d’homogénéité de ces deux Amériques ? LA POLITIQUE américaine est
déroutante pour un Européen car tout et son contraire y est défendu. Sur
le modèle du clivage européen droite-gauche, on a souvent l’impression,
vu d’Europe, qu’une distinction idéologique caractérise le vote
démocrate du vote républicain avec un vote démocrate concentré en
Nouvelle-Angleterre et sur la côte Pacifique et un vote républicain dans
le reste du pays. Il est vrai que la présidence de G. W. Bush a
cristallisé les oppositions au sein de la population américaine.
Pourtant, malgré des positions de plus en plus marquées, une grande
majorité d’Américains partage des valeurs communes et la géographie
politique américaine est bien plus compliquée qu’elle n’y paraît.
En s’appuyant sur des enquêtes sociologiques et de
géographie électorale récentes, on peut montrer qu’il existe une
convergence politique de long terme aux Etats-Unis. Une moitié de
citoyens américains ne vote pas à l’élection présidentielle et, pour
celle qui vote, les partis démocrate et républicain sont bien souvent
perçus comme proposant des discours proches dans de nombreux domaines.
Existe-t-il vraiment deux Amériques ? N’est-ce pas une
division artificielle du fait du faible clivage idéologique entre les
deux partis dominants et le manque d’homogénéité de ces deux Amériques ?
Deux Amériques sur les cartesSur le modèle du clivage européen droite-gauche, on a
souvent l’impression, en Europe, que le vote démocrate serait un vote de
gauche diamétralement opposé idéologiquement au vote républicain de
droite.
Ainsi, dans les résultats de l’élection présidentielle
de 2004, de nombreux observateurs de la politique américaine ont vu dans
ce vote deux Amériques : celle de la Nouvelle-Angleterre, démocrate et
donc plutôt de gauche et le reste du pays, républicain et donc de
droite, voire d’extrême-droite.
Il est vrai que, depuis plusieurs décennies, des grandes
régions électorales semblent s’être dessinées avec : 1. la
Nouvelle-Angleterre qui vote majoritairement démocrate, 2. le Middle
West et le Deep South qui sont devenues des régions fortement
républicaines, 3. la frange Pacifique qui est devenue démocrate au début
des années 1990 et, enfin, 4. une petite dizaine d’Etats sur la rive
gauche du Mississippi et le long des grands lacs qui alternent entre
parti démocrate et républicain (voir carte 1).
Carte 1. Evolutions politiques
américaines depuis 1960Etats-Unis.
Evolutions politiques américaines depuis 1960La cristallisation politique de ces régions semble
s’être principalement réalisée durant deux époques : le début des années
1960 et le début des années 1980. S’agissant du basculement en faveur
du parti républicain au milieu des années 1960, on peut citer l’exemple
de l’Alabama. Ainsi, lors de l’élection de 1960, Kennedy remporta plus
de 55% des suffrages exprimés. Mais quatre ans plus tard, le parti
républicain réunissait près de 70% des suffrages (voir tableau 1).
Depuis lors, les résultats dans cet Etat sont quasiment similaires
d’élection en élection.
Tableau 1 : Elections
présidentielles en Alabama en 1960 et 1964Etats-Unis.
Elections présidentielles en Alabama en 1960 et 1964Source statistique :
http://www.uselectionatlas.org/RESULTS/index.htmlCe revirement électoral s’explique assez facilement par
le fait qu’une bonne partie de l’électorat du Sud profond a clairement
refusé l’évolution du parti démocrate en faveur des minorités, notamment
raciales. Or, comme l’écrit Roz (1931), « l’homme moyen ne vote pas
pour quelque chose mais contre quelque chose » . Dans ce cas, plus
qu’une adhésion au parti républicain, cet électorat majoritairement
blanc du Sud des Etats-Unis s’est en fait prononcé contre l’évolution
idéologique et politique du parti de Lyndon Baines Johnson.
Pourtant, le parti démocrate continua sur cette voie au
cours des années 1960 et au début des années 1970. Une partie de
l’électorat démocrate s’est, ainsi, sentie de plus en plus en
porte-à-faux avec ce discours et lorsque apparaîtra le discours sur la
« majorité morale » à la fin des années 1970, de nombreux électeurs
démocrates dans le Middle West franchiront le pas.
Ce basculement du Middle West, notamment du Texas, s’est
appuyé sur des discours récurrents, souvent populistes, notamment
contre l’establishment, le gouvernement fédéral et les impôts et pour
une immixtion plus importante de la morale et de la religion en
politique.
Les mythes de la géographie politique américaineMalgré cette division qui semble assez nette entre
démocrates et républicains, la géographie politique américaine est plus
compliquée qu’elle n’y paraît.
Ainsi, lorsqu’on analyse, au niveau des comtés, les
résultats de l’élection de 2004, qui semble être l’archétype d’une
élection polarisée, et si on excepte le nord du Texas, l’Oklahoma et le
Missouri, on s’aperçoit que toutes les régions comprennent des comtés
démocrates et républicains. Même dans un Etat réputé être au cœur des
régions républicaines, comme le Kansas, le comté de Wynadotte (au sud de
Kansas city) vote démocrate à toutes les élections depuis 1960.
Carte 2 : Le vote à l’élection
présidentielle de 2004 par comtésMichael Gastner, Cosma Shalizi, and Mark
Newman
University of Michigan (election results by county)
à l’adresse :
http://www-personal.umich.edu/ mejn/election/
Voir
la carte.L’un des clivages importants dans la politique
américaine actuelle est celui existant entre, d’une part, les grandes
villes et, d’autre part, les campagnes et petites villes. Un exemple
intéressant est l’Etat de New York qui, vu d’Europe, est l’une des
terres démocrates par excellence. Or, les comtés urbains sont évidemment
acquis aux candidats démocrates mais tous les comtés ruraux de l’Etat
votent majoritairement républicains (voir tableau 2).
Tableau 2. Vote démocrate en 2004
dans l’Etat de New York par comtésEtats-Unis.
Vote démocrate dans l’Etat de New York par comtésSource statistique :
http://www.uselectionatlas.org/RESULTS/index.htmlL’homogénéité du vote démocrate - et plus encore
républicain - n’existe pas. Les analyses sociologiques démontrent par
exemple que le vote républicain est loin d’être fondé sur les mêmes
ressorts. Le parti républicain est essentiellement une alliance de deux
blocs aux intérêts et aux motivations différentes : d’une part, des
électeurs qui font de la religion et de la référence aux valeurs
morales, un impératif pour leur vote et, d’autre part, des électeurs qui
tiennent à un Etat fédéral et à des impôts réduits au strict minimum
dans tous les domaines. Contrairement à ce qui est parfois affirmé en
Europe, il a été montré que les positions extrêmes en matière économique
et religieuse/morale sont largement minoritaires aux Etats-Unis
(Ansolabehere et al. 2006) .
Même si on assiste à une radicalisation de la vie
politique américaine, une majorité d’électeurs partage un corpus de
valeurs communes et se divisent, sans véritable passion, sur un nombre
limité de sujets. Ainsi, en combinant les votes et la participation,
l’Amérique n’est plus rouge ou bleue mais majoritairement… violette
(voir carte 3) à savoir qu’une majorité d’électeurs américains ne se
passionne pas pour le vote car que le candidat démocrate ou républicain
remporte l’élection présidentielle ne change pas substantiellement la
politique menée.
Carte 3 : Les votes démocrate et
républicain par comtés
en fonction de la participationMichael Gastner, Cosma Shalizi, and Mark
Newman
University of Michigan (election results by county)
à l’adresse :
http://www-personal.umich.edu/ mejn/election/
Voir
la carte.
EN DEFINITIVE et en s’appuyant sur des enquêtes
sociologiques et de géographie électorale, on peut affirmer qu’il existe
une convergence politique de long terme aux Etats-Unis. Les partis
politiques, tout comme les autres institutions américaines telles que
les églises, n’ont jamais fait beaucoup de place au débat idéologique.
L’époque récente réaffirme fortement cette tendance.
Une moitié de citoyens américains ne vote pas et, pour
celle qui vote, les partis démocrate et républicain proposent des
discours proches dans de nombreux domaines. Aussi, le vote ne passionne
guère car un candidat à la présidence, pour devenir élu, se doit de
courtiser l’électeur-pivot et ainsi proposer un discours au centre en
épousant les mouvements de l’opinion publique.
Et, contrairement à ce qu’on fait semblant de croire en
Europe, l’électeur-pivot américain ressemble bien plus à un habitant de
Liberty dans le Missouri qu’à un habitant résidant près de la Statue de
la Liberté à New York. Or autant on a une idée des ressorts du vote du
New-Yorkais autant celles de l’habitant de Liberty sont largement
ignorées.